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Full text of "Contes & conteurs gaillards au 18e siecle; recueil de pieces rares ou inédites publiées sur les manuscrits ou les textes originaux. Préf. et notes bio-bibliographiques"

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HANDBOUND 
AT  THE 


UNIVERSITY  OF 
TORONTO  PRESS 


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CONTES  &  CONTEURS  GAILLARDS 


Cet  ouvrage  ne  sera  jamais  réimprimé 


//  a  été  tiré  à  six  cent  soixante  deux  exemplaires  numérotés 

650  sur  Alfa  vergé 
12  sur  japon. 


90 


Droits  réservés  pour  tous  pays,  y  compris  la  Suède, 
la  Norvège  et  le  Danemark 


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VAN   BEVER     *<£) 

Contes  ér  Conteurs 
Gaillards 

au  XVIIP  Siècle 


VERGIER. —  J.-B.  ROUSSEAU. —  GRECOURT. —    VOLTAIRE. 

PIRON. —  DES  BIEFS.-  -  PAJOU. —  ROBBÉ  DE  BEAUVESET. 

GUICHARD. —  DORAT. —   GUDIN. —  MÉRARD    DE 

SAINT-JUST. —  THEIS. —    ABBÉ  BRETIN. — PUS. 

NOGARET. —    VASSELIER. —  PELLUCHON- 

DESTOUCHES. — BEAUFORT  DAUBERVAL. 


Recueil   de   Pièces  Rares  ou   Inédites   publiées   sur 
les  ^Manuscrits  ou  les    Textes   Originaux 
Préface  et  Notes  Bio-Bibliographiques. 

Ouvrage  orné  de  huit  planches  hors  texte 


PARIS   (IX0) 
H.  DARAGON,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

30,  RUE  DUPERRÉ,  3o 


M  D  CCCC  VI 


nu 


PRÉFACE 


Entre  tous  les  conteurs  galants  ou  gaillards  du  xviiic 
siècle  —  et  ce  livre,  où  l'on  n'a  compris  pourtant  que  les 
plus  caractéristiques,  va  faire  voir  s'ils  sont  en  nombre  — 
il  semble  que  seuls  La  Fontaine,  Grécourt,  Piron  et 
Voltaire  ne  soient  pas  oubliés.  Encore  La  Fontaine  et 
Voltaire  ne  doivent-ils  pas  précisément  leur  réputation 
à  leurs  contes,  et  pour  Grécourt  et  Piron,  ils  sont  plus 
connus  par  la  légende  qui  s'est  créée  autour  d'eux  que 
par  leurs  œuvres  mêmes  :  Grécourt,  parce  qu'ayant  été 
chanoine  de  Tours  et  bon  vivant,  il  fait,  à  deux  siècles 
de  distance,  pendant  au  curé  de  Meudon,  Piron,  parce 
qu'il  composa  dans  sa  jeunesse  une  Ode,  dont  personne 
au  reste  ne  connait  le  texte,  mais  à  laquelle  il  a  suffi 
d'être  récitée  par  le  Chevalier  de  la  Barre  devant  un 
crucifix  pour  être  à  jamais  immortelle,  et  avec  elle  son 
auteur,  dans  la  mémoire  des  hommes. 

Nous  ne  prétendons  pas  ici  discuter,  si  cette  inclémence 
du  sort  pour  tant  d'écrivains  peut  se  justifier  en  quelque 
façon.  L'historien,  comme  le  naturaliste,  doit  se  borner 
à  constater  des  faits,  et  se  garder  avant  tout  de  son 
humeur  particulière.  Mais  on  peut  rechercher,  semble- 
t-il,  quelle  est  la  cause  de  cet  oubli.  Vient-il,  comme  il 
apparaît  sans  doute  à  première  vue,  de  ce  que  le  genre 


II  PRÉFACE 

léger  du  conteur  est  écrasé  pour  nous  sous  le  poids  des 
encyclopédistes  et  des  philosophes;  de  ce  que  tous  ces 
petits  écrivains,  médiocres  bien  que  charmants,  n'ont 
pu  subsister  à  côté  des  grands  hommes  du  xvine  siècle? 
Vient-il  encore  de  ce  que  leurs  ouvrages  sont,  pour  la 
plupart,  devenus  fort  rares,  et  même  pour  quelques-uns 
introuvables?  Ne  serait-ce  pas  aussi  que,  les  bibliogra- 
phies mises  à  part,  nous  n'avons  aucun  livre  qui  décrive 
l'évolution  du  genre,  car  l'on  ne  peut  prendre  en  consi- 
dération ni  les  notes  hâtives  placées  en  tête  du  Recueil 
des  Fables  allemandes  et  Contes  français  en  vers{l)  attribué 
à  Chevalier  dit  du  Coudray,  ni  le  livre  de  Gudin  de  la 
Brunellerie  publié  à  Paris  l'an  xi  sous  le  titre  de  Histoire 
ou  Recherches  sur  l'origine  des  Contes  (2).  Auraient-ils 
enfin,  avec  toute  la  poésie  duxvme  siècle,  été  enveloppés 
dans  la  disgrâce  où  les  firent  tomber  les  romantiques, 
et  n'hésiterait-on  à  les  lire  aujourd'hui  que  par  crainte 
de  trouver  en  eux  la  platitude  des  Dorât  et  des  Delille  ? 
Autant  de  conjectures  que  l'on  peut  soutenir,  mais 
dont  aucune  n'est  décisive.  Dans  un  genre  presque 
aussi  léger  que  le  conte,  dans  le  roman,  la  gloire  des 
philosophes  n'a  pas,  que  nous  sachions,  étouffé  celle 
des  Marivaux,  des  Prévost  et  des  Bernardin,  pour  ne  citer 
que  les  plus  célèbres.  Si  les  livres  de  nos  conteurs  sont 
rares,  il  n'est  pas  de  livre  tellement  rare  qu'il  ne  se  trouve 
et  ne  se  réimprime  avec  succès  lorsqu'il  est  encore  sus- 
ceptible de  plaire.   Aucune  histoire,  assurément,   n'a 


(1)  Paris,  chez  F. -H.  Monory  et  Delalain,  1772  et  1776,  in-16. 

(2)  Paris,  Messidor,  an  XI,  in-8*  (T.  I). 


PRÉFACE  III 

retracé  l'évolution  du  conte  en  vers  ;  mais  est-il  tant  besoin 
d'avoir  lu  YHistoire  des  Frères  Penfant  pour  s'amuser 
au  Bourgeois  gentilhomme?  La  vérité  est  que  le  conte  en 
vers  a  disparu,  en  dépit  de  son  agrément,  parce  qu'il  a 
cessé  de  correspondre  aux  mœurs  qui  ont  suivi  la  Révo- 
tion,  après  laquelle,  il  est  vrai,  plusieurs  recueils  ont  été 
composés,  mais  toujours  par  des  hommes  élevés  sous 
l'ancien  régime,  le  dernier  conteur,  Beaufort  d'Auberval, 
étant  né  en  1764.  Car  le  conte  en  vers  n'est  pas  un  art  au 
sens  propre  du  mot  ;  il  est  avant  tout  un  témoignage  de 
mœurs.  Et  c'est  à  ce  titre  que  ce  recueil  vient  prendre 
place  dans  cette  collection. 

Pour  peu  qu'on  examine,  avec  attention  l'œuvre 
d'aucun  de  ces  conteurs,  on  est  éclairé  tout  d'abord 
par  la  technique  particul  ière  de  ce  genre.  Le  conte  en  vers, 
nous  l'avons  dit  quelque  part  (1),  n'appartient  pas  plus  à 
la  poésie  que  le  roman  historique  n'appartient  à  l'histoire. 
Les  défauts  littéraires,  la  négligence  du  style  et  la  crudité 
de  l'expression  deviennent  chez  lui  autant  de  qualités 
exigées  par  ses  conditions  d'existence.  Il  est  un  de  ces 
témoignages  de  la  littérature  orale  qui  satisfait  plus 
souvent  l'oreille  que  les  yeux  Mais  si,  après  avoir  dis- 
tingué le  caractère  général  du  Conte,  on  porte  ses  regards 
sur  la  personne  des  Conteurs  et  sur  les  sujets  dont  ils 
traitent,  la  nature  non  pas  précisément  populaire,  mais 
bourgeoise  de  cette  littérature, frapperadavantageencore, 
et  l'on  comprendra  qu'à  la  fin  du  xvin*  siècle,  l'un  de  ces 

(1)  Préface  aux  Conteurs  Libertins  du  XVIII"  siècle,  Paris,  Sansot, 
1904,  in-18. 


IV  l' Khi- ACE 

conteurs  (1)  —  d'ailleurs  écarlé  du  présent  ouvrage  pour 
sa  médiocrité,  —  ait  pu  intituler  son  recueil  :  Choix  de 
fabliaux,  airs  en  vers,  (Genève  et  Paris,  1788,  petit  12). 
La  marque  de  ces  conteurs,  d'une  part,  c'est  qu'ils  ne 
sont  pas,  pour  la  plupart,  des  professionnels  de  la  litté- 
rature. Le  sont-ils,  comme  Voltaire,  La  Chaussée, 
Rousseau,  Rulhières,  Gudin,etChamfort,  qu'ils  échouent 
ayant  perdu,  en  faveur  de  l'art,  la  naïveté  nécessaire  au 
genre  ;  un  seul  fait  exception,  Piron,  lequel  est  tout 
bouillonnant  de  sève  populaire.  Ce  sont  pour  la  plupart 
d'assez  petites  gens,  celui-ci,  Vergier,  commis  de  la 
marine,  et  celui-là,  Vasselier,  commis  des  postes,  et 
celui-là  encore,  Félix  Nogaret,  commis  des  bureaux 
de  l'Intérieur  ;  d'autres,  tels  Mangenot  et  Grécourt, 
ecclésiastiques  tarés,  ou  tels  Lantin,  Pajon  et  des 
Biefs,  procureurs  en  rupture  de  chicane.  A  la  fin  du 
siècle,  on  voit  quelques  littérateurs,  mais  ce  sont  gens 
de  théâtre  et  médiocres  écrivains,  les Piis,  les  Guichard, 
et  les  Beaufort.  Le  maître  d'eux  tous  est  une  sorte  de 
bouffon,  de  jongleur,  si  l'on  ose  dire,  qui  vit  en  parasite 
dans  la  belle  société,  Robbé  de  Beauveset.  On  sent  qu'ils 
sont  tous  de  braves  bourgeois,  aimant  écouter  de  grasses 
histoires,  en  buvant  de  bon  vin,  car  cette  littérature  a 
pour  autre  caractère  d'être  non  seulement  erotique,  mais 
bachique.  D'autre  part,  les  sujets  de  ces  contes  sont 
essentiellement  communs,  et  même,  dirons-nous  ici, 
populaires.  Il  en  est  d'eux  comme  des  mots  d'esprit  qui 
se  font  dans  la  bonne  compagnie  :  ce  sont  éternellement 

(1)  Barthélémy  Imbert. 


PRÉFACE  V 

les  mêmes  que  de  nouveaux  plaisants  donnent  pour 
être  de  leur  cru.  Tous  ces  conteurs  se  démarquent  avec 
une  impudence  sans  égale.  Non  contents  de  piller  le 
fond,  il  arrive  parfois  qu'ils  jugent  plus  expédient  de 
prendre  la  forme  :  toujours  le  même  conte  se  retrouve 
avec  des  versions  différentes  selon  les  auteurs.  Voulez- 
vous  un  exemple?  Prenez  cette  facétie  La  fente,  dont 
l'origine  remonte  au  temps  ingénu  des  fabliaux.  Nous  en 
retrouvons  une  leçon  vieillotte  chez  les  derniers  anec- 
dotiers  du  commencement  du  xixe  siècle.  Mais,  nous 
objecte  ra-t-on,  ce  n'est  point  ici  lieu  pour  dresser  une 
table  statistique  de  tous  les  auteurs  qui  s'exercèrent  sur 
un  même  sujet.  En  publiant  la  meilleure  version  de 
chacun,  nous  nous  sommes  bornés  à  indiquer  sommai- 
rement par  qui  le  conte  avait  encore  été  traité.  Ainsi,  on 
peut  observer  ici  les  sources  principales  de  chaque 
auteur. 

L'évolution  du  conte  au  xvnr  siècle  se  partage  très 
nettement  en  deux  périodes.  Dans  la  première,  qui  va  de 
1675,  environ,  à  1745,  c'est-à-dire  de  La  Fontaine  à  Piron, 
les  auteurs  s'inspirent  à  la  fois  de  l'Italie  et  des  vieux 
fabliaux  français,  non  sans  subir  l'influence  de  Marot 
et  de  Régnier.  Dans  la  seconde,  qui  va  de  1765  à  1800, 
rupture  complète  avec  le  passé  :  seul  Théis  s'amuse 
encore  à  imiter  Boccace  et  la  Reine  de  Navarre,  et  si 
Pelluchon-Destouches  intitule  son  recueil  :  le  Petit- 
Neveu  de  Boccace,  c'est  pure  fantaisie.  Les  contes,  alors, 
tirent  plutôt  leur  origine  de  faits  divers  plaisants  et 
connus,  ou  de  bons  mots  répétés  partout  :  ainsi  la 
réplique  fameuse  de  Mlle  Arnould,  souris  qui  n'a  qu'un 


VI  PRÉFACE 

trou  est  bientôt  prise,  est  traitée  par  presque  tous.  Il  va 
saus  dire  que  là  encore,  les  auteurs  continuent  à  s'imi- 
ter entre  eux,  tout  comme  leurs  prédécesseurs,  et  qu'en 
dépit  de  qualités  d'inventions  que  quelques-uns,  comme 
Nogaret,  manifestent  le  conte  garde  son  caractère  de 
littérature  orale  et  bourgeoise. 

Quelques  cadres  convenaient  dans  cette  galerie  liber- 
tine. Nous  les  avons  faits  aussi  étroits  que  possible, 
sacrifiant  toujours  en  faveur  du  trait  léger,  de  l'anecdote 
piquante,  la  longueur  du  document  biographique. 
Cependant  nous  n'avons  pas  cru  devoir  nous  res- 
treindre sur  les  auteurs  dont  la  vie  était  mal  connue,  ou 
sur  des  circonstances  peu  notoires  relatives  à  des  auteurs 
célèbres,  lorsque  ces  circonstances  avaient  un  rapport 
direct  avec  le  conte  en  vers.  C'est  ainsi  par  exemple 
qu'on  trouvera  un  exposé  du  procès  Jean-Baptiste  Rous- 
seau et  de  l'affaire  du  café  Laurent,  et  en  même  temps,  des 
notices  assez  détaillées  sur  Vergier,  Grécourt,  Vasselier, 
Robbé,  Nogaret,  Piis,  Beaufort,  etc.  (1).  Nous  espérons 
du  lecteur  qu'il  ne  nous  en  sache  pas  mauvais  gré. 
Quant  aux  textes  originaux  publiés  ici,  sans  retouches 
orthographiques,  nous  nous  sommes  efforcés  d'en  four- 
nir les  meilleures  versions,  d'après  les  éditions  originales 


(1)  Qu'il  nous  soit  permis,  à  propos  de  ces  notices,  de  remercier 
ici  notre  confrère  et  ami,  M.  Fernand  Caussy,  du  concours  qu'il  a 
bien  voulu  nous  prêter  lors  de  rétablissement  de  notre  texte  C'est 
à  lui  que  nous  aurons  recours  encore  lorsque  nous  mettrons  au 
point  notre  étude  sur  YEpigramme  du  xvme  siècle,  récemment 
annoncée,  et  qui  doit  servir  de  complément  à  nos  premiers  trovaux 
sur  la  poésie  de  mœurs  de  l 'avant-dernier  siècle. 


PRÉFACE  VII 

et  les  manuscrits  des  grands  dépôts  publics,  et  de 
quelques  collections  particulières,  en  nous  attachant  à 
donner  à  chaque  pièce  une  attribution  aussi  certaine  que 
possible,  ce  qui  n'a  pas  été  la  part  la  moins  délicate,  ni 
la  moins  minutieuse  de  notre  travail. 


CONTES  &  CONTEURS 

GAILLARDS 

DU    XVIIIe   SIÈCLE 


JACQUES  VERGIER 


<  Le  goût  d'Horace  pour  Varius,  lit-on  dans  la  Préface  de 
l'édition  de  Vergier  publiée  à  Lausanne  en  1750,  le  goût 
d'Horace  pour  Varius,  fait  seul  l'éloge  du  dernier.  Nous 
n'avons  peut  être  rien  dans  notre  tangue,  dit  l'Horace  français 
parlant  de  Vergier,  où  il  y  ait  plus  de  naïveté,  de  noblesse  et 
d'élégance  que  ses  Chansons  de  Table  qui  pourraient  le  faire 
passer  à  bon  droit  pour  VAnacréon  français,  »  Il  parait  que  de 
Vergier,  les  chansons  de  table  n'étaient  pas  seules  au  goût 
de  Rousseau.  Car  l'Horace  français  est  Jean-Baptiste  lui- 
même.  On  trouve,  dans  maintes  éditions  de  ses  œuvres, 
certain  madrigal,  qui  déjà  figurait  dans  celle  de  Vergier. 
C'est  le  suivant  : 

Sur  une  bague  envoyée  à  une  dame 

Beau  doigt,  ministre  des  plaisirs 
De  la  charmante  Célimene 
O  toi  qui  satisfais  ses  plus  pressants  désirs, 
Reçois  aujourd'hui  mon  étrenne. 
Quoique  l'on  puisse  soupçonner, 
C'est  un  devoir  où  l'amitié  m'engage  ; 

1 


2  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

J'obéis  à  ses  lois,  elle  vient  m'ordonner 
De  t'offrir  un  bijou  qui  soit  à  ton  usage. 
L'Anneau  de  Hans-Carvel  te  plairait  davantage 
Mais  chez  moi  l'Hymen  seul  a  droit  de  le  donner. 

Et  un  autre  trait,  que  Rousseau  et  Vergier  eurent  en 
commun,  fut  de  se  montrer  peu  fiers  de  leur  origine,  laquelle 
était  dans  les  cuirs  et  crépins.  L'on  dit  même  que  Vergier, 
à  cet  effet,  cacha  toujours  avec  soin  la  date  de  sa  naissance, 
la  plaçant  en  1657,  ainsi  que  l'ont  fait,  d'après  lui,  tous  les 
biographes,  Beuchot  excepté. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Jacques  Vergier  naquit  à  Lyon  le  3  jan- 
vier 1655,  de  Hugues  Vergier,  maître  cordonnier,  ainsi  qu'en 
témoigne,  de  façon  irrécusable,  le  registre  baptistaire  de 
Saint-Saturnin,  sa  paroisse.  Ses  parents,  dit-on,  le  desti- 
nèrent à  l'état  ecclésiastique,  et  dans  ce  dessein,  le  jeune 
homme  fit  un  cours  de  théologie  en  Sorbonne.  Ayant  conquis 
le  grade  de  bachelier,  Vergier  prit  l'habit  de  son  état  et  fut, 
comme  précepteur,  se  placer  chez  M  Barthélémy  d'Hervart, 
autrefois  intendant  et  contrôleur  général  des  finances,  homme 
d'une  richesse  immense  et  connaissant  l'art  d'enjouir.  Aimable 
enjoué  et  galant,  l'abbé  sut  plaire,  et,  lorsque  son  élève, 
M.  d'Hervart,  conseiller  au  Parlement  et  maître  des  requêtes, 
épousa,  en  1686,  cette  belle  personne  qui  devait  être  pour 
La  Fontaine  une  autre  Madame  de  La  Sablière,  il  resta  familier 
d'une  maison  où  la  compagnie  était  meilleure  que  jamais. 
On  y  voyait,  en  effet,  les  diverses  jeunes  filles  auxquelles 
Vergier  adressa  des  épitres,  des  contes  et  des  chansons, 
et  au-dessus  de  toutes  cette  demoiselle  de  Beaulieu,  qui  tourna 
de  manière  si  étrange,  la  tête  du  bonhomme  La  Fontaine,  et 
ne  laissa  pas,  non  plus,  de  faire  impression  sur  la  jeunesse 
de  l'abbé.  On  y  trouvait  aussi  des  personnages  dont  la 
protection  n'était  pas  moins  avantageuse  ;  ils  firent  entrer 
notre  Vergier  dans  le  Service  des  Classes  institué  par  Colbert 
mais  c'est  par  la  petite  porte,  le  2  octobre  1688,  qu'il  lut 
installé  au  Havre  comme  écrivain  principal  de  la  Marine. 


JACQUES  VERGIER  3 

Feu  M.  Jal,  qui  dirigea  les  archives  de  la  Marine,  avant 
que  de  composer  son  Dictionnaire  de  biographie  et  d'histoire, 
a  lu  des  proses  administratives  de  Vergier  ;  elles  lui  ont  paru 
manifester  une  entente  judicieuse  des  affaires,  une  connais- 
sance aussi  étendue  que  précise  des  règlements.  La  bonté 
de  l'administrateur  n'ôtait  rien,  chez  Vergier,  à  la  perfection 
de  l'honnête  homme,  et  même  nous  avons  de  lui  des  épitres 
en  vers  qui,  traitant  d'affaires  de  service,  nous  montrent 
assemblées  ces  diverses  qualités  ;  il  savait,  si  j'ose  dire, 
pincer  les  cordes  de  la  lyre  avec  la  plume  des  bureaux,  et 
le  faisait  avec  tant  de  grâce  et  de  finesse  que  ses  supérieurs, 
en  personne,  lui  en  montraient  jusqu'à  de  la  reconnaissance, 
Phélypeaux,  notamment,  ministre  de  la  Marine,  était  fort 
satisfait  des  services  poétiques  du  commissaire.  Que  Vergier 
fût  en  service  à  Brest,  où  on  le  nomma  commissaire  ordi- 
naire le  lpr  février  1690,  à  Rochefort,  où  on  l'envoya  le  29 
janvier  1693,  à  Dunkerque  enfin,  où  on  le  promut  commis- 
saire ordonnateur  le  11  avril  1695,  M.  le  comte  de  Pontchar- 
train  n'avait  pas  de  cesse  qu'il  n'obtint  de  son  employé 
«  des  lettres  fort  longues  et  fort  peu  sérieuses  »,  se  disant 
«  d'autant  plus  obligé  qu'elles  étaient  plus  badines.  »  C'est 
dans  ces  lettres  que  Vergier  insérait  ses  contes,  tout  à  fait 
dignes  de  La  Fontaine,  au  sentiment  d'alors,  et  «  dont  les 
plus  indiscrets  ne  blessaient  personne  »,  comme  écrivait 
un  autre  de  ses  correspondants,  M.  le  duc  de  Noailles,  auquel 
le  poète  se  proposait  de  dédier  son  recueil. 

A  l'occasion  du  service,  Vergier  avait  fait  en  Angleterre 
plusieurs  voyages,  et  l'un  d'eux,  en  1688,  au  moment  de  la 
Révolution.  M.  le  duc  d'Aumont  se  l'attacha,  lorsqu'il  fut  à 
Londres  ambassadeur  extraordinaire,  en  1712.  Soit  que 
l'expédition  déplût  au  commissaire,  qui  sans  nul  doute  re- 
grettait les  bonnes  bouteilles  de  vin  de  Graves,  sablées  avec 
les  chevaliers  de  la  Méduse,  ordre  bachique  dont  il  était 
chancelier,  soit  que,  déjà  barbon,  il  eût  idée  d'entrer  dans 
la  retraite,  Vergier  ne  tarda  pas  à  demander  son  rappel,  et 
chercha  pour  sa  charge  un  acquéreur.  Sa  requête  souffrit 


4  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

d'abord  quelques  difficultés.  On  accepta  le  troc  de  la  charge, 
mais  à  condition  qu'il  continuât  son  service  «  avec  le  même 
zèle  et  autant  que  sa  santé  le  lui  permettrait.»  La  paix  d'Utrecht, 
en  1715,  le  fit  enfin  revenir,  et  il  eut  la  douleur,  qu'il  exprime 
en  fort  beaux  vers,  de  voir  démolir  à  Dunkerque  ces 
mêmes  forts  à  la  construction  desquels  on  l'avait  employé. 
La  vie,  à  Paris,  fut  pour  Vergier,  telle  qu'il  convenait  à 
un  vieillard  aimable,  préférant  par-dessus  tout  la  bonne 
chère  en  compagnie  de  quelque  amis  et 

de  venus  gentes  prêtresses, 

Aux  yeux  brillans,  aux  blondes  tresses 

qu'il  avait  l'attention  d'inviter  en  nombre  toujours  égal  à 
celui  des  partenaires.  Non  qu'il  versât,  comme  on  aurait 
facilité  à  le  croire,  dans  la  crapule  d'alors,  et  qu'il  ne  con- 
servât, dans  des  parties  aussi  agréables,  une  douceur,  une 
modération  de  bon  goût.  A  cette  époque  de  débauche  cynique 
qu'a  débridée  la  mort  du  Roi,  Vergier  peut  passer  pour  un 
homme  de  mœurs  très  pures.  D'ailleurs  le  poète  n'avait  pas 
cessé  de  rendre  ses  devoirs  à  ses  belles  amies  de  l'hôtel 
d'Hervart,  devenues  des  mères  de  famille  respectables.  Il 
venait  de  dîner  chez  l'une  d'elles,  Mme  Fontaine,  le  23 
août  1720,  lorsqu'il  fut  assailli,  à  minuit,  au  co;n  de  la  rue 
Bout  du  Monde  (aujourd'hui  rue  du  Croissant)  et  de  la  rue 
Montmartre,  par  trois  hommes  masqués  qui  lui  donnèrent  un 
coup  de  pistolet  à  la  gorge  et  trois  coups  de  poignard  dans 
le  cœur.  Le  fait  que  Vergier  ne  fut  point  volé  fit  paraître 
singulier  cet  assassinat.  La  Beaumelle  a  là-dessus  débité  des 
fables  dont  Voltaire  s'irritait  fort.  «  On  a  sçu,  dit  à  ce  pro- 
pos une  note  de  l'éditeur  des  Lettres  de  Rousseau,  que  l'au- 
teur de  cet  assassinat  étoit  un  voleur  connu  sous  le  nom  du 
Chevalier  Le  Craqueur,  avec  deux  autres  complices,  tous 
camarades  du  fameux  Dominique  Cartouche.  Le  Chevalier 
Le  Craqueur  fut  rompu  vif  à  Paris,  le  10  juin  1722,  et  il 
avoua  ce  meurtre  avec  plusieurs  autres.  Son  dessein  étoit 
de  voler  Vergier  ;  mais  il  en  fut  empêché  par  un  carrosse 


JACQUES  VERGIER  5 

qui  passa  dans  le  moment  que  ces  trois  voleurs  venoient  de 
le  tuer  », 

Parmi  les  contes  de  Vergier,  il  en  est  de  gais,  de  tendres, 
de  malicieux  ;  il  en  est  de  scabreux, il  en  est  même  de  moraux. 
Mais  la  naïveté  de  l'épisode,  chez  les  uns  comme  chez  les 
autres,  ne  nuit  jamais  à  la  poésie  de  l'expression,  et  à  ce 
seul  titre,  Vergier  mériterait  d'être  réimprimé.  On  a  de  ses 
Œuvres  deux  éditions  assez  bonnes,  quoique  certainement 
incomplètes,  sous  la  rubrique  Lausanne  (chez  Briaconnet), 
libraire,  M.D.CC.  (et  1752),  2  volumes  in-12,  et  Londres  1780 
(édition  Cazin).  Nougaret,  depuis  a  donné  de  ses  contes  une 
réimpression  dont  le  titre  dispense  de  tout  commentaire  : 
Contes  et  poésies  erotiques  de  Vergier,  dégagés  des  longueurs 
qui  les  défiguraient,  corrigés  et  mis  dans  un  meilleur  ordre  (sic), 
suivis  d'un  choix  de  chansons  bachiques  et  galantes  et  des 
plus  jolis  contes  de  Bernard  de  la  Monnoye,  par  P.  B.  J.  N., 
Paris,  Goujon  fils,  an  IX,  2  volumes,  petit  in-12. 


*  LE  PROCURATEUR  DE  St  MARC 

A  Venise,  un  jour  le  Sénat 

Sçut  qu'un  vagabond  de  la  ville, 
Sans  avoir  aucun  bien,  vivoit  avec  éclat  ; 

Maint  Sénateur  étoit  bien  moins  habile. 

Pour  contenter  sa  curiosité. 

Et  connoître  son  exercice, 
Sous  prétexte  d'avoir  grand  soin  de  la  Justice. 
Au  Sénat  Vincenti  fut  un  beau  jour  cité. 

Tout  aussitôt  qu'il  se  fût  présenté, 
Il  lui  fut  demandé  compte  de  sa  conduite  ; 
Et  n'y  répondant  pas  bien  positivement, 
Un  Sénateur  lui  dit,  mais  d'un  air  hypocrite, 
Que  s'il  ne  s'expliquoit  un  peu  plus  clairement, 
Sa  richesse  inconnue  auroit  mauvaise  suite. 


CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Vincenti  se  voyant  si  vivement  pressé, 

Dit  enfin  :  —  «  Il  est  vrai,  messieurs,  j'ai  toutes  choses, 

Tous  les  jours  argent  frais  et  sans  récépissé, 

Bon  souper,  bon  logis,  sans  me  mêler  des  clauses  ; 

Mais,  pour  tout  avouer,  ce  bonheur  et  ces  biens 

Ne  sont  pas  faits  pour  tous  les  hommes, 

C'est  de  l'amour  que  je  les  tiens. 
J'ai  de  certains  talens...  au  pays  où  nous  sommes, 
Avec  eux  sûrement  on  ne  manque  de  rien. 

Les  Dames  jusqu'ici  m'ont  payé  par  avance, 

Contentes  de  mes  grands  exploits  ; 

Souvent,  de  trois  ou  quatre  endroits 

Il  vient  chez  moi  de  la  finance. 

Voyez,  Messieurs,  qu'en  dites-vous  ? 
Cela,  je  crois,  ne  peut  m'attirer  de  supplice.  » 
De  ce  crime  nouveau,  beaucoup  furent  jaloux, 

Nul  n'en  pouvant  d'entre  eux  être  complice. 
On  recueille  les  voix,  on  prend  l'avis  de  tous  : 

Chacun  pensoit,  II  n'y  va  rien  du  nôtre  ; 

On  prononça  :  Vincenti  fut  absous, 
Pour  le  plaisir  d'un  sexe,  et  pour  l'amour  de  l'autre, 
Or  le  Procurateur  à  peine  fut  chez  lui 
Qu'il  conta  promptement  l'aventure  à  sa  femme  : 

Il  sentoit  un  mortel  ennui 
De  garder  plus  long-tems  ce  secret  dans  son  âme, 

Imprudence  digne  de  blâme 

D'aller  dire  ce  qui  nous  nuit  ? 
La  Dame  à  ce  récit  improuve  cette  histoire, 
Et  quitte  le  dîné,  honteuse  d'avoir  ouï 
Chose  qui  de  son  sexe  ose  ternir  la  gloire, 
L'aventure  pourtant  ne  fut  mise  en  oubli, 
Le  Magistrat  content,  plus  qu'on  ne  le  peut  croire, 

Sort  pour  conter  le  fait  du  vagabond 

A  ses  amis,  disant  :  S'il  est  fécond, 

Autant  que  preux,  nous  verrons  dans  Venise 

Peuple  nouveau  ;  gardons-nous  de  surprise, 


JACQUES   VERGIER  7 

Sur  ce  sujet  il  raille  tout  le  jour. 
En  revenant  le  soir,  il  trouve  à  son  retour 
Le  brave  Vincenti  qui  passoit  dans  la  rue. 
Il  l'appelle  ;  aussitôt  Vincenti  le  salue  : 
—  «  Hé  bien  donc,  lui  dit-il,  comment  va  le  talent  ? 
Faites  vous  toujours  des  merveilles  ? 
Et  les  Dames  dorénavant 
Ne  craindront-elles  point  que  jusqu'à  nos  oreilles 
Parvienne  de  vos  faits  le  bruit  trop  éclatant  ?  » 

—  «  Les  Dames  sur  ce  point  ne  s'inquiètent  guère 
Répartit  Vincenti,  je  connois  leur  humeur  : 
L'Histoire  du  Sénat,  bien  loin  de  me  mal  faire, 

Près  d'elles  ne  m'a  mis  qu'en  un  plus  grand  honneur.  » 

—  «  Bon!  répartit  le  Sénateur, 
Vous  auriez  eu  depuis  quelque  faveur  nouvelle? 
Et  cela  se  pourroit  ?  quoi,  du  matin  au  soir?  » 

—  «  Oui,  lui  dit  Vincenti,  d'une  certaine  belle 
Qui,  même  en  me  quittant,  m'a  dit  jusqu'au  revoir. 

Qu'ainsi  toujours  telle  fortune  vienne!  » 

—  «  Pour  le  coup,  Vincenti,  tu  mens  hors  de  saison.  » 

—  «  Rien  n'est  pourtant  plus  vrai,  c'est  dans  cette  maison, 

Dit-il,  en  lui  montrant  la  sienne.  » 


LE  CORDELIER  ET  LE  FEUILLANT, 

A  MADAME  CEBERET, 
1699 

Qu'aveugles  sont  les  désirs  des  humains! 
Légèreté  dans  leurs  conseils  préside  ; 
Vous  les  voyez  avec  un  œil  avide 
Poursuivre  un  bien  par  cent  divers  chemins 
A  peine  ont-ils  ce  bien  entre  les  mains, 
Qu'il  leur  devient  ennuyeux,  insipide. 


CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

N'a  pas  longtemps,  qu'au  gré  du  vent  porté, 
Et  rudement,  sur  les  flots,  agité, 
J'étois  sur  mer,  empire  peu  solide  ; 
Pas  ne  croyait  d'autre  félicité 
Que  d'arriver  bien  sain  sur  le  rivage, 
Fût-ce  un  rocher,  fût-ce  un  antre  sauvage; 
Ores  j'y  suis,  et  je  suis  moins  content 
Que  je  n'étois,  lors  que  j'allois  flotant 
Au  gré  des  vents  et  de  l'onde  rapide. 
D'où  vient  cela?  C'est  que  dans  cet  instant, 
Désir  nouveau,  nouvel  objet  me  guide. 
Il  me  souvient  de  vos  gentes  façons, 
Parler  charmant,  air  fin,  gracieux  rire, 
Traits  qui  d'amour  sont  les  seuls  hameçons, 
Que  l'on  ressent  et  qu'on  ne  peut  décrire. 
Ce  n'est  le  tout  que  de  m'en  souvenir, 
De  les  revoir,  le  désir  me  dévore  : 
Les  reverrai-je?  Autre  désir  encore 
Auprès  de  vous  viendra  m'entretenir. 
Ainsi  toujours  nos  âmes  incertaines, 
Toujours  volant  de  désirs  en  désirs, 
Toujours  ainsi  vont  de  peines  en  peines, 
Croyant  aller  de  plaisirs  en  plaisirs. 
Plus  sage  fut  benoite  Sœur  Clairette  : 
Mais  tempérance  et  modération 
Sont  attributs  de  claustrale  retraite, 
Qu'ignorent  gens  d'autre  profession. 
La  sainte  sœur  n'eut  en  toute  sa  vie 
Le  cœur  touché  que  dune  seule  envie  ; 
Envie  encor,  qu'à  bout  vint  de  dompter, 
Non  par  combattre  et  par  la  rebuter, 
Soins  qui  ne  font  que  le  mal  irriter; 
Mais  par  la  suivre  et  par  la  contenter. 

Deux  bonnes  Sœurs  d'un  même  Monastère, 
Etant  un  jour  en  devis  familier, 


JACQUES   VERGIER 

Se  disputaient,  qui  plus  du  Cordelier, 

Ou  du  Feuillant  avoit  le  caractère 

Tel  qu'il  le  faut  pour  dûment  consoler 

Jeunes  Nonains  de  leur  clôture  austère; 

Et  là-dessus  chacune  d'étaler 

Les  si,  les  cas  imporlans  de  l'affaire. 

Non  loin  de  là  Sœur  Clairette  causoit, 

Moins  attentive  à  ce  qu'elle  faisoit, 

Qu'aux  si,  qu'aux  cas  dont  elle  entendoit  faire 

Descriptions,  énergiques  portraits, 

Et  n'en  laissoit  échapper  aucuns  traits; 

Si  que  désir  en  son  âme  vint  naître 

De  les  juger,    et  pour  ce  de  connoître 

Par  elle-même  et  l'un  et  l'autre  fait. 

Car  sur-le-champ  à  Jeanne  et  Dorothée, 

(Bien  comprenez  que  ces  deux  Sœurs  étoient 

Celles  qui  lors  entre  elles  disputoient) 

Pour  Juge  offerte,  et  pour  Juge  acceptée 

Elle  procède,  et  dès  le  lendemain 

On  lui  remet  bonnes  pièces  en  main, 

Pièces,  j'entends  Père  de  chaque  sorte. 

Un  Cordelier  au  teint  brun  et  voix  forte, 

Dans  ses  habits  négligé,  sans  éclat, 

Mais  beau  parleur,  de  Sœur  Jeanne  Avocat 

Vint  le  premier  étaler  sa  science. 

L'avant-propos  fut  court,  sans  apparat  : 

Il  passe  au  fait  avec  impatience, 

Et  là-dessus  tellement  s'étendit 

Qu'il  occupa  toute  cette  séance. 

Pas  ne  dormit  le  Juge  à  l'audience, 

Ainsi  que  font  maints  des  plus  en  crédit, 

Et  pour  pouvoir  juger  en  conscience, 

Du  plaidoyer  un  seul  mot  ne  perdit. 

Le  lendemain,  parla  pour  Dorothée 

Plus  blanc  qu'un  lis,  Père  Dom  Timothée 

De  qui  le  teint  toujours  frais  et  vermeil 


10  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Sembloit  pétri  de  lait  et  de  sommeil  ; 
Pied  fait  au  tour,  jambe  blanche  et  lissée 
Se  faisoient  voir  sous  sa  robe  troussée. 
Il  débuta  d'un  air  insinuant, 
Non  comme  l'autre,  en  torrent,  en  déluge, 
Et  pour  gagner  la  faveur  de  son  Juge 
Avec  adresse  il  s'en  va  le  louant, 
Puis  aux  raisons  plus  solides  il  passe 
Qu'en  son  discours  il  mêle  rarement, 
Mais  qu'il  agence,  et  de  si  bonne  grâce 
Qu'il  vous  en  fait  paroître  abondamment. 
Tout  en  ses  mains  prend  un  air  de  sublime 
Œil,  geste,  voix,  tout  émeut,  tout  anime  : 
Si  bien  enfin  sa  cause  il  sçut  plaider, 
Que  Sœur  Clairette  en  balance  incertaine, 
Pour  cette  fois  ne  put  rien  décider, 
Et  voulut  bien  avoir  encore  la  peine 
Avant  porter  un  dernier  jugement, 
D'examiner  le  fait  plus  amplement. 
Autre  jour  pris,  plaideurs  de  comparoître  : 
Avidement  tous  deux  sont  écoutés, 
Mais  tous  les  deux  également  goûtés 
Doutes  nouveaux  dans  le  Juge  font  naître  ; 
Rien  n'est  conclu,  troisième  jour  on  prit, 
Troisième  jour  qui  rien  de  détermine, 
Pour  trancher  court,  si  bien  notre  héroïne 
Des  Magistrats  les  longs  délais  apprit, 
Tant  trouva  goût  aux  épices  fréquentes 
Qu'on  lui  payoit  pour  ses  vacations, 
(Car  sans  compter  les  consolations 
Que  lui  donnoient  les  langues  bien  disantes 
Des  Avocats,  maintes  colations,     - 
Maints  beaux  présens,  choses  que  la  Justice 
Toujours  aima,  lui  venoient  fréquemment) 
A  tout  cela,  dis-je,  si  doucement 
S'accoutuma  notre  juge  novice, 


JACQUES  VERGIER  11 

Que  trois  anc  put  à  tous  les  jours  tenir 

Longue  audience,  et  souvent  deux  pour  une, 

Sans  que  jamais  sa  lenteur  importune 

Pût  se  résoudre  à  ce  projet  finir. 

Or,  direz-vous,  passe  pour  Sœur  Clairette, 

D'avoir  trois  ans  pu  tels  plaids  écouter, 

Pour  ce  n'avoit  qu'à  l'oreille  prêter, 

Et  quelle  oreille?  oreille  toujours  prête. 

Mais  aux  plaideurs  d'être  ainsi  tous  les  jours 

Sur  même  point,  je  ne  le  puis  comprendre. 

Or  ce  point-là  pas  ne  doit  vous  surprendre  : 

Moines  ne  sont  vulgaires  Avocats, 

Point  ne  requiert  leur  féconde  éloquence 

Divers  sujets,  sujets  de  conséquence, 

Pour  bien  parler,  pour  faire  long  fracas  ; 

En  eux  toujours  ils  ont  fraîche  ressource. 

Comme  pourtant  il  n'est  si  belle  source 

Qu'avec  le  tems  on  ne  puisse  épuiser, 

Leur  éloquence  enfin  vint  à  s'user. 

Le  cordelier,  autrefois  si  rapide, 

Dont  le  discours  toujours  nerveux,  solide, 

Ne  s'attachoit  qu'au  fait  tant  seulement, 

Ores  languit,  s'attache  à  l'ornement. 

Jà  du  Feuillant  la  vive  politesse 

Tombe,  et  devient  froide  délicatesse  : 

Plus  de  présens,  plus  de  cotations 

Et  moins  encor  de  consolations. 

Clairette  donc,  voyant  que  cette  affaire 

Ne  rendoit  plus,  et  voulant  satisfaire 

Les  deux  partis,  enfin  l'accommoda 

A  l'amiable  :  entre  eux,  elle  accorda, 

Que  plus  étant  le  Cordelier  solide, 

Plus  le  Feuillant  gracieux  et  poli, 

Pour  faire  un  choix  de  tout  point  accompli, 

Choix  qui  d'un  cœur  ne  laissât  rien  de  vuide, 

Nonnains  dévoient  d'un  de  chaque  façon 


12  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Entremêler  tour  à  tour  la  leçon. 
Ce  qui  fut  dit,  fut  fait;  et  pour  la  forme, 
Deux  des  meilleurs  prit  Clairette  à  l'instant  : 
Sœurs  Dorothée  et  Jeanne  en  font  autant, 
Puis  l'ordre  entier  reçut  cette  Réforme  : 
Ainsi  finit  ce  procès  important. 
Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  l'unique  envie 
Dont  Sœur  Clairette  eût  cru  le  cœur  atteint  : 
Bien  est-il  vrai  que  ce  désir  la  tint, 
Sans  la  quitter  jusqu'au  bout  de  sa  vie. 
Mais  je  l'ai  dit,  esprit  si  tempéré. 
Est  attribut  de  retraite  claustrale, 
Et  des  mondains  fut  toujours  ignoré. 
Or,  finissons  ces  propos  de  morale, 
Discours  si  grave  est  fort  assoupissant; 
Entamons  donc  quelque  joyeux  chapitre. 
Mais  ne  vois  pas  que  déjà  cette  Epître 
Forme  un  volume,  et  trop  va  grossissant. 
Ainsi  toujours  avec  vous  on  s'oublie  : 
Veut-on  vous  voir  une  heure  seulement? 
Cette  heure  passe,  et  court  si  promptement, 
Qu'à  peine  elle  est  du  jour  entier  remplie, 
Et  qu'on  voudrait,  si  tant  est  qu'on  osât 
Le  désirer,  qu'encore  elle  épuisât 
Toute  la  nuit,  fût-ce  une  nuit  égale 
A  celle-là  dont  jadis  le  long  cours 
Favorisa  les  furtives  amours 
Par  qui  naquit  le  preux  amant  d'Omphale, 
Ce  n'est  le  pis  ;  sans  qu'on  sçache  comment, 
Et  sans  qu'on  puisse  y  trouver  de  défaite, 
Qu'on  entre  libre,  on  sort  toujours  amant  : 
Dieu  garde  de  mal  qui  l'épreuve  en  à  faite. 

{Œuvres  de  Vergier,  Lausanne,  1750) 


JEAN-BAPTISTE    ROUSSEAU 


Né  à  Paris  le  6  avril  1670,  d'un  maître  cordonnier,  avec  une 
verve  gaillarde,  une  humeur  satyrique,  qui  successivement 
paraissent  l'avoir  éloigné  de  tous  ses  protecteurs,  et  que, 
certainement,  il  déchaîna  contre  eux,  quels  qu'eussent  été  les 
motifs  de  ses  brouilleries,  Jean-Baptiste  Rousseau  s'était  fait 
connaître  par  quelques  pièces  de  théâtre  assez  médiocres, 
de  belles  paraphrases  de  la  Bible,  et  enfin  par  des  épigram- 
mes  vigoureuses  autant  que  raffinées,  lorsqu'éclata  cette 
fameuse  affaire  des  Couplets  de  laquelle  il  nous  faut  bien  par- 
ler ici  après  tant  d'autres,  si  l'on  veut  comprendre  pourquoi 
les  Contes  de  Jean-Baptiste  ne  sont  insérés  dans  aucune  des 
éditions  de  ses  œuvres,  et  ne  se  retrouvent  qu'épars  dans  des 
recueils  de  Grécourt,  ou  manuscrits  dans  quelques  sottisiers. 

Il  y  "avait  à  Paris,  au  coin  des  rues  Christine  et  Dauphinc,  un 
café  à  la  mode,  tenu  par  la  veuve  Laurent,  où  s'assemblaient 
des  amateurs  de  belles-lettres,  et  entre  autres  Fontcnelle,  La 
Motte,  Saurin,  Danchel,  Boy,  Boindin,  les  deux  La  Faye,  etc. 
La  rivalité  y  était  déjà  des  plus  vives  entre  la  Motte  et  Rous- 
seau, lorsqu'en  1700  parurent  simultanément  à  la  scène  Le 
Capricieux  de  Rousseau,  qui  tomba,  et  —  avec  un  succès  écla- 
tant —  Hesione,  opéra  de  Danchet,  poète  assez  méprisé,  mais 
d'ailleurs  homme  de  lettres  et  honnête  homme,  dit  Voltaire, 
et  grand  ami  de  La  Motte.  Rousseau,  persuadé  que  les  habi- 
tués du  café,  La  Motte,  Crébillon,  Saurin  et  autres,  caba- 
laient  contre  sa  pièce,  fit  un  couplet,  où  il  parodiait  l'opéra 
d'Hésione,  couplet  qu'il  eut  l'imprudence  de  réciter  au  café 
même,  à  son  ami  Duché,  et  que  voici  : 


14  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Que  jamais  de  son  chant  glacé 
Colosse  (1)  ne  nous  refroidisse 
Que  Campra  (2)  soit  bientôt  chassé, 
Qu'il  retourne  à  son  bénéfice. 
Que  le  bourreau  par  son  valet 
Fasse  un  jour  serrer  le  sifflet 
De  Berin  et  de  sa  séquelle  ; 
Que  Pécour,  qui  fait  le  ballet, 
Ait  le  fouet  au  pied  de  l'échelle. 

Le  couplet  fit  scandale,  fet,  quoique  l'indulgence  dût  être 
acquise  à  Rousseau,  dans  un  temps  où  ce  vocabulaire  et  ce 
procédé  de  critique  avaient  été  mis  à  la  mode  par  le  sieur 
Despréaux,  Boindin,  procureur  général  des  trésoriers  de 
France,  et  partisan  de  La  Motte  au  café,  se  chargea  de  la 
réponse  : 

Tu  le  prends  sur  un  ton  nouveau  ; 
Ta  façon  d'écrire  est  fort  belle  ! 
Tu  nous  viens  parler  de  bourreau, 
De  valet,  de  fouet  et  d'échelle  : 
La  grève  est  ton  sacré  vallon, 
Maître  André  (3)  te  sert  d'Apollon, 
Pour  rimer  avec  tant  de  grâce  ; 
Mais  je  crains  qu'un  jour  Montfaucon 
Ne  te  tienne  lieu  de  Parnasse. 

Il  faut  savoir  que  ce  Boindin,  au  demeurant  assez  méchant 
homme,  était  en  délicatese  avec  Rousseau.  Il  aurait  assisté  à 
une  scène  où  Rousseau  avait  refusé  de  reconnaître  son  père, 
venu  pour  l'embrasser  aux  Français,  après  le  succès  de  la 
comédie  du  Plaideur  (1695),  et  aurait  dit  au  poète  «  que  cette 

(1)  Nom  d'un  chanteur  de  l'Opéra. 

(2)  L'auteur  de  la  musique  d'Hésione. 

(3)  Le  bourreau. 


JEAN-BAPTISTE  ROUSSEAU  15 

action  était  détestable,  et  qu'il  n'entendait  même  pas  les  in- 
térêts de  sa  vanité  ;  qu'il  y  aurait  eu  de  la  gloire  à  reconnaître 
son  père,  et  qu'il  ne  devait  que  rougir  de  l'avoir  méconnu.  »  Il 
avait  fait  contre  Rousseau  une  épigramme  qui  finissait 
ainsi  : 

Le  dieu  (1),  dans  sa  juste  colère, 
Ordonna  qu'au  bas  du  coupeau 
On  lit  écorcher  le  faux-frère, 
Et  que  l'on  envoyât  sa  peau 
Pour  servir  de  cuir  à  son  père. 

De  son  côté,  Danchet,  l'auteur  visé  par  Rousseau,  fit  une 
réplique,  où  il  parodiait  à  son  tour  un  couplet  de  son  opéra  ! 

Fils  ingrat,  cœur  perfide, 

Esprit  infecté, 

Ennemi  timide, 

Ami  redouté 
A  te  masquer  habile  : 

Traduis  tour  à  tour 

Pétrone  à  la  ville, 

David  à  la  Cour  ; 

Sur  nos  airs, 

Fais  des  vers  ; 
Que  ton  fiel  se  distille 

Sur  tout  l'Univers  : 

Nouveau  Théophile  (2;, 

Sers-toi  de  son  style, 

Mais  crains  ses  revers. 

Faisons  attention  à  ces  trois  derniers  vers  :   ils  éclairent 
toute  l'Intrigue  qui  va  suivre. 


(1)  Apollon. 

(2)  Théophile  de  Viaud,  auquel  on  attribua  le  Parnasse  satgrique 


16  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Bientôt  circulèrent  cinq  nouveaux  couplets,  dont  on  accusa 
Rousseau,  qui  se  défendit  d'en  être  l'auteur,  et  qu'en  effet,  il  n'a 
peut-être  pas  composés,  quoiqu'il  y  ait  contre  lui  cette  grave 
présomption  que  plusieurs  des  diffamations  qu'ils  contien- 
nent se  retrouvent  dans  YEpitre  à  Marot.  C'est  alors  que 
le  géomètre  Saurin,  «  homme  d'un  caractère  le  plus  dur  que 
j'aie  jamais  connu»,  dit  Voltaire,  et  qui,  se  trouvant  visé  dans 
les  couplets,  n'entendait  pas  raillerie,  fît  défense  à  Rousseau 
de  reparaître  au  café.  Le  poète  eut  alors  la  faiblesse,  qui  dans 
l'occasion  était  une  imprudence,  d'obéir  à  cette  injonction.  De 
nouveaux  couplets,  plus  injurieux  encore  que  les  précédents, 
ayant  été  adressés  à  M.  de  Villiers,  chez  qui  se  réunissaient 
les  personnes  visées  dans  les  premiers  couplets,  on  s'agita 
et  tint  conseil  pour  ôter  à  l'auteur  le  goût  de  persister,  lors- 
que tout  s'assoupit  et  fut  terminé  avec  une  chanson  par 
Autreau  sur  l'air  du  Pont  Neuf,  où  la  naissance  de  Rous- 
seau, ainsi  que  son  ingratitude  prétendue  à  l'égard  de  ses 
parents,  étaient  raillées  cruellement. 

Voltaire,  qui  de  sa  vie  n'a  cessé  de  calomnier  ses  rivaux  — 
et  le  nombre  en  était  grand  pour  un  homme  qui  prétendait 
à  la  primauté  en  tous  genres  —  raconte  qu'une  vive  émulation 
contre  La  Motte,  fit  alors  composer  à  Rousseau  «  des  vers 
soit  profanes,  soit  sacrés,  parmi  lesquels  il  y  en  a  de  très 
beaux.  Heureux  si  ces  ouvrages  n'étaient  pas  infectés  d'un 
fiel  qui  révolte  les  auteurs  sages  !  Est-il  possible  qu'un 
homme  qui  avait  du  goût  ait  pu  rimer  ces  horreurs  contre 
la  première  règle  de  l'épigrammc,  qui  veut  que  le  sujet 
puisse  faire  rire  les  honnêtes  gens?  Mais  ces  mêmes  infamies 
qui  le  faisaient  détester  des  gens  de  bien,  lui  donnaient 
accès  chez  les  jeunes  libertins.  Il  traduisait  des  psaumes 
pour  plaire  à  M.  le  duc  de  Bourgogne,  prince  religieux, 
et  il  rimait  des  ordures  pour  souper  avec  les  débauchés 
de  Paris.  Un  jour  que  M.  le  duc  de  Bourgogne  lui  repro- 
chait de  mêler  ainsi  le  sacré  avec  le  profane,  il  répondit  que 
ses  épigrammes  étaient  les  Gloria  l'atri  de  ses  psaumes  ;  età 
propos  d'une  épigramme  où  il  était  question  du  temple  an- 


JEAN-BAPTISTE  ROUSSEAU  17 

térieur  d'une  nonnain  et  de  son  annexe  (1),  une  dame  lui 
demanda  ce  que  ce  temple  et  son  annexe  signifiaient  ;  il  ré- 
pondit que  c'était  Notre-Dame  et  Saint-Jean  le  Rond.  Cette 
réponse  n'était  pourtant  pas  originairement  de  lui  ;  c'était 
un  bon  mot  de  l'abbé  Servien,  frère  du  marquis  de  Sablé. 
Quant  aux  épigrammes  et  aux  Contes,  dont  le  sujet  a  toujours 
roulé  sur  les  moines,  ce  fut  M.  Ferrand,  très  bon  épigram- 
matiste,  «  qui  dit  lui-même  qu'il  n'y  a  point  de  salut  en 
épigrammes  et  en  contes  hors  de  l'Eglise  (2)  ». 

Que  Rousseau  ait  alors  composé  des  épigrammes  dont  le 
chantre  de  la  Pncclle  aurait  dû  être  le  dernier  à  s'offusquer, 
c'est  un  point  qui  n'est  pas  douteux.  Pour  les  contes,  nous 
avons,  outre  Voltaire,  l'autorité  de  Gacon,  cet  ennemi  de  Rous- 
seau dont  le  nom  seul  est  devenu  une  injure,  et  celle  de  Piron. 
Gacon,  dans  son  pamphlet  dénonciateur,  Y  Anti-Rousseau, 
revient  sans  cesse  sur  ce  genre  d'écrits  qu'il  dislingue  des 
épigrammes.  On  lit  à  la  page  100  de  l'édition  de  Rotterdam 
(1712,  in-12)  :  «  Les  contes  du  Léopard  et  du  Suisse,  que  notre 
rimeur  a  travaillés  avec  beaucoup  de  soin  et  qu'il  estime  par- 
dessus tous  les  autres  ouvrages  sortis  de  sa  plume,  sont  des 
preuves  que  le  péché,  qui  active  le  feu  du  ciel  sur  les  villes 
abominables  n'a  pas  été  le  non  plus  ultra  de  sa  fureur,  etc.  » 
Page  122  :  «  Quoique  le  sieur  Rousseau  récitât  volontiers  ses 
contes  il  ne  les  donnait  que  rarement  par  écrit;  non  pas  qu'il 

(1)  C'est  celle-ci  : 

Un  moine  ayant  (c'était  un  soû-prieur) 

D'une  nonnain  vérifié  le  sexe, 

Las  d'encenser  le  temple  antérieur. 

Voulut  aussi  visiter  son  annexe. 

O  vanité  !  dit  la  nonne  perplexe, 

Qu'en  son  état  l'homme  se  connoît  mal  ! 

Que  vers  le  bien  sa  route  est  circonflexe, 

Un  soû-prieur  trancher  du  Cardinal. 

(2)  Vie  de  M.-J.-B.  Rousseau.  Œuvres  de  Voltaire,  édition  Louis 
Moland,  tome  XXXII. 

2 


18  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

n'en  craignît  de  fâcheuses  suites,  mais  afin  qu'en  les  retc- 
tenant  par  devers  lui  ils  eussent  toujours  la  grâce  de  la  nou- 
veauté.Gela  n'a  pas  empêché  qu'à  force  de  les  répéter,  pi  usieurs 
personnes  ne  les  aient  retenus  et  copiés  de  mémoire,  et  dis- 
tribués à  quiconque  témoignait  l'envie  de  les  avoir.  Bien  des 
femmes  même  n'ont  pas  été  des  moins  ardentes  à  en  meubler 
leurs  soiisiers  —  c'est  ainsi  qu'elles  appellent  certains  petits 
recueils  de  contes  obscènes,  parmi  lesquels  ceux  de  notre 
poète  tiennent  le  haut  bout.  *  Enfin,  Piron,  qui  vit  à  Bruxel- 
les Rousseau,  vieux  et  exilé,  en  1738,  écrit  dans  une  lettre  à  la 
marquise  de  Mimeure,  citée  dans  la  Notice  de  Rigoley  de 
Juvigny,  que  Rousseau,  malgré  sa  dévotion,  persistait  dans 
la  gaillardise  du  conte  épigrammatique  et  grivois  :  «  J'ai  vu 
qu'il  tenait  encore  aux  premières  idées  dont  il  forma  ses  épi- 
grammes,  car  il  me  donna  la  matière  d'un  conte  assez  gail- 
lard que  je  mis  en  vers,  par  complaisance  pour  lui,  et  dont 
il  me  parut  content.  » 

Rousseau,  par  ses  contes  autant  que  par  ses  épigrammes, 
eut  donc  bientôt  contre  lui  toute  la  cabale  des  dévots  qui 
n'attendit  que  l'occasion  d'atteindre  le  poète  libertin.  Elle  se 
produisit  en  1710.  La  Motte  et  Rousseau  briguaient  concurrem- 
ment, à  l'Académie,  la  place  laissée  vacante  par  la  mort  de 
Thomas  Corneille.  D'autre  part,  la  mort  prochaine  de  Boileau 
devait  bientôt  laisser  une  pension  à  la  disposition  de  la  Cour. 
A  cet  effet,  des  protecteurs  s'entremettaient  pour  Rousseau, 
tandis  que  d'autres  le  faisaient  en  faveur  de  la  Motte  et  de 
Saurin,  qui  auraient  partagé  la  pension.  Il  s'agissait  donc 
d'exclure  à  la  fois  Rousseau  de  l'Académie  et  de  la  pension, 
et  dans  ce  temps  de  dévotion  outrée  —  Mme  de  Maintenon 
régnait  alors,  —  rien  n'était  plus  sûr,  pour  y  réussir,  que 
d'accuser  le  poète  de  libertinage. 

Les  2  et  3  février,  peu  de  jours  avant  l'élection  définitive 
de  la  Motte,  les  derniers  couplets  furent  colportés  par  des 
inconnus,  tant  au  café  Laurent  que  chez  les  particuliers  outra- 
gés, lesquels  figuraient  déjà  dans  les  couplets  de  1700, 
mais  étaient  signalés  cette  fois  par  des  traits  plus  cyniques. 


JEAN-BAPTISTE  ROUSSEAU  19 

Pour  susciter  à  Rousseau  des  ennemis  puissants,  on  avait  eu 
soin  d'y  attaquer  dans  leur  honneur  et  dans  leurs  relations 
domestiques  les  deux  La  Faye.  Personnellement  maltraité 
par  l'aîné  d'entre  eux,  au  sortir  de  l'Opéra,  Rousseau  porta 
plainte  et  fut  attaqué  lui-même  en  calomnie.  Une  première  pro- 
cédure en  résulta,  à  la  suite  de  laquelle  l'accusé  obtint  un  arrêt 
de  décharge  rendu  sur  les  conclusions  de  M.  deLamoignon.  Il 
était  en  effet  inadmissible  que  le  poète,  quelqu'eût  été  son 
penchant  à  l'invective,  se  fût  laissé  entraîner  au  moment 
même  qu'il  sollicitait  les  suffrages  de  l'Académie.  Publique- 
ment diffamé,  Rousseau  voulut  une  réparation  solennelle  et 
juridique.  Il  parvint  à  découvrir  le  colporteur  des  couplets 
et  à  tirer  de  lui  l'aveu  de  la  personne  qui  lui  avait  remis  le 
paquet:  c'était  Saurin.  Fort  de  cette  découverte,  Rousseau 
se  porta  l'accusateur  de  Saurin,  qui  eut  infailliblement  suc- 
combé dans  l'attaque,  si  le  poète  n'eût  persisté  à  pour- 
suivre comme  auteur  des  couplets  celui  qu'il  venait  à  peu 
près  de  convaincre  de  leur  distribution.  Cette  imprudence 
rendit  ses  forces  à  Saurin.  Poursuivi  à  son  tour,  Rousseau 
succomba  sous  le  poids  de  l'accu  sation  trop  légèrement  in- 
tentée contre  un  autre.  Le  7  avril  1712,  un  arrêt  du  Parlement 
rendu  par  contumace,  et  qui,  par  suite,  ne  pouvait  que  con- 
damner l'accusé,  déclara  Rousseau  «  atteint  et  convaincu 
d'avoir  composé  et  distribué  des  vers  impurs,  satiriques  et 
diffamatoires;  fait  de  mauvaises  pratiques  pour  faire  réussir 
l'accusation  calomnieuse  intentée  contre  Joseph  Saurin;  pour 
réparation  de  quoi  ledit  Rousseau  est  banni  à  perpétuité  du 
royaume.  »  Il  suffit  délire  cet  arrêt  pour  se  convaincre  du 
vrai  motif  de  la  condamnation  :  le  mot  couplet  ne  s'y  trouve 
même  pas  énoncé  :  on  y  parle  vaguement  de  vers  impurs  et 
satiriques,  ce  qui  s'entend  des  épigrammes  et  des  saillies  irreli- 
gieuses. C'est  là  ce  qui  explique  pourquoi  Rousseau,  se  sen- 
tant visé  comme  poète  libertin,  retrancha  ses  épigrammes  et 
ses  contes  de  toutes  les  éditions  de  ses  œuvres  qu'il  publia 
de  son  vivant. 
Un  recueil  des  contes  de  Rousseau  parut  en  1881  à  Bruxelles, 


20  CONTES    ET  CONTEURS   GAILLARDS 

par  les  soins  de  Gayet  Douce.  Quoique  ce  livre,  formé  d'un 
manuscrit  in-4°  d'environ  400  pages  des  poésies  de  Rousseau, 
et  provenant  de  la  collection  de  Victor  de  Luzarches,  biblio- 
thécaire de  la  ville  de  Tours,  contienne  des  contes  originaux 
de  Rousseau,  on  ne  saurait,  à  son  endroit,  se  tenir  trop  sur 
ses  gardes;  certaines  pièces,  publiées  là  «  pour  la  première 
fois,  se  retrouvent  dans  une  «édition  définitive»  de Grécourt, 
imprimée  la  même  année  pour  les  mêmes  éditeurs.  Le  pro- 
cédé vaut  d'être  signalé  aux  bibliophiles  qui  pensent  possé- 
der dans  cette  collection  le  texte  intégral  et  certain  des  deux 
poètes.  Toutefois,  il  est  juste  de  dire  que  certaines  pièces  du 
manuscrit  Luzarches  correspondent  exactement  —  sauf 
variantes  ou  erreurs  de  copies  —  à  la  leçon  que  fournissent 
des  manuscrits  de  provenance  diverse.  Enfin,  après  avoir 
conféré  tous  ces  textes  avec  une  copie  que  nous  possédons, 
nous  avons  acquis  la  certitude  que  les  contes  de  Rousseau, 
pour  la  plupart  ignorés  ne  sont  pas  perdus.  Un  certain 
nombre  d'entre  eux  figurent  d'ailleurs,  mais  de  façon  apo- 
cryphe, dans  presque  toutes  les  éditions  de  Grécourt,  notam- 
ment la  Nonne  et  les  doigts  du  Prémontré,  la  Charrue,  le  Capu- 
cin et  la  Robe,  et  bien  d'autres,  dont  la  découverte  est  affaire 
de  patience,  de  scrupule  et  d'esprit  critique. 


LE  CLOU  (1) 


En  amour,  comme  en  autre  chose, 
Souvent  en  vain  l'on  se  propose, 
Pour  satisfaire  son  désir, 
De  se  donner  bien  du  plaisir. 

(l)Ce  conte,  et  les  deux  suivants,  tirés  d'un  curieux  Ms.  du  XVIII* 
de  la  collection  de  M.  Ad.  B...,  ont  été  publiés  déjà  dans  l'édition  des 
Contes  inédits  de  J.-B.  Rousseau.  Bruxelles,  Gay  et  Douce,  1881, 
in-8°.  Ils  n'ont  jamais,  jusqu'à  ce  jour,  été  confondus  avec  les 
productions  douteuses  de  l'abbé  de  Grécourt. 


JEAN-BAPTISTE  ROUSSEAU  21 

Dans  Paris  était  une  belle 

Femme  à  passer,  non  pour  pucelle, 
Beau  poil,  beau  nez,  beaux  yeux,  belles  mains,  et  surtout 
Langue  bien  affilée  et  ris  fort  agréable 

En  un  mot,  très  capable 
De  prendre  à  la  pipée  un  amant  de  bon  goût 

Je  veux  la  nommer  Isabelle. 

Peut-être  a-t-elle  un  autre  nom. 

Mais  qu'elle  l'ait  ou  non 

Il  n'importe  pour  la  nouvelle. 
D'ailleurs,  certain  gros  gars,  brillant  comme  le  jour, 
Beau  sang  et  blonds  cheveux,  bon  air  et  mine  fière, 
L'œil  vif  et  bien  fendu,  l'œillade  meurtrière, 
En  un  mot,  l'homme  fait  tout  exprès  pour  l'amour, 
Et  de  taille  à  ne  jamais  demeurer  derrière  ; 

Cet  homme  donc,  ce  beau  Damon, 
Car  c'est  ainsi  qu'on  le  nomme  en  ruelle, 
Ce  chevalier  de  brune  et  de  blonde  toison 

N'eut  pas  plutôt  sur  la  femelle 

Joué  de  la  prunelle 
Qu'il  jugea  bien  qu'en  bref  il  en  aurait  raison. 

Les  petits  soupirs,  les  tendresses, 

Les  avant-coureuses  caresses, 
Gagnèrent,  sur  la  belle,  enfin  un  rendez-vous. 

Ah  !  qui  pourroit  peindre  la  joie, 

Dont  se  flattait  l'heureux  Damon  ? 

Plus  ardent  qu'un  jeune  faucon, 
Qui  s'élance,  tout  prêt  à  fondre  sur  sa  proie, 

Vigoureux  et  brûlant  d'amour 
Il  entre  au  cabinet  où  la  tendre  Isabelle 
Palpitait,  l'attendant,  en  magnifique  atour, 
Dont  l'éclat  triomphait  d'une  unique  chandelle 

Qui  répandait  un  peu  de  jour  ; 

Heureuse,  si,  moins  entêtée 

Du  plaisir  de  se  faire  voir 
Loin  d'elle,  dans  un  coin,  elle  l'eût  écartée, 


22  CONTES  ET  CONTÉUfcS  GAILLARDS 

On  fait  monter  sous  l'éteignoir  I 

En  entrant,  le  galant  s'assure 
Des  deux  doigts  de  verrou,  contre  toute  aventure, 

Et  sans  chercher  de  longs  propos, 

Tant  le  pressait  sa  vive  flammé, 

Sur  un  petit  lit  de  repos, 

Il  embrasse  et  jette  la  dame. 

Tout  se  préparait  au  plaisir 
Que  procure  aux  amants  un  secret  tête  à  tête. 

Et  si  la  galante  était  prête, 
L'impatient  Damon  avait  de  chauds  désirs. 
La  mettre  sur  le  lit  et  trousser  sa  chemise. 

Ce  ne  fut  qu'un  même  moment  ; 

Mais  ciel  !  qu'elle  fut  la  surprise 
De  notre  amant, 
Quand,  portant  ses  regards  sur  la  cuisse  d'albâtre, 

Justement  entre  le  genou 
Et  certain  trou 

Il  crut  découvrir  un  emplâtre  ; 

—  «Qu'est  cela?  »  lui  dit-il.  —  «  Ce  n'est  rien  ;  c'est  un  clou  !  » 

Répond  négligemment  la  belle. 
Mais,  ainsi  que  jadis  on  devenait  caillou, 
Sitôt  que  sur  Méduse  on  tournait  la  prunelle, 

De  mênie  Damon,  interdit, 
De  l'emplâtre  fatal  redoutait  la  menacé, 

Tout  à  coup  se  sentit  de  glace  ; 

Et  l'effroi  saisissant  l'organe  de  son  v..., 
Il  en  baissa  la  tête  et  pleura  de  dépit. 

—  «  Qu'est  cela  ?  »  lui  dit  Isabelle, 
D'un  air  tendre  et  plein  de  langueur, 
Portant  la  main  sur  le  rebelle, 

Qui,  si  près  du  combat,  se  montrait  sans  vigueur. 

—  «  Ce  n'est  rien  !  »  à  son  tour  reprit  le  bon  apôtre 

«  Si  je  n'ai  pas  la  même  ardeur 

C'est  parce  qu'un  clou  chasse  l'autre.  » 

—  «  Trop  timide  amant,  que  crains-tu? 


JEAN-BAPTISTE   ROUSSEAU  23 

Quoi  !  faut-il,  pour  un  clou,  que  ton  marteau  recule, 
Lui  dit-elle  en  courroux,  et  gîacé  quand  je  brûle, 
Ne  peux-tu  dans  mes  mains  retrouver  ta  vertu  ?  » 
—  «  Non,  répliqua  Damon,  avouant  sa  faiblesse, 
J'aime  fort  le  plaisir,  mais  je  crains  le  retour. 

Des  emplâtres  de  cette  espèce, 

Sont  de  vrais  emplâtres  d'amour.  » 

A  ces  mots,  il  se  débarrasse 
De  la  triste  beauté  qui  lui  sautait  au  cou, 
Gagne  soudain  la  porte,  en  ouvre  le  verrou, 
Et  joyeux  d'échapper  à  pareille  disgrâce, 

S'enfuit,  criant  :  —  «  Gare  le  clou  !  » 


LES  DEUX  TROUS  QUI  N'EN  FONT  QU'UN 

«  J'avois  deux  trous,  dit  la  femme  à  Régnier  : 
L'un  au  folâtre  amour,  l'autre  à  dame  Nature, 
En  temps  et  lieu,  donnant  assez  belle  ouverture, 

Quand  il  survint  à  ce  dernier 

Ulcère  dont  l'humeur  rongeante 

Aurait  dans  peu  fini  mes  jours, 

Si  par  une  lame  tranchante 
D'un  mal  si  dangereux  on  n'eut  tranché  le  cours. 
Nul  accident  depuis  n'a  ma  vie  offensée, 

Sinon  que  la  double  croisée 

N'a  plus  de  séparation, 

Pour  la  sortie  ou  l'introduction. 
Quel  malheur,  si  l'hymen,  à  mes  maux  secourables, 
Ne  m'avait  fait  trouver  un  époux,  favorable 

A  la  vaste  capacité 

De  ma  solution  de  continuité, 
Qui,  pour  le  moins  égale,  en  grandeur,  en  figure, 

Cette  effroyable  égratlgnure 


24  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Que,  dans  un  péril  imminent, 

Pour  tirer  son  mari  d'affaire, 

Montra  la  femme  d'un  manant 

An  Diable  de  Papefiguière 
Mais  si  Perrette  et  moi  portons  d'aussi  grands  trous, 
A  la  montre  pourtant  c'est  chose  différente  : 
Le  Diable  recula,  voyant  l'énorme  fente, 
Et  la  mienne  jamais  n'étonna  mon  époux.  » 

Belles,  que  large  égratignure 
Fait  languir  dans  le  célibat  ; 
De  peur  qu'à  l'amoureux  débat 
L'époux,  contre  vous  ne  murmure, 
Donnez-vous,  mais  ne  risquez  rien. 

Jugez  l'amant  par  l'homme  et  le  choisissez  bien. 

C'est  le  plus  sûr  pour  vivre  entre  vous  sans  reproche. 

De  la  mine  et  du  nez  laissez  là  l'examen  : 

L'augure  en  est  douteux,  c'est  prendre  chat  en  poche. 


LE  FAUX  CARME 

A  Paris,  ainsi  qu'à  Florence, 

On  y  voit  mainte  Révérence, 

Frère  frappart  et  moinillon, 

Ne  pas  haïr  le  cotillon, 

Et  son  pan,  qui  tourne  et  qui  vire, 

Souvent  à  ces  cagots  inspire 

Le  meilleur  et  le  pire. 

Mais...  me  dira  quelque  censeur, 

Taisez-vous,  mon  petit  causeur  ; 

Il  ne  faut  point  parler  de  notre  mère  Eglise. 

Sur  tel  cas,  en  railler,  n'est  pas  chose  permise. 
J'en  conviens,  il  est  dangereux, 


JEAN-BAPTISTE   ROUSSEAU  25 

Mais  quel  mal  de  faire  connaître 

Que  dans  le  combat  amoureux 

Un  Carme  est  toujours  un  grand  maître  ? 
Peut-être  !  direz-vous...  Il  n'est  point  de  peut-être. 
Ecoutez  :  l'autre  jour,  un  des  plus  vigoureux, 
Père  Antoine,  en  amour  un  Samson,  un  Hercule, 

Paillard  qui  jamais  ne  recule 
Et  qui  sans  se  lasser  travaille  plus  que  deux, 

Enfin,  un  Roland  furieux, 
Promit  à  certain  gars,  que  s'il  voulait  se  taire 

Il  le  rendrait  bientôt  heureux, 
Il  choisit,  pour  cela,  la  femme  d'un  notaire 
De  bonne  affaire 

Qu'il  résolut  de  lui  sacrifier. 

L'ami,  c'était  un  César,  un  Pompée, 
Se  faisant  blanc  de  son  épée 
Un  Dragon  !. . .  A  tels  gens  on  devrait  se  fier  ? 
Soit  que  le  Révérend  lût  las  de  la  donzelle 
Ou  qu'il  eût  le  dessein  de  se  défaire  d'elle, 
Il  promit  au  Dragon  que,  dans  deux  ou  trois  jours, 
Il  vous  le  conduirait  au  logis  de  la  belle. 

—  «  Vous  verrez,  lui  dit-il,  la  mère  des  amours. 

Mais  il  faut  prendre  scapulaire, 
Robe  et  froc  :  sans  l'habit,  vous  n'y  pouvez  rien  faire. 
La  Dame,  à  l'ordre  seul,  accorde  ses  faveurs, 
Et  pour  d'autres  que  nous  n'eut  jamais  de  douceurs. 
Le  Dragon  tope  à  tout  et  dit  au  dévot  Père  : 

Chargez-moi  de  l'ajustement, 

Et  nous  irons  dans  ce  moment. 

—  «  Demain,  dit  le  cagot,  je  ferai  votre  affaire, 
Et  je  vais  de  ce  pas  me  rendre  au  monastère.  » 

A  demain  !  Vous  aurez  mon  cher,  contentement.  » 

Le  lendemain,  la  Notaire,  avertie 
De  la  partie, 
Prépare  le  souper,  rien  de  trop  ;  force  vin  ; 

On  l'avait  pris  chez  d'Arboulin  ; 


26  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Chapons  gras,  lapereaux,  et  tourtes  de  commande  ; 
Chez  Guerbois,  le  rôti.  La  dame  était  friande. 
Bref,  nos  froqués  vont  au  festin. 
On  les  reçut  le  mieux  du  monde, 
Et  Vénus  à  la  tête  blonde, 
Sortant  de  l'écume  de  l'onde 
Aux  humains  ne  parut  jamais 
Avec  de  si  brillants  attraits, 
Comme  aux  yeux  du  Dragon  la  Charmante  Notaire. 
J'oubliais  de  vous  avertir 
Que  le  mari,  pour  inventaire, 
Avec  un  sien  confrère 
Ne  faisait  que  sortir  ; 
Je  vous  le  dis,  et  ce  pour  cause. 
Pendant  ce  temps,  on  se  propose 

De  se  bien  divertir, 
Surtout  l'homme  à  métamorphose, 
On  y  but,  on  y  mangea  bien, 
Des  discours  je  ne  dirai  rien, 
Venons  au  fait.  L'hôtesse  aimable 

Sort  de  table, 
Prend  le  faux  moine  et  le  conduit 
Dans  une  chambre,  où  sur  un  Ht 

Le  Dragon  fit  le  carme, 
Et  tira  fort  bien  par  deux  fois. 
Mais,  en  voulant  poursuivre  ses  exploits, 
A  la  troisième  fois  son  arme 
Prit  rat. . .  La  Notaire,  surprise 
Des  faiblesses  du  Révérend, 
Aussitôt  dans  ses  bras  le  prend, 
Le  caresse  et  l'embrasse,  et  pour  le  mieux  s'avise 
De  courir  au  buffet, 
S'imaginant  que  le  jus  de  la  treille 
Produirait  son  effet, 
Mais  le  Dragon  vida  d'un  seul  coup  la  bouteille, 
Sans  pouvoir  revenir  au  fait. 


JEAN-iiAPTISTE-ROUSSEAU  27 

Elle  cherchait  en  vain  la  cause, 
D'un  si  fâcheux  événement. 

—  «  Est-ce,  dit-elle,  enchantement  ? 
N'ai-je  plus  le  même  agrément  ? 

Quoi  rester  court  ainsi,  pour  deux  coups  seulement  !  » 

Elle  ne  put  enfin  tirer  autre  chose, 

Et  du  Dragon  froqué  se  plaignit  vainement. 

Après  uri  tel  affront,  on  se  remit  à  table, 

Et  la  dame,  au  faux  moine,  dit 

Avec  un  ton  plein  de  dépit  : 

—  «  Es-tu  Carme  ?  Il  n'est  pas  croyable  ! 
Tu  n'en  as,  au  plus,  que  l'habit  ; 

Toi,  Carme,  Carme  !  c'est  le  diable.  » 

Le  dépit  la  rendit  plus  belle. 

Aussitôt  le  vrai  Révérend 

Pour  terminer  le  différend 
Et  rétablir  l'honneur  de  l'Ordre,  qui  chancelle, 

Fit  le  Carme  et  le  fit  très  bien. 
La  belle,  au  changement,  ma  foi  ne  perdit  rien  ; 
A  l'ouvrage  on  connut  que  c'était  Père  Antoine. 

Que  tirer  de  cet  entretien  ? 

Que  l'habit  ne  fait  pas  le  moine  (1). 

(1)  Le  sujet  de  ce  conte  a  été  repris  par  Beaufort  d'Auberval.  Voir 
dans  les  Contes-Erotico-philosophiqucs  de  cet  auteur  (Bruxelles, 
Demanet,  et  Paris,  Ferra,  1818,  2  vol.  in-18)  le  conte  intitulé  :  La 
Cotnteêse  gourtnande  ou  l'Habit  ne  fait  pas  te  moine. 


GRÉCOURT 


Le  plus  facile,  le  plus  fécond,  et  l'un  des  plus  fameux 
conteurs  du  xvme  siècle,  Jean-Baptiste-Joseph  Willart  de 
Grécourt,  naquit  à  Tours  vers  l'an  1683.  Du  côté  paternel, 
des  mémoires  domestiques  le  font  descendre  d'une  noble 
famille  d'Ecosse,  que  des  revers  de  fortune  auraient  con- 
traint de  s'établir  en  France.  Sa  mère  était  Ourceau,  de 
Tours,  et  proche  parente  de  MM.  Rouillé,  lesquels  tiraient 
leur  origine  de  cette  ville.  Ces  fameux  directeurs  des  Postes 
du  Royaume  ont  toujours  eu  l'attention  la  plus  louable  du 
monde  pour  toutes  les  personnes  de  leur  famille,  qui  était 
fort  nombreuse.  Il  suffisait  de  leur  appartenir  pour  être  à 
l'abri  de  l'indigence.  Aux  uns,  ils  donnaient  des  pensions  ;  à 
ceux  qui  étaient  capables  d'exercer,  des  fonctions,  et  madame 
de  Grécourt,  demeurée  veuve  de  bonne  heure  avec  plusieurs 
enfants,  eut  celles  de  la  direction  des  Postes  à  Tours,  qui  lui 
furent  maintenues  jusqu'à  sa  mort. 

Jean-Baptiste  était  le  cadet  de  ses  enfants.  Destiné  dès  son 
bas  âge  à  l'état  ecclésiastique,  il  vint  faire  ses  études  à 
Paris,  et  reçut  de  M.  Germain  Willart,  son  oncle,  des  lumiè- 
res et  des  instructions  solides  sur  la  religion.  Agé  de 
quatorze  ans  à  peine,  en  1697,  il  fut  pourvu  d'un  canonicat 
dans  l'illustre  église  de  Saint-Martin  de  Tours,  sur  la  démis- 
sion de  M.  l'abbé  Rouillé,  conseiller  au  Parlement.  Le  jeune 
chanoine  eut  d'abord  idée  de  se  livrer  à  la  prédication;  mais 
ayant  débuté  par  des  allusions  satiriques  contre  plusieurs 
dames  de  la  ville,  son  premier  sermon  fut  un  premier  scan- 
dale, et  il  ne  tarda  pas  à  se  dégoûter  d'une  occupation  sé- 
rieuse et  qui,  d'ailleurs,  ne  souffre  qu'un  ton,  celui  de  la 
gravité. 


GRÉCOURT  29 

Si  le  devoir  semblait  l'attacher  à  son  canonicat,  l'agrément 
le  rappelait  sans  cesse  à  Paris,  où  il  avait  l'heureux  don  de 
paraître  toujours  avec  les  grâces  de  la  nouveauté,  ayant 
préparé  avec  soin  ses  impromptus  et  ses  mots  au  fond  de  sa 
province.  D'une  taille  au-dessus  de  la  médiocre  et  propor- 
tionnée à  souhait,  le  teint  basané,  l'œil  noir,  ouvert,  vif  et 
brillant,  le  nez  long  et  serré  sur  un  menton  de  galoche,  il  fut 
bientôt  admis,  recherché  même  dans  des  maisons  de  distinc- 
tion. Un  homme  aisé  se  tout  doit  entier  à  l'aimable  comme  au 
seul  utile  ;  Grécourt,  qui  à  tout  préférait  déjà  la  table, 
les  ruelles  et  la  bonne  compagnie,  se  livra  sans  ménage- 
ment, comme  sans  retard,  au  goût  du  plaisir  qu'il  avait  très 
décidé.  Une  chapelle,  véritable  sinécure  ecclésiastique,  lui  fut 
procurée  dans  l'Eglise  de  Paris.  On  le  vit  chez  Conti,  chez 
d'Estrées,  chez  Furstemberg,  aussi  bien  que  chez  les  demoi- 
selles Gaussin,  des  Français  etRiccoboni,  des  Italiens.  C'était 
à  qui  aurait  un  homme  dont,  à  chaque,  instant  l'esprit  fécond 
et  original  fournissait  de  ces  traits  neufs  et  de  ces  bons 
contes  qui  fixent  les  plaisirs  dans  un  cercle  et  dans  un 
repas. 

Grécourt  qui,  dans  sa  jeunesse,  avait  su  mériter  l'amitié 
du  vieux  Maréchal  duc  d'Estrées,  au  point  que  celui-ci  l'em- 
menait chaque  année  aux  Etats  de  Bretagne,  dont  il  était 
gouverneur,  ne  fut  jamais  déterminé  par  l'ambition  ni  par  la 
flatterie.  La  seule  démarche  qu'on  lui  ait  vu  faire  eut  pour 
objet  une  place  de  censeur,  qu'il  n'obtint  pas,  et  où  il  se  pro- 
posait de  montrer  les  vues  les  plus  libérales.  Pressé  par  le 
fameux  Jean  Law,  contrôleur  général  des  finances,  et  com- 
patriote de  sa  famille,  de  s'attacher  à  sa  fortune,  il  répondit 
par  un  apologue  du  Solitaire  et  la  Fortune,  où  il  disait  avoir 
peint  son  caractère  : 

Un  solitaire  ennemi  de  la  gêne, 
Et  sectateur  de  toute  volupté. . . 
Vivait  content  sans  embarras,  ni  crainte, 
Avec  un  livre,  un  verre  et  son  Âminthe. 


30  CONTES  ET   CONTEURS   GAILLARDS 

Dame  Fortune,  elle-même,  en  personne 
Frappe  à  sa  porte  en  lui  criant  :  —  C'est  moi. 

—  C'est  vous  !  Qui  vous  ?  —  Ouvrez,  je  vous  l'ordonne. 
Il  n'en  fit  rien.  Comment,  dit-elle,  quoi. 

Vous  n'ouvrez  pas. . .  la  grandeur,  l'opulence, 
La  dignité,  la  gloire  sont  ici 
Réduits  hélas  !  a  vous  crier  merci  ! 

—  J'en  suis  fâché,  mais  je  ne  sais  qu'y  faire  ? 

—  Vous  logerez  tout  au  moins  le  désir. 

—  Je  ne  sçaurois,  répond  le  Solitaire, 
Je  n'ai  qu'un  lit  que  je  garde  au  plaisir. 

Grécourt  se  plaisait  à  réciter  ce  petit  conte  :  il  aimait  sa 
liberté  parce  qu'il  la  confondait  avec  le  loisir  et  l'insouciance. 

Avec  des  connaissances  plus  étendues  que  n'en  ont  commu- 
nément les  gens  de  Lettres,  persuadés  qu'ils  vont  s'y  suppléer 
par  le  génie,  l'abbé  n'avait  ni  le  dédain  avantageux  des  uns 
ni  la  pédante  vanité  des  autres,  et  n'était  jamais  savant  qu'avec 
esprit;  ce  qui  est  la  seule  façon  bienséante  de  l'être.  Dans  les 
conversations  sérieuses  qu'il  lui  arrivait  de  soutenir,  son 
humeur  bouffonne  et  libertine  ne  manquait  jamais  de  percer, 
exemple  que  suivit  plus  tard  un  autre  abbé,  mais  Napolitain, 
celui-là,  Ferdinand  Galiani.  Même,  cette  humeur  ne  perçait 
jamais  plus  subtilement  que  lorsqu'il  avait  affaire  à  des 
personnages  graves  et  bouffis.  Bon  facétieux,  il  narrait, 
d'après  nature,  amusait  fort,  mais  pour  lui,  savait  pincer  sans 
rire.  Ceux  qui  l'ont  connu,  ajoute  Meusnier  de  Querlon,  dans 
l'édition  de  Grécourt  qu'il  donna  en  1761,  ceux  qui  l'ont 
connu,  ne  le  retrouvent  que  faiblement  dans  ce  qu'il  nous 
laisse. 

Enjoué,  mobile  et  léger  comme  son  siècle,  qu'il  aurait  pu 
dire,  avec  le  Mondain  de  Voltaire,  tout  fait  pour  ses  mœurs, 
Grécourt  portait  la  liberté  de  l'esprit  à  l'inconséquence,  mais 
non  celle  du  cœur  à  l'ingratitude.  Exercé  dans  le  talent  de 
séduire  dés  son  enfance  ecclésiastique,  et  d'un  tact  con- 
sommé dans  les  manœuvres  délicates  de  la  société,   aucune 


GRÉCOURT  31 

souplesse  ne  lui  coûtait,  et  il  suivait  en  cela  les  préceptes  les 
plus  célèbres  des  moralistes,  de  la  Rochefoucauld  au  marquis 
de  Lassay.  Il  savait  l'art  d'être  toujours  de  l'avis  de  tous,  et 
celui,  plus  difficile,  mais  dont  le  succès  est  infaillible,  de 
mettre  en  valeur  avec  adresse  les  moindres  propos  d'autrui. 

Aussi,  pas  d'entreprise  où  il  ne  réussît  avec  les  femmes, 
sexe  plus  faible  encore  par  le  moral  que  par  le  physique, 
sexe  qu'il  aimait  et  dont  il  se  faisait  aimer.  A  ce  commerce, 
si  bien  fait  pour  alanguir  une  àme  fort  relâchée  déjà,  nous 
sommes  redevables  de  la  plupart  de  ses  faciles  produc- 
tions. «  S'il  lui  arrivoit  d'encourir  leurs  disgrâces,  elles  lui 
rappeloient  un  ou  plusieurs  de  ses  contes,  selon  la  qualité 
du  délit,  et  lui  ordonnoient,  pour  punition,  de  l'habiller  en 
prose  ;  point  de  faveurs  d'elles  qu'à  cette  condition.  Le 
moyen  d'être  réfractaire  !  Pressé  de  rentrer  en  grâce  et  de 
jouir,  il  se  hâtoit  d'être  docile,  au  risque  de  rendre  mal  ce 
qu'il  avait  bien  imaginé.  »  On  peut  supposer  que  le  prix  des 
premières  faveurs  était  quelque  conte  en  vers,  et  il  n'y  a 
pas  apparence  qu'il  ait  mis  moins  de  hâte  à  s'acquitter. 

Soit  passion  véritable,  soit  plus  simplement  bonne  éduca- 
tion, l'abbé  n'eut  jamais  d'autres  principes  que  ceux  des 
femmes  qu'il  servait.  Noble,  galant,  précieux  dans  la  ruelle 
des  Grandes,  où  il  plaisait,  il  descendait  parfois  dans  le 
monde  bourgeois,  où  il  plaisait  également.  Tirant  parti  de 
toutes  les  positions,  il  se  montait  sur  tous  les  tons,  et 
jugeait  que 

L'homme  difficile  est  un  sot, 
Trouver  tout  bon,  c'est  le  bon  lot. 

Ce  fut  pour  attendrir  certaine  chapelière  de  la  place 
Maubert,  laquelle  se  donnait  des  airs  de  janséniste,  qu'il 
composa  contre  les  jésuites  le  petit  poème  de  Philolatuis, 
mais  s'étant  épris,  quelques  années  plus  tard,  d'une  belle 
cordonnière,  qui,  elle,  en  voulait  aux  jansénistes,  il  attaqua 
ceux-ci  à  leur  tour. 


32  CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 

Voltaire  qui,  clans  son  siècle  de  Louis  XIV,  exécute  Gré- 
court  en  trois  lignes,  s'indignait  fort  qu'on  lui  comparât  notre 
poète  On  lit  dans  une  lettre  du  12  novembre  17G4  an  marquis 
d'Argens  de  Dirac  :  «  Je  ne  sais  pourquoi  vous  m'attribuez 
une  pièce  de  Grécourt,  qui  n'est  que  grivoise  et  dont  vous 
citez  ce  vers. 

L'amour  me  dresse  son  pupitre. 

«  Vous  devez  bien  sentir  que  la  belle  chose  dont  il  est 
question  ne  ressemble  point  du  tout  à  un  pupitre.  Ce  n'est 
pas  là  le  ton  de  la  bonne  compagnie.  »  Ici  n'est  pas  l'en- 
droit d'entrer  dans  la  définition  de  ce  qui  est  grivois  et  de 
ce  qui  ne  l'est  pas.  Tout  ce  qu'on  dira,  c'est  qu'aux  négli- 
gences près,  mais  à  la  méchanceté  en  moins,  les  contes  de 
Grécourt  égalent  peut-être  bien  ceux  de  Voltaire.  A  suppo- 
ser qu'il  en  soit  de  grivois,  ils  rachètent  bien  cet  agaçant 
défaut,  par  les  grâces  de  la  poésie  et  la  fluidité  d'une  rime 
agréable.  Ainsi,  du  moins,  en  jugeait  le  difficile  Brossette, 
dans  une  lettre  à  Rousseau,  du  25  juin  1719  :  «  C'est  d'un 
burlesque  d'un  genre  nouveau,  qui  ne  ressemble  ni  à  Scaron, 
ni  à  Marot,  ni  au  style  du  Lutrin  ;  il  tient  plutôt  du  caractère 
badin  de  Chapelle.  » 

Nous  n'aurions  rien  des  œuvres  de  Grécourt,  si  son  ami, 
M.  de  Lasseré,  connu  par  ses  liaisons  avec  Voltaire,  Bros- 
sette et  Rousseau,  n'en  avait  recueilli  des  copies  avant  sa 
mort,  laquelle  survint  le  2  avril  1743,  à  Tours,  où  la  prébende 
de  son  canonicat  le  rappelait  quelquefois.  Personne,  en 
effet,  moins  que  M.  de  Grécourt,  n'était  entiché  du  goût  ordi- 
naire aux  beaux  Esprits,  qui  est  de  se  voir  relié  en  veau.  De 
ses  œuvres,  la  seule  publication  faite  de  son  vivant  est  un 
recueil  qui  contient  entre  autres  pièces  de  diverses  époques, 
des  poésies  plus  que  libres  de  Grécourt,  de  la  princesse  de 
Conti  et  du  P.  Vinet,  oratorien  :  Recueil  de  poésies  choisies, 
rassemblées  par  les  soins  d'un  cosmopolite,  1735,  in-4<>,  ouvrage 
imprimé  à  quelques  exemplaires  au  château  de  Veretz,  par 
le  duc  d'Aiguillon.  C'est  dans  ce  château  de  Veretz,  que  l'abbé 


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GRÉCOURT  33 

se  consolait  des  séjours  que  son  bénéfice  l'obligeait  de  faire 
en  Touraine.  L'aimable  duc  n'y  menait  pas  une  existence  très 
rigide.  Là,  le  poète  trouvait,  comme  il  le  disait,  «  une  fon- 
taine de  jouvence  qui  ne  s'épuisait  point,  un  paradis  ter- 
restre, —  Paris  et  la  Cour,  —  avec  tout  ce  que  la  campagne 
a  de  riant,  et  sa  Divinité  favorite,  la  Volupté  ». 

Il  a  été  fait,  depuis,  un  grand  nombre  d'éditions,  dont 
pas  une  n'est  correcte,  et  qui,  presque  toutes,  accueillent  des 
œuvres  qui  ne  sont  pas  de  Grécourt.  Telles  :  Le  Mondain,  La 
Mule  du  pape,  La  Crépinade,  les  Piétés  épiques,  de  Voltaire, 
l'Imagination,  de  Chaulieu,  Les  Misères  de  l'Amour,  de  Piron, 
LeSalamalec  Lyonnais,  qu'on  attribue  à  la  Monnoye,  le  Rajeu- 
nissement inutile,  de  Moncrif,  VEpitre  à  Claudine,  VEpitre 
sur  l'hiver,  de  Bernard,  etc.,  etc.,  sans  oublier  les  stances 
sur  la  ch...  p...,  de  Mathurin  Régnier.  Quelques-unes  des 
pièces  que  nous  publions,  extraites  des  éditions  de  Lausanne, 
de  1747  et  de  1750,  se  trouvent  encore  dans  un  manuscrit 
ayant  appartenu  à  la  comtesse  de  Verrue  (la  fameuse  Dame 
de  Volupté),  manuscrit  daté  de  1706,  et  qui  nous  a  été  com- 
muniqué par  M.  Pierre  Louys,  à  qui  nous  devons  ici  des 
remerciements.  Il  ne  semble  pas  d'ailleurs  que  Grécourt  ait 
jamais  beaucoup  fréquenté  chez  la  comtesse  de  Verrue,  à 
laquelle  aucune  de  ses  épîtres  n'est  dédiée.  Le  manuscrit  dut 
être  plutôt  rassemblé  à  son  intention  par  La  Faye  le  jeune, 
lequel  avait  alors  des  liaisons  de  café  avec  tous  ceux  qu'on 
appelait  les  nourrissons  des  Muses,  et  paraît,  d'autre  part, 
avoir  été  fort  intime  avec  la  dame,  si  l'on  en  croit  les  Derniers 
couplets,  attribués  à  Rousseau  (1). 

(1)  Je  vois  La  Faye  le  Cadet 

Qui  se  croit  monté  sur  Pégase, 
Mais    son  cheval  n'est  qu'un  Baudet 
Et  son  frère  n'est  qu'un  viédase... 
Dis  que  le  jeune  adroit  Escroc, 
Qui  f...  madame  de  Verrue 
A  les  mains  plus  faites  en  croc 
Que  ceux  qui  volent  dans  la  rue. 


34  CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 


LES  DEUX  PUCELAGES  (1) 

Certaine  Agnès  à  doux  maintien, 
Belle  et  gentille  de  corsage 
Avec  Damis  eut  un  tendre  entretien, 
Qui  fut  suivi  d'un  tendre  apprentissage, 
Dont  personne,  pourtant,  n'auroit  jamais  sçu  rien 
Si  ce  n'est  que  l'Agnès,  propre  à  mettre  en  ménage. 
Fut  demandée  en  mariage. 
Le  Père,  ayant  gendre  à  souhait, 
Lui  vantoit  fort  les  douceurs  de  sa  fille 
Voilà,  lui  disait-il,  un  chef-d'œuvre  parfait, 
Un  miroir  de  vertu,  un  modèle  docile. 
Pour  pucelle,  elle  l'est  ;  je  la  garantis  bien. 
—  «  Mon  père,  reprit-elle,  hélas,  je  suis  si  sage 
Que  Monsieur  n'aura  pas  pris  un  seul  pucelage 
Car  Damis,  l'autre  jour,  m'a  fait  présent  du  sien  »  (2). 

(1)  Les  11  contes  que  nous  donnons  ici,  appartiennent  en  propre  à 
Grécourt.  Ils  se  trouvent  dans  les  premières  éditions  de  ses  œuvres 
entr'autres  celles  de  Lausanne,  1747  et  1750.  Aucune  de  ces  pièces 
légères  qui,  pour  la  plupart,  avaient  paru  précédemment,  mais  sans 
nom  d'auteur,  dans  le  Recueil  de  pièces  choisies  rassemblées  par  les 
soins  du  Cosmopolite  (Voir  la  note  consacrée  à  ce  Recueil  dans  notre 
appendice)  ne  saurait  être  revendiquée  au  profit  d'autres  conteurs. 

(2)  Le  sujet  de  ce  conte  a  inspiré  bien  des  auteurs  du  xvme  siècle. 
A  titre  de  variante,  nous  renverrons  le  lecteur  à  cette  jolie  bagatelle 
insérée  dans  les  Anecdotes  échappées  à  l'observateur  anglois  et  aux 
mémoires  secrets  (A  Londres,  chez  John  Adamson,  1788,  II,p.  136)  sous 
cetitre  :  Les  trois  pucelages .  On  comprendra  le  sens  de  ces  derniers 
vers. 

Lubin  heureux,  Lubin  content, 
Dans  ses  nouveaux  transports,  la  presse,  la  dévore, 

S'égare,  se  retrouve....  et  se  remet  enfin. 
«  Ah!  dit  Agnès!  c'est  fait...  quoi  déjà...  cher  Lubin, 

N'en  as-tu  point  un  autre  encore?  » 


GRÉCOURT  35 


ATTRAPEZ-MOY  TOUJOURS  DE  MÊME 

Un  cadet  d'assez  bon  aloi 
Passoit  son  hiver  en  Province. 
Toujours  prier  était  l'unique  emploi 
Du  château  paternel,  ordinaire  assez  mince. 
Nuls  voisins,  nuls  plaisirs.  Or,  étoit  là-dedans 
Chambrière  à  gentil  corsage. 
Lise  appelée,  en  bon  point,  en  bon  âge 
Comme  passant  de  fort  peu  les  quinze  ans. 
Le  Jouvenceau  la  lorgna  quelque  temps, 
Puis  l'attaqua  :  la  première  entreprise 
Ne  réussit  ;  mais  un  jour  qu'en  chemise, 
En  simple  cotillon,  le  galant  la  surprit, 
Bon  gré,  mal  gré,  sur  ses  genoux  la  mit, 
Fit  son  chemin  ;  la  fillette  gentille 
Mord,  se  débat,  si  bien  et  beau  frétille, 
Que  de  Vénus  le  temple  elle  sauva. 
Il  fallut  bien  du  détroit  1... 
Se  contenter  ;  la  Belle  alors  bien  moins  frétille, 
Tant  soit  peu  seulement  pour  le  plaisir  du  Sire. 
L'œuvre  finie,  Lise,  étouffant  de  rire  : 

—  «  Vous  n'avez  pas  mis,  dit-elle,  où  vous  croyiez;  » 

—  «  Vous,  lui  répondit-il,  votre  adresse  est  extrême, 
Je  suis  navré  qu'ainsi  vous  me  déroutiez  : 

Attrapez-moy  toujours  de  même.  » 


LA  SUIVANTE  MODESTE 

Un  Jouvencel  à  Dame  Présidente 

Etoit  venu  faire  un  présent  ; 
—  «  Elle  vient  de  sortir,  répondit  la  suivante, 
Et  ne  doit  tarder  qu'un  moment.  » 


36  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

—  «  N'importe,  donnez-lui,  dit-il  à  la  donzelle, 

Ce  paquet.  »  —  «  Monsieur,  de  quelle  part?  Votre  nom?» 
Alors  le  compagnon 
Lui  dit  :  —  «  Pour  vous  servir,  Vit  je  m'appelle  !  » 
Et  puis  s'en  va.  Babet  rougit, 
Songe  à  tourner  ce  nom  maudit. 
Pendant  son  embarras  revient  la  Présidente, 
Babet,  en  rougissant,  son  paquet  lui  présente, 
Elle  connoit  bien  et  la  chose  et  le  nom, 
Mais  pour  le  prononcer,  néant,  le  pourroit-on? 
De  qui  ceci  vient-il,  dit  la  maîtresse  ? 
Elle  questionne,  elle  presse. 
Babet  ne  répond  point  :  son  esprit  en  défaut 
Ne  lui  fournissait  fort  rien  à  dire  comme  il  faut. 

—  «  Réponds-moi  donc,  impertinente  !  » 

—  «  Madame,  je  ne  puis  sans  honte  le  nommer, 
Dit-elle,  et  vous  auriez  raison  de  m'en  blâmer, 

Que  plutôt  jamais  je  n'en  touche 
Qu'un  tel  nom  sorte  de  ma  bouche.  » 
—  «  Mais  Babet,  quand  on  veut,  l'on  nomme  et  l'on  dit  tout, 
Il  n'est  façon  que  de  s'entendre.  » 
— -  «  Eh  bien,  madame,  essayez  de  comprendre, 
Son  nom  est  la  partie  avec  laquelle  on  f...  » 


L'ORIGINE  DU  PETIT  BOUT  DES  TETONS 

Au  temps  passé  n'avoit,  à  ce  qu'on  dit, 
Femme  au  teton  ce  rouge  boutonnet, 
Et  Priapus,  qui  étoit  en  crédit, 
Oreilles  eut  sous  son  petit  bonnet  ; 
Mais  quelque  Dieu  les  lui  coupa  tout  net, 
Puis  en  forma  la  retourne  gentille 
Que  fait  aller  mainte  superbe  fille, 
Sentant  qu'elle  a  du  mâle  la  dépouille. 
Et  de  là  vient  que  tous  les  coups  que  souille 


GRÉCOURT  37 

Au  sein  de  son  amie  un  amoureux  ardent, 
Ce  bon  galant  frémit  incontinent 
De  grands  plaisirs,  et  s'étend  à  merveilles, 
Comme  disant,  je  prendrai  mes  oreilles. 


LE  CHANOINE  ET  LA  SERVANTE 

Un   gros  chanoine,  embarrassé  : 
De  voir  que  sa  servante  porte 
Certain  embonpoint  mal  placé, 
Sourdement  la  met  à  la  porte. 
Bientôt  une  autre  vient  s'offrir, 
Jeune  encor,  et  de  bonne  mine. 
Voilà  notre  homme  à  discourir  : 

—  «  Savez-vous  faire  la  cuisine  ?  » 

«Fort peu.  «  —  «Blanchir?»—  «Non.»  —  «Buvez-vous?» 

—  «  Il  n'y  paroît  pas.  »  —  «  Lire,  Ecrire  ?  » 

«  Point.  »  —  «  Gages?  »  —  «  Cent]écus.  »'  —  «  Tout  doux  ! 
Oh!  par  ma  foi,  je  vous  admire  : 
Vous  ne  scavez  rien,  et  d'abord 
Cent  écus  !  Quoi  ?  la  plus  habile 
N'en  demande  que  vingt.  »  —  «  D'accord, 
Monsieur,  oui  ;  mais  je  suis  stérile.  » 


LE  CAVALIER  PRESOMPTUEUX 

Un  cavalier  présomptueux, 
Jeune,  bien  fait,  franc  Petit  Maître, 
Ne  pouvant  plus  cacher  ses  jeux, 
Veut  enfin  les  faire  paroître. 


38  CONTES   ET  CONTEUHS   GAILLARDS 

Avant  midi,  d'un  air  aisé, 
Il  va  trouver  à  sa  toilette 
L'objet  dont  il  est  embrasé, 
La  belle  Dame  étoit  coquette, 
Et  crut  qu'il  falloit  recevoir 
Quoique  pour  première  visite, 
Le  beau  fils  qui  venoit  la  voir. 
Le  voilà  qui  la  félicite, 
La  complimente  et  va  disant 
Tout  ce  que  dit  la  politesse 
Entre  les  mains  d'un  complaisant. 
Mais  bientôt  de  la  gentillesse, 
Il  passe  aux  discours  sérieux  ; 
Les  femmes  s'étaient  retirées, 
Il  en  profite  de  son  mieux, 
Lui  fait  des  promesses  outrées, 
Et  des  serments  à  l'infini  ; 
A  ses  genoux  il  se  prosterne 
Et  lui  montre  qu'il  est  muni 
D'un  excellent  mérite  externe. 
Que  faire  en  pareil  embarras  ? 
Voilà  la  dame  fort  en  peine  : 
Pour  sortir  de  ce  mauvais  pas. 
En  femme  offensée  et  hautaine, 
Appellera-t-elle  au  secours. 
Et  dans  Une  prompte  Vengeance 
Mettra-t-elle  tout  son  secours  ? 
Non,  elle  agit  avec  prudence  : 
Sa  boîte  à  mouches  elle  prit  ; 
En  choisit  une  convenable, 
Et  tranquillement  en  couvrit 
Le  bout  du  nez  du  pauvre  diable. 
—  «  Monsieur,  dit-elle  froidement, 
Je  vous  pardonne  l'équipée, 
AdieU  la  gentille  poupée  ; 
Il  vous  manquoit  cet  ornement.  >< 


GRÉCOURT  39 


LA  SAGE  REMONTRANCE 

Un  Mousquetaire  auprès  d'un  Cordelier, 
D'un  air  contrit  débitait  ses  fredaines, 

Et  s'accusoit,  le  jeune  Cavalier, 
De  plusieurs  chefs  de  foiblesses  mondaines, 

—  «  J'ai  disoit-il,  avec  un  tendre  objet, 
Dôpuis  longtemps  une  intrigue  secrettc  : 
Ce  n'est  pas  tout,  je  suis  même  sujet...  » 

-  «  Eh  bien  !  à  quoi,  lui  dit  l'Anachorète  ?  » 

—  «Je  suis  sujet  à  lui  faire  en  levrette.  » 

—  «D'où  vient  cela?  reprit  Père  Séguin.  » 

-  «  C'est  que  j'y  trouve  un  pouce  au  moins  de  gain.  » 

—  «  Mon  frère,  poursuit  le  saint  personnage, 
Pour  ton  salut,  reviens  à  l'avant-main  ; 
L'esprit  pervers  avec  ce  beau  ménage, 
Plus  d'une  lois  m'a  trompé  de  chemin.  » 


LE  FIDELE  ITALIEN 

Au  jeu  d'amour,  une  jeune  donzcllc 

Vouloit  induire  un  chevalier  Romain, 

L'ultramontain,  à  son  culte  fidèle  ; 

La  refusoit,  et  même  avec  dédain  ; 

Quand  pour  lui  plaire  elle  tourna  soudain, 

Ce  qu'à  Jupin  Ganymèdc  réserve, 

Mais  l'Italien,  malgré  l'offre,  affermi  : 

—  «  Me  fourrer  là,  dit-il,  Dieu  m'en  préserve, 

Je  logerois  trop  près  de  l'ennemi.   » 


40  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 


LE  PUPITRE 

Belle-Maman,  soyez  l'arbitre, 

Si  la  fièvre  n'est  pas  un  titre 

Suffisant  pour  se  disculper, 

De  ne  point  aujourd'hui  souper  ; 

Je  suis  au  lit  comme  un  bélître, 

Fort  mécontent  de  m'occuper 

A  sentir  mon  pouls  galoper. 

Beaucoup  de  sang  couleur  de  litre, 

De  mon  bras  on  vient  d'extirper, 

Et  c'est  à  force  de  lamper, 

Qu'il  est,  dit-on,  trop  plein  de  nitre  ; 

Mais  j'espère  d'en  réchapper, 

Puisqu'en  écrivant  cette  Epître, 

L'amour  me  dresse  mon  Pupitre. 


LES  BONNETS 


Aux  pieds  d'un  confesseur,  un  Ribaud,  pénitent, 
Développait  sa  conscience. 

—  «  Père,  lui  disait-il,  je  viens  bien  repentant, 

Vous  taire  l'humble  confidence, 
Que  la  chair  fut  toujours  mon  péché  dominant.  » 

—  «  Tant  pis,  dit  le  Pater  ;  mais  enfin,  mon  enfant, 

La  Vénus,  grâce  à  la  Providence, 

Met  fin  à  la  concupiscence. 
Voyons  à  quels  excès  vous  vous  êtes  porté, 
Par  vos  dérèglements  trop  longtemps  emporté  ? 
N'êtes-vous  pas  contrit  ?»  —  «  Si  je  le  suis,  mon  Père, 
Ah  !  je  ne  puis  assez  gémir  de  ma  misère  !  » 


GRÉCOURT  41 

—  <(  Allons,  tels  sentiments  montrent  un  vrai  retour, 
Parlez  donc  :  dites-moi  vos  fautes  sans  détour, 

Et  n'oubliez  surtout  aucune  circonstance, 

La  façon  de  pécher  décide  de  l'offense. 

Continuez.  »  —  «  Hélas,  mon  Père,  une  beauté 

Que  le  hasard  m'offrit,  et  dont  je  fus  tenté, 

Me  fit  perdre,  en  un  jour,  toute  mon  innocence  ; 

Je  l'aimai,  je  la  vis  avec  toute  licence, 

Et  l'amour,  dans  ses  bras  au  fond  d'un  cabinet...    » 

—  «  Je  vous  entends  ;  son  nom?  »  —  «  On  l'appelle  Bonnet.  » 

—  «  Bonnet  ?  Je  la  connois,  comment  donc,  adultère  ? 
Ah  !  mon  fils,  redoutez  la  céleste  colère  ! 

Mais  voyons,  que  devint  ce  commerce  odieux  !  » 

—  «  Mon  Père,  il  fut  suivi  d'un  plus  délicieux  ; 
Une  jeune  Bonnet,  tendre,  vive  et  gentille...  » 

—  «  Oh  !  oh  !  voici  bien  pis  ;  quoi  !  la  Mère  et  la  fille  ?   » 

—  «  Cette  jeune  Bonnet,  source  de  mes  désirs, 
Devient  bientôt  l'objet  de  mes  plus  doux  plaisirs.  » 

—  «  Ah  !  quel  désordre  affreux  !  l'inceste,  l'adultère  I  » 

—  «  Mon  Père,  suspendez  votre  juste  colère  ; 
Je  ne  viens  point  ici  vous  vanter  mes  vertus 
Et  tout  ce  que  j'ai  dit  n'est  encore  que  bibus. 
Apprenez  que  Bonnet,  chef  de  cette  famille, 
Succéda,  dans  mon  lit,  à  sa  femme,  à  sa  fille 
Et  que  son  fils  enfin  y  prit  place  à  son  tour, 

Que  j'eus  pour  ce  dernier  le  plus  ardent  amour.  » 

—  «  Méchant,  n'achève  pas,  dit  le  Père  en  furie, 
Je  ne  veux  plus  entendre  une  telle  infamie, 

Et  puisque  tout  Bonnet  doit  être  ta  Catin, 

Tiens/  Rousseau,  prends  le  mien,  et  remplis  ton  destin.  » 


CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 


NABUCHODONOSOR  (1) 

Certain  Froquart,  prêchant  à  des  Nouettes, 
Leur  dit  :  —  «  Mes  soeurs,  Nabuchodonosor, 
Ainsi  qu'il  est  écrit  dans  les  Prophètes, 

Pour  avoir  fait  adorer  le  veau  d'or 

Se  vit  couvert  en  guise  d'une  bête, 
D'un  gros  poil  noir  des  pieds  jusqu'à  la  tête.  » 
Dès  le  soir  même,  une  jeune  Nonnain, 
Ayant  porté  je  ne  sçais  où  la  main, 
Sentit  du  poil.  La  pauvrette  étonnée 
Montra  l'endroit  à  la  Dame  Renée  : 
—  «  Pour  mon  péché,  disait-elle  en  pleurant, 
Dieu  me  punit  comme  ce  Roi  méchant.  » 

—  «  Eh  vraiment  oui,  dit  l'Abbesse  dévote  ; 

Mais  tu  n'en  as  que  pour  un  véniel  ; 
Alors,  troussant  sa  chemise  et  sa  cotte  : 
Tiens,  en  voilà  pour  un  péché  mortel.  » 


(1)  Il  existe  plusieurs  versions  de  ce  conte.  L'une  de  celles-ci  se 
retrouve  dans  l'édition  des  Contes  inédits  de  J.-B.  Housseau, 
publiée  à  Bruxelles,  par  Gay  et  Douce,  en  1881. 

Jeune  fillette  est  un  friand  morceau,  etc. 

Le  conte  de  Grécourt,  grâce  à  sa  Concision,  l'emporté  sur  c.\ 
dernier  texte. 


VOLTAIRE 


Homme  de  science,  homme  d'érudition  ;  homme  égale- 
ment versé  dans  les  lettres  hébraïques,  grecques,  latines, 
anglaises,  et  même  welches,  dans  l'anatomie,  la  physique  et 
là  mécanique  céleste  aussi  bien  que  dans  l'exégèse,  la 
philosophie,  la  politique  et  la  législature  ;  poêle  satirique, 
comique,  tragique,  mais  jamais  famélique  ;  historien,  épis- 
tolier,  critique  littéraire  et  polémiste  ;  diplomate,  fondateur 
de  villes  et  fabricant  de  montres  ;  historiographe  de  France, 
membre  de  l'Académie  française  et  de  celle  de  Berlin, 
gentilhomme  de  la  Chambre,  seigneur  de  Ferney  et  autres 
lieux,  —  et  nous  oublions  la  moitié  de  ses  titres,  il  eût 
manqué  vraiment  quelque  chose  à  l'universalité  d'un  homme 
qui,  au  dire  de  Jean-Baptiste  Rousseau,  eût  d'ailleurs  volon- 
tiers sacrifié  toutes  ses  réputations  en  faveur  de  celle  d'un 
homme  d'esprit  —  s'il  n'eût  point  écrit  des  contes  en  vers. 
Aussi  bien,  deux  sortes  de  contes  se  trouvent  dans  l'œuvre 
de  Voltaire;  les  uns  dates  de  sa  toute  première  jeunesse, 
les  autres  publiés  en  1762,  sous  le  pseudonyme  de  Guil- 
laume Vadé,  et  augmentés  dans  Jes  éditions  de  ses  œuvres 
complètes,  defc  contes  intitulés  Les  Finances,  1775,  et  le 
Dimanche,  on  les  Filles  de  Minée,  177C.  Ces  derniers, 
faut-il  le  dire,  sont,  ainsi  qu  il  arrive  souvent,  beaucoup 
moins  piquants,  beaucoup  moins  originaux  que  ceux  du 
début.  Le  grand  homme,  déjà  vieux,  el  dont  la  malice  pre- 
nait un  tour  bonhomme  et  bavard,  les  composa  trop  visible- 
ment à  l'attention  d'une  morale  qui,  pour  être  facile,  n'en  a 
pas  moins   une  solennité  fâcheuse.   Ce  sont  d'ailleurs  des 


44  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

apologues  plutôt  que  des  contes,  et  comme  tels,  il  ne  con- 
vient pas  d'en  parler  davantage. 

Mais  pour  les  contes  qu'il  fit  à  peine  âgé  de  vingt  ans,  le 
Cadenas  et  YAnti-Giton,  dédié  à  Mlle  Le  Couvreur,  sont  en 
effet  de  1714,  —  l'on  ne  sait  ce  dont  il  faut  s'étonner 
davantage,  de  la  perfection  formelle  si  remarquable  chez  un 
débutant,  ou  du  ton  hardi,  désabusé,  et  moins  cynique, 
par  goût  de  l'audace,  que  pour  le  plaisir  intime  de  se 
moquer  du  monde.  On  le  voit,  dans  un  langage  toujours 
très  fin,  très  littéraire,  et  où  il  excelle  mieux  qu'aucun  de 
ses  contemporains  (Jean-Baptiste  Rousseau  excepté),  prati- 
quer cette  manière  narquoise,  cet  art  de  la  pirouette  désinvolte 
où  il  ne  tarda  point  à  passer  maître,  et  qu'il  a  si  bien  résumé 
plus  tard,  dans  une  lettre  à  Sénac  de  Meilhan  :  «  Moquez- 
vous  de  tout  et  de  tous  ceux  qui  vous  ennuient. «Voltaire  s'y 
montre  futé,  fermement  décidé,  sous  son  air  moqueur,  à 
conquérir  les  seules  choses  qui  lui  importèrent  jamais,  la 
fortune  et  la  jouissance,  tel  que  l'a  représenté  de  Troy  dans 
le  portrait  peint  en  1723  qui  est  au  Musée  de  Versailles,  et 
tel,  au  fait,  qu'il  fut  toute  sa  vie. 

Les  contes  de  Voltaire  ont  été  réimprimés  trop  de  fois 
pour  qu'ils  prennent  place  dans  ce  recueil.  L'on  nous  saura 
peut-être  gré  de  publier  ici  un  conte  resté  jusqu'à  ce  jour 
inédit. 


L'APOTHEOSE  DU  ROI  PETAUT 

Mes  amis,  c'est  assez  vous  parler  d'Opéra, 
De  la  Cour  d'Arlequin,  même  de  la  Sorbonne. 
Faisons  chacun  un  conte;  et  rira  qui  pourra. 
Voici  le  mien,  et  je  vous  l'abandonne. 

(1)  Ce  conte,   ou  badinage,  comme  l'on  voudra,  est  extrait  du 


VOLTAIRE  45 

C'étoit  un  bon  humain  que  le  grand  Roi  Pétaut! 
Vous  vous  rappeliez  tous  la  rare  obéissance 
Qu'il  eut  plus  de  trente  ans  pour  la  vieille  Éminence. 
Aussi  tous  les  auteurs  l'élogent-ils  tout  haut. 
Ils  disent  de  lui  tous  dans  leur  mâle  éloquence, 
Qu'il  eut  mille  vertus,  et  pas  un  seul  défaut. 

C'est  un  peu  fort,  en  conscience. 
Vous  et  moi,  nous  savons  qu'entre  plus  d'un  Bonneau 
Le  saint  homme,  parfois,  buvoit;  par  excellence  : 
Qu'il  eut  à  son  service  et  jusqu'à  son  tombeau, 
Ce  qu'à  la  Cour,  où  tout  se  peint  en  beau, 
Nous  appelions  le  bon  ami  du  Prince, 
Mais  qu'à  la  Ville,  et  surtout  en  Province, 
Les  gens  grossiers  appellent  Maquereau, 
Il  vous  souvient  encor  de  cette  Tour  de  Nesle, 
Mivintille,  Limaille,  Rauchâteau,  Pompadour, 
Mais  dans  la  foule  enfin  de  peut-être  cent  Belles, 

Qu'il  honora  de  son  amour, 
Vous  distinguez,  je  crois,  celle  qu'à  notre  Cour 
On  soutenoit  n'avoir  jamais  été  cruelle. 

La  bonne  pâte  de  femelle  ! 

tome  II  des  Anecdotes  échappées  à  l'observateur  anglais  et  aux 
mémoires  secrets,  etc,  à  Londres  chez  John  Adamson,  1788.  Il  est 
précédé  des  lignes  suivantes  :  «  Dans  le  nombre  des  satyres,  des 
chansons,  des  méchancetés  de  toutes  espèces  par  lesquelles  on  a 
tenté  de  contrarier  l'élévation  de  Madame  du  B[arry],  je  trouve  un 
conte  en  vers  qu'on  attribua  à  Monsieur  de  Voltaire,  et  qui,  quoique 
fort  plaisant,  n'est  pas  même  excusable  par  l'intention  qui  le  lui  a 
inspiré,  de  faire  sa  cour  aux  antagonistes  de  la  nouvelle  maîtresse 

et  particulièrement  au  duc  de  Choiseul »  (6  janvier  1776).  On 

chercherait  vainement  ce  texte  dans  toutes  les  éditions  de  Voltaire 
y  compris  celle  de  Louis  Moland.  Ce  n'est  d'ailleurs  pas,  avouons-le, 
la  seule  pièce  méconnue  du  grand  écrivain.  Le  manuscrit  français 
9352  de  notre  Bibliothèque  Nationale  renferme  encore  sous  ce  titre  : 
Le  Goguenard,  un  conte  qui  peut  prendre  place  parmi  les  productions 
de  jeunesse  de  notre  poète.  Mais  c'est  là  une  pièce  médiocre  dont 
nous  nous  soucions  peu  de  grossir  ce  recueil. 


46  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Combien  d'heureux  fit-elle  dans  ses  bras  1 

Qui,  dans  Paris,  ne  connut  ses  appas  t 

Du  laquais  au  marquis  chacun  se  souvient  d'elle, 

Mais  laissons-là  ses  séduisans  appas  : 

Portons  nos  yeux  vers  la  route  éternelle. 

Le  bon  Pétaut  comme  un  autre  mourut  : 

De  notre  globe  enfin  il  disparut. 

Son  àme  fugitive,  errante,  très  peu  sûre, 

Cherchoit  du  ciel,  comme  on  dit,  le  chemin. 

Il  marchoit,  il  marchoit,  et  toujours  incertain 

S'il  ne  se  fourvoyoit Advint  que  d'aventure, 

Le  bon  Pétaut  fit  rencontre  à  la  fin 
De  la  dolente  et  triste  Madelaine, 
Il  vous  l'aborde,  et  lui  conte  soudain 
Ce  qu'il  cherchoit,  et  le  mettoit  en  peine. 
La  Sainte  alors,  du  ton  le  plus  bénin, 
Le  remet  sur  la  route,  il  repart  de  la  main. 
Le  voici  galoppant  vers  la  brillante  plaine, 
Il  fit  peut-être  encor  cent  mille  et  même  mieux  : 
Hélas!  en  vain.  Le  céleste  Domaine 
Ne  s'offrit  point  à  ses  débiles  yeux. 
Comme  il  revoit  à  sa  déconfiture, 
Voici  venir  bien  à  point  Saint  Denis, 
Cheminant  seul,  lentement,  sans  monture. 
Il  reconnut  ce  miracle  des  Saints 
En  lui  voyant  porter  entre  ses  mains 
(Comme  l'on  sait)  sa  bénigne  figure  : 
Après  les  premiers  complimens, 
Le  bon  Pétaut,  du  grand  Saint  de  la  France, 

Reçut  de  nouveaux  erremens. 
Pétaut  le  quitte  enfin  dans  la  douce  espérance 
D'être  juché  bientôt  au  benoît  Paradis 

Mais  les  conseils  de  Monsieur  Saint  Denis 
Ne  le  mènent  pas  mieux  à  la  Demeure  sainte. 
Comme  il  erroit  dans  cette  vaste  enceinte 
Las,  inquiet,  et  surtout  plein  d'ennuis, 


VOLTAIRE  47 

Nez  à  nez,  face  à  face,  il  voit  que  Saint  Louis, 
Heureusement  accourt  sur  son  passage. 

Vous  devinez  bien  quel  hommage 
Le  Roi  Pétaut  fit  au  Patron  des  Lys! 
Après  quelques  menus  devis, 
Et  ces  discours  oiseux  consacrés  par  l'usage, 
Le  Saint  lui  dit  :  Je  devine,  mon  fils, 
Quel  but  peut  avoir  ton  voyage  : 
Tu  le  ratois  tout  net  sans  moi,  sans  mes  avis; 
Une  fois  dans  ta  vie  écoute  donc  un  Sage, 
Connois  ce  qu'est  écrit  au  Livre  du  Destin  : 
«  Qui  met  sa  confiance  en  un  homme  sans  tête, 
t  Et  qui  pput  croire  une  Catin, 
«  Ne  sera  jamais  qu'une  bête.  » 


ALEXIS  PIRON 


Le  chef  de  file,  le  parangon,  et,  davantage  même  que  La 
Fontaine,  le  patron  des  conteurs  galants  à  la  fin  du  xvin* 
siècle,  Alexis  Piron,  a  laissé  dans  ce  bon  peuple  une  répu- 
tation de  gaillardise  quelque  peu  vulgaire,  mais  dont  il 
pouvait  dire,  avec  Figaro,  qu'il  valait  mieux  qu'elle.  Pour 
les  uns,  et  c'est  la  très  grande  majorité,  Piron  est  resté, 
depuis  sa  jeunesse  jusqu'à  nos  jours,  le  Poète  de  iOde  à 
Priape,  péché  de  jeunesse  tellement  énorme  que  le  prési- 
dent Bouhier,  indulgent  à  toutes  sortes  de  choses  à  cause  de 
sa  grande  érudition  latine,  dut  s'en  déclarer  publiquement 
l'auteur,  afin  d'éviter  au  jeune  homme  des  poursuites  qui 
auraient  bien  pu  le  vouer  au  bûcher,  ainsi  qu'elles  firent 
plus  tard  du  chevalier  de  la  Barre,  lequel,  comme  on  sait, 
ne  fut  condamné  que  pour  avoir  récité  le  fameux  cantique  de- 
vant un  crucifix.  Pour  les  lettrés,  il  est  encore  le  rimeur 
d'épîtres  délicates,  de  contes  naïfs  et  piquants  par  lesquels  il 
rajeunit  le  genre,  et  où,  effet  sans  doute  d'un  vin  de  Bour- 
gogne vert  et  vigoureux,  dont  il  eut  toujours  cave  pleine,  il 
continue,  seul  dans  un  siècle  fatigué,  la  verve  franche,  et 
très  fine,  quoique  simple  d'apparence,  des  conteurs  du 
xvie  siècle  ;  —  le  diseur  d'une  foule  de  bons  mots,  tous  si 
bien  tournés  qu'ils  ne  lui  valurent  guère  d'ennemis,  et  qu'ils 
firent  de  lui  l'homme  le  plus  spirituel  d'un  temps  où  tout  le 
monde  avait  de  l'esprit  ;  —  l'auteur  enfin  de  la  Métromanie 
sujet  restreint,  et  dont  le  poète  fit  une  comédie  alerte, 
et  somme  toute  la  meilleure  qu'on  ait  vue  depuis  Molière, 
avant  que  ne  parût  l'étourdissant  Figaro,  déjà  nommé. 


ALEXIS   PIRON  49 

Commencée  à  Dijon,  le  9  juillet  1689,  par  les  soins  d'Aimé 
Piron,   apothicaire   et  lui-même   poète,  et   d'Anne  Dubois, 
seconde   femme   d'icelui,  l'existence  de  Piron  a  été  parfaite- 
ment décrite  dans  la  Notice  de  Rigoly  de  Juvigny,  placée  en 
ête  de  l'édition  des  Œuvres  complètes  de  Piron,  7  vol.  in-8°, 
(1776),  dans  celle  où  M.  Edouard  Fournier  (érudit  plus  spiri- 
tuel que  savant  et  qui,  pour  cela,  est  loin  d'être  à  dédaigner) 
présente  les   Œuvres   de   Piron,  publiées  chez  Delahays  en 
1857,   et  enfin  dans  les  trois  excellents  ouvrages  qu'Honoré 
Bonhomme   a  consacrés  à  Piron,  sous  le  titre  d'Œuvres  iné- 
dites de   Piron   (proses   et  vers),  accompagnées  de  Lettres 
inédites    adressées  à   Piron   par   Mesdemoiselles    Quinault 
et  de  Bar,    Paris,  1859,  Poulet-Malassis,  et  de  Broise,  1  vol. 
in-8«  (2c  édition  in-12),  de  Complément  de  ses  œuvres  inédites, 
prose    et    vers,    Paris,    Ferdinand    Sartorius,    1865,    in-12, 
et    d'Œuvres    posthumes  de   Piron  (prose  et  vers),  accom- 
pagnées de  la  correspondance  adressée  à  Piron  par  Made- 
moiselle  de     Bar,    Paris,    Dentu,     1888,  in-12.    Par     suite, 
nous   ne   saurions   ici   retracer  la   vie  de  Piron  autrement 
qu'avec  des  indications  très  sommaires.  Après  une  jeunesse 
passée   tout  entière  à  Dijon,  les  années  exceptées  où  il  put 
étudier  le  droit  à  Besançon,  Piron,  semble-t-il,  fut  contraint 
de  quitter  sa  ville  natale  par  le  scandale  de  son  Ode  dePriape. 
Venu  à  Paris,  fort  léger  de  bourse,  mais  riche  de  jeunesse  et 
de  talent,  Piron,  pour  subsister,  s'employa  d'abord  à  des  tra- 
vaux de  copie  chez  MM.  de  Belle-Isle,  jusqu'au  moment  où  il 
rencontra  Mademoiselle  de  Bar,  fille  de  trente-cinq  ans,  fort 
laide,  spirituelle  toutefois  et  lettrée,  ainsi  qu'en  témoignent 
ses  lettres.  Les  femmes  de  qualité,  alors,  aimaient  avoir  dans 
leurs  domestiques  des  personnes  de  plus  de  distinction  que 
ne  comporte  cet  état  et,  de  même  que  comme  on  sait,  Madame 
de  Pompadour  eut  pour  femme  de  chambre,  une  femme  assez 
bien   née,  Madame   du    Hausset,  de   même  la  marquise  de 
Mi  meure  avait  auprès  d'elle  celte  demoiselle  de  Bar.  Celle-ci, 
dont  l'emploi  tenait  en  quelque  sorte  delà  femme  de  chambre 
et    de    la    dame    de  compagnie,  vivait  avec   sa   maîtresse 

4 


50  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

dans  une  intimité  qu'il  est  difficile  d'imaginer  aujourd'hui 
que  la  vanité  démocratique  a  séparé  d'un  abîme  les  maîtres 
et  les  serviteurs.  Intéressée  par  la  détresse,  par  la  jeunesse  de 
Pi mn,  et  aussi  par  la  bonne  mine  d'un  gaillard  que  seule  une 
chute  fit  mourir  à  plus  de  quatre  vingts  ans,  celle-ci  parvint 
à  introduire  son  protégé  jusque  dans  le  salon  de  sa  maîtresse 
où  celui-ci  suscita  tout  de  suite  la  jalousie  de  Voltaire.  Arouet, 
—  car  le  grand  méchant  homme,  alors,  ne  s'était  pas  encore 
anobli,  —  pour  se  débarrasser  d'un  rival  gênant,  tenta  de 
le  faire  chasser  en  venant  réciter  à  Madame  de  Mimeure 
YOde  fameuse.  La  marquise,  ici,  eut  le  bon  goût  de  se 
brouiller  avec  le  dénonciateur. 

Entre  temps,  et  à  la  suite  d'aventures  excellemment  racon- 
tées par  Edouard  Fournier,  lequel  connaissait  à  fond  la  chro- 
nique des  petits  théâtres  du  xvme  siècle,  Piron  était  parvenu 
à  faire  jouer  son  étincelant  Arlequin- Deucalion,  à  la  comédie 
Italienne,  puis  bientôt  une  foule  d'autres  parodies  à  ce  même 
théâtre,  et  sur  les  autres  scènes  de  la  Foire.  S'étant  essayé 
dans  des  genres  plus  solennels,  il  vit  représenter  aux  Français, 
ses  tragédies  de  Callisthène,  1730,  de  Gustave  Wasa,  1733,  de 
Fernand  Cortez,  1741,  ses  comédies  de  Y  Ecole  des  Pères,  1728,  et 
de  la  Métromanie,  1731,  avec  un  succès  croissant,  jusqu'au  jour 
où  il  fut  désigné  par  le  sentiment  unanime  du  public  et  de 
l'Académie  pour  tenir  dans  cette  compagnie  la  place  laissée 
vacante  par  le  décès  de  l'Archevêque  de  Sens.  C'est  alors 
que  YOde  encore  un  coup,  revint  à  la  mémoire  des  envieux 
que  ses  succès  avaient  naturellement  faits  à  Piron.  Excité 
par  M.  de  Boulainvilliers,  jeune  ambitieux  fort  tracassier,  le 
théatin  Boyer,  évêque  de  Mirepoix,  fit  représenter  au  Roi 
le  scandale  qu'il  y  aurait  à  voir  académicien  l'auteur  de  YOde 
à  Priape.  Le  Maître  eut  assez  bonne  attitude,  faisant  mine 
d'ignorer  ces  vers,  mais  n'en  appela  pas  moins  Montesquieu, 
lequel  dirigeait  alors  la  compagnie,  pour  lui  dicter  c  qu'ayant 
appris  que  l'Académie  avait  jeté  les  yeux  sur  M.  Piron 
et  sachant  que  M.  Piron  était  l'auteur  de  plusieurs 
écrits  licencieux,  il   souhaitait  que  l'Académie   choisît  un 


ALEXIS  PIRON  51 

autre  sujet.  S.  M.  déclara  en  même  temps  qu'elle  ne  voulait 
pas  de  sujetde  l'Ordre  des  Avocats  ».(1)  L'Académie  murmura, 
M.  le  Maréchal,  duc  de  Richelieu,  qui  goûtait  Piron,  vint 
même  tout  exprès  honorer  une  séance  pour  tancer  l'abbé 
d'Olivet,  soupçonné  de  cabaler  avec  les  dévotes,  et  finale- 
ment, tout  le  monde  s'inclina  Piron  se  consola  d'une  pen- 
sion de  2.000  livres  sur  le  Mercure  que  le  comte  de  Florentin, 
son  protecteur,  lui  envoya  avec  le  billet  suivant,  que  rap- 
porte Grimm  (octobre  1754)  :  «  J'ai  toujours  ouï  dire  qu'un 
peu  de  mercure  faisait  beaucoup  de  bien  ;  je  sais  que  vous  en 
méritiez  beaucoup,  mon  cher  Piron  ;  mais  pour  cette  fois-ci, 
vous  vous  contenterez  d'une  petite  dose  :  c'est  une  pension  de 
deux  mille  livres.  »  Déjà  célèbre  pour  un  mot  sur  l'Académie  : 
«  ils  sont  là-dedans  quarante  qui  ont  de  l'esprit  comme 
quatre  »,  il  se  consola  mieux  encore  avec  l'épitaphe  sou- 
riante que  tout  le  monde  connaît  : 

Ci-gît  Piron  qui  ne  fut  rien 
Pas  même  académicien, 

et  de  laquelle  on  pourrait  tourner  à  l'aigre  l'intention,  si  l'on 
en  ignorait  la  circonstance. 

«  Piron,  écrit  l'abbé  Raynal,  a  été  défini  un  feu  d'artifice 
continuel  et  bien  servi.  Les  saillies,  les  bons  mots,  les  choses 
plaisantes  et  sentencieuses  sortent  de  sa  bouche  avec  une 
rapidité  qu'on  n'a  peut-être  jamais  vue.  Il  vit  retiré,  il  com- 
mence à  avoir  de  l'humeur,  il  ne  se  soucie  guère  de  per- 
sonne 'f  il  n'est  ni  bon,  ni  méchant  \  il  a  des  malices,  mais  des 
malices  d'enfant  ;  il  s'irrite  et  s'apaise  avec  une  égale  facilité, 
et  parce  qu'il  est  singulier,  il  se  dit  et  se  croit  philosophe.  » 
Tel  paraît  bien  avoir  été  le  vrai  caractère  d'Alexis  Piron. 
On  a  fait  un  recueil  de  ses  bons  mots,  qui  peut-être  est  la 
meilleure  chose  que  l'on  ait  en  ce  genre.  Ce  qui  distingue 

(1)  Grimm,  Correspondance  littéraire,  juillet  1753.  Piron,  comme 
on  a  vu  était  aussi  avocat. 


52  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

surtout  l'esprit  de  Piron,  c'est  un  grand  fond  de  bienveillance. 
Chez  lui,  rien  du  mordant  d'un  Voltaire,  ni  de  la  brutalité 
d'un  Rivarol.  Lorsqu'il  blesse  l'amour  propre,  c'est  avec  tant 
de  légèreté  dans  l'à-propos,  ou  tant  d'art  dans  la  conduite  de 
l'ironie,  que  la  victime  ne  tarde  pas  à  se  mettre  du  côté  des 
rieurs.  Au  reste,  Piron  n'attaquait  guère  et  la  plupart  des 
bons  mots  qui  nous  restent  sont  des  ripostes. 

Si  la  bienveillance,  malgré  quelques  usages  passagers,  était 
l'humeur  habituelle  de  Piron  dans  la  société,  une  très  grande 
bonté  était  celle  de  sa  vie  intime. 

Après  vingt  ans  de  prévention,  il  épousa  Mademoiselle  de 
Bar,  de  laquelle  il  ne  voulut  jamais  se  séparer,  lorsque 
devenue  folle,  la  prudence  aurait  demandé  qu'elle  fût  enfer- 
mée. Ce  joyeux  badin  paraît  aussi  être  au  fond  un  grand 
sentimental.  Quelque  belle  que  fût  une  femme,  aimait-il  à 
dire,  il  ne  pouvait  l'aimer  si  elle  n'était  pas  bonne  :  «  C'est, 
ajoutait-il,  que  l'âme  de  cette  personne  se  met  toujours 
entre  son  visage  et  le  mien.  »  Sa  raillerie,  son  cynisme, 
étaient  tout  de  surface,  et  personne  ne  fut  surpris,  devant 
une  telle  inconsistance,  de  le  voir  tourner  à  la  dévotion 
dans  sa  vieillesse.  «  Aujourd'hui  ce  vieux  fou,  dit  Diderot, 
dans  un  Salon  de  1765,  se  frappe  la  poitrine  et  les  fesses 
devant  Dieu,  de  tous  les  bons  mots  qu'il  a  dit  et  de  toutes  les 
drôles  sottises  qu'il  a  faites.  »  —  «  Il  s'est  donné,  ajoute  Grimm 
(l(r  janvier  1766),  le  ridicule  de  faire  imprimer  dans  le 
Mercure  un  De  Profanais  en  vers  français,  en  expiation  de  ses 
fautes  de  jeunesse.  Depuis  sa  conversion,  M.  Piron  fréquente 
donc  les  dévots  et  les  prélats  ;  mais  il  paraît  que  ceux-ci  ne 
s'en  trouvent  pas  mieux.  »  Il  était  en  effet  resté  fort  caustique, 
et,  jusqu'à  sa  mort,  un  des  plus  gais  habitués  du  Caveau,  où 
il  ne  cessa  de  hanter  avec  Collé,  Crébillon  fils  et  quelques 
autres... 


ALEXIS  PIRON  53 


LA  PUCE  (1) 

Le  hasard  seul,  sans  l'aide  du  génie 
Est  quelquefois  père  d'inventions. 
Tel  est  vanté  pour  ses  productions 
Qui  n'y  pensa-peut-être  de  sa  vie  : 
C'est  ce  qu'on  voit  tous  les  jours  en  chimie. 
Nature  tient  tous  ses  trésors  ouverts 
Aux  ignorans  aussi  bien  qu'aux  experts  ; 
Le  tout  dépend  d'en  faire  la  rencontre  : 
Sans  la  chercher  souvent  elle  se  montre. 
Nous  le  voyons  par  l'exemple  d'Agnès, 
Qui  n'étoit  fille  à  découverte  aucune, 
Mais  qui  pourtant  un  matin  en  fit  une 
Que  cent  nonnains  vanteront  à  jamais. 
Voici  le  fait  :  Suivante  d'une  dame 
Était  Agnès  ;  farouche  elle  avoit  l'ame, 
Non  par  vertu,  mais  par  tempérament, 
Ainsi  qu'on  sait  qu'il  arrive  à  la  femme 
Lorsque  le  ciel  la  traite  durement. 
La  jeune  Agnès  passoit  pour  fille  sage; 
Elle  étoit  belle  et  n'avoit  que  quinze  ans. 
Auprès  d'Agnès  laquais  du  voisinage 
Ne  rencontroit  que  griffes  et  dents  ; 

(1)  Les  contes  que  nous  publions  ici  sont  extraits,  sauf  le  dernier: 
La  Vierge  et  le  Chantre,  des  Poésies  diverses  d  Alexis  Piron,  ou 
recueil  de  différentes  pièces  de  cet  auteur,  pour  servir  de  suite  à 
toutes  les  éditions  desquelles  on  a  supprime  les  ouvrages  libres  de  ce 
poète,  à  Londres  de  l'Imprimerie  de  William  Jackson,  1784-1788 
(édition  augmentée).  Us  ont  été  scrupuleusement  collationnés 
sur  les  autres  éditions  de  cet  auteur,  entr'autres  celle  donnée  par 
Cazin,  en  1782,  tome  III,  ce  qui  nous  a  permis, croyons-nous  d'éviter 
les  errements  de  nos  prédécesseurs,  lesquels  attribuèrent  trop 
souvent  à  Piron  des  productions  de  Grécourt  et  d'autres  conteurs. 


54  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Jeune  marquis  visitoit  la  maîtresse 

Pour  voir  Agnès,  mais  sans  distinction, 

Agnès  pour  tous  implacable  tigresse, 

Égards  n'avoit  à  la  condition. 

Amour  pour  faire  à  son  cœur  quelque  broche, 

Avoit  contr'elle  épuisé  mainte  flèche 

Sans  nul  effet  ;  elle  portoit  un  cœur 

Bien  cuirassé  ;  si,  que  dans  sa  fureur, 

Amour  jura  de  venger  cet  outrage  : 

Mais  ce  courroux  tomba  sur  son  auteur  ; 

Agnès  tourna  tout  à  son  avantage. 

Dans  la  saison  de  l'aimable  printemps, 

Un  jour,  dit-on,  de  dimanche  ou  de  fête, 

Du  tendre  émail  dont  Flore  orne  les  champs. 

La  jeune  Agnès  avoit  paré  sa  tête. 

Entre  deux  monts  de  roses  et  de  lis, 

Étoit  placée  une  rose  naissante, 

Qui  relevoit  leur  blancheur  ravissante 

Et  recevoit  un  nouveau  coloris. 

Dans  un  corset,  sa  taille  prisonnière, 

Pouvoit  tenir  sans  peine  entre  dix  doigts  ; 

Sous  un  jupon  d'une  étoffe  légère, 

Un  bas  de  iin,  paraissoit  quelquefois 

Tiré  si  bien,  et  si  blanc  à  la  vue, 

Qu'on  auroit  cru  voir  une  jambe  nue. 

Bref,  dans  l'enclos  d'un  soulier  fait  au  tour, 

Son  petit  pied  inspiroit  de  l'amour. 

L'enfant  ailé,  plus  espiègle  qu'un  page, 

Gomme  j'ai  dit,  lui  gardoit  une  dent  : 

Voici  le  temps,  dit-il,  ça,  faisons  rage, 

Et  dérangeons  tout  ce  vain  étalage 

Chez  cet  objet  qui  m'est  indifférent. 

Aussitôt  dit,  il  change  de  nature, 

Puce  devient  ;  d'abord  lui  saute  au  cou, 

Au  front,  au  sein,  à  la  main,  fait  le  fou, 

Laisse  partout  une  vive  piqûre. 


ALEXIS   PlfcON  55 

Notre  beauté  sensible  à  cet  assaut 
Cherche  la  puce,  en  veut  faire  justice  : 
Mais  Cupidon  s'esquive  par  un  saut, 
Et  doucement  sous  son  corset  se  glisse, 
Y  fait  carnage  et  n'en  veut  déloger. 
Fillettes  sont  bons  morceaux  à  gruger  : 
L'Amour  en  fait  souvent  son  ordinaire. 
Si  comme  lui  je  savois  me  venger, 
De  par  saint  Jean,  je  ferois  bonne  chère. 
Agnès  en  feu  déchire  son  corset, 
Le  jette  au  loin,  arrache  sa  chemise 
Et  montre  au  jour  deux  montagnes  de  lait 
Où  sur  chacune  une  fraise  est  assise. 
Elle  visite  et  regarde  en  tous  lieux, 
Où  s'est  caché  l'ennemi  qui  l'assiège  ; 
Mais  il  étoit  déjà  loin  de  ses  yeux 
Et  lui  mordoit  une  cuisse  de  neige. 
Ce  dernier  coup  accroît  ses  déplaisirs  , 
Elle  déïait  sa  jupe  toute  émue  : 
Au  même  instant,  mille  amoureux  zéphirs 
Vont  caresser  ce  qui  s'offre  à  leur  vue, 
Et  combattant  en  foule  à  ses  côtés 
Par  une  heureuse  et  douce  préférence, 
Sauvent  l'Amour  d'une  prompte  vengeance. 
Qui  l'attendoit  au  sein  des  voluptés. 
A  la  faveur  d'un  saut,  d'une  gambade, 
Le  petit  dieu  soutient  sa  mascarade, 
Aux  barres  joue  et  sans  cesse  fend  l'air. 
Il  vient  s'offrir  de  lui-même  a  la  belle, 
Puis  il  échappe  aussi  prompt  qu'un  éclair, 
Et  fait  cent  tours  de  vrai  polichinelle. 
Pendant  ce  jeu,  vers  un  jeune  taillis, 
L'amour  lorgnoit  un  portail  de  rubis, 
Fief  en  tous  lieux  relevant  de  Cythère, 
Mais  que  la  belle,  injuste  et  téméraire, 
Avec  chaleur  disputoit  à  Cypris. 


56  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Plus  mille  fois  que  la  nature  humaine, 

Les  immortels  sont  jaloux  de  leurs  droits. 

Puis  il  étoit  question  d'un  domaine 

A  faire  seul  l'ambition  des  rois. 

Dans  cette  enceinte  aux  alarmes  fermée, 

Régnaient  en  paix  les  délices  des  sens  ; 

Il  y  couloit  une  source  enflammée 

De  pâmoisons  et  de  ravissemens. 

Contre  tel  fort  besoin  est  de  courage  ; 

L'Amour  en  a  bonne  provision. 

Il  fait  l'attaque,  il  force  le  passage, 

Et  prend  d'assaut  ce  charmant  apanage, 

Malgré  l'effort  de  la  rébellion. 

Calmez,  Agnès,  ce  courroux  qu'on  voit  naître  ; 

Ne  craignez  rien  pour  ce  charmant  séjour  ; 

Si  le  premier  l'Amour  s'en  rend  le  maître, 

C'est  un  tribut  qui  n'est  dû  qu'à  l'Amour. 

Vaines  raisons  ;  on  court  à  la  vengeance. 

Un  doigt  de  rose,  à  cet  effet  armé, 

Tient  lui  tout  seul  l'ennemi  renfermé, 

Et,  le  pressant,  l'attaque  à  toute  outrance. 

Cupidon  fuit  par  un  étroit  sentier  ; 

On  le  poursuit  ;  l'attaque  est  redoublée  ; 

Le  doigt  vengeur  met  l'alarme  au  quartier, 

Et  la  demeure  en  est  toute  troublée. 

Les  citoyens  de  ce  séjour  heureux, 

Les  doux  plaisirs,  les  charmantes  ivresses, 

Jusques  alors  oisifs  et  langoureux, 

Par  ce  combat  sortent  de  leurs  mollesses  ; 

Chacun  d'un  vol  badin  et  caressant 

S'empresse  autour  de  son  aimable  mère, 

Répand  sur  elle  un  charme  ravissant, 

Et  lui  fait  tôt  oublier  sa  colère. 

Ce  doigt  vengeur,  au  meurtre  destiné, 

Fait  sous  ses  coups  naître  mille  délices  : 

L'Amour  lui-même  en  est  tout  étonné, 


ALEXIS  PIRON  57 

Et  se  repend  déjà  de  ses  malices  ; 

Il  craint  de  voir  son  trône  abandonné, 

Et  ses  autels  privés  de  sacrifices. 

De  son  palais,  enfin,  la  volupté, 

Sur  l'œil  d'Agnès  pousse  une  sombre  nue. 

Elle  se  pâme,  elle  tombe  éperdue  ; 

L'Amour  s'échappe  et  court  épouvanté 

Remplir  Vénus  d'une  alarme  imprévue. 

De  son  extase  à  peine  revenue, 

L'aimable  enfant  recommença  ce  jeu  ; 

Elle  y  prit  goût,  et  par  elle  dans  peu, 

Dans  l'univers  la  science  en  fut  sue  ; 

Mais  nuit  et  jour,  chez  le  peuple  nonnain, 

Il  fut  en  vogue,  et  cette  heureuse  histoire 

Fut  aussitôt  écrite  sur  l'airain 

Pour  en  garder  à  jamais  la  mémoire. 


LE  NEZ  ET  LES  PINCETTES 

Les  Saints  et  les  Diables  ensemble 

Eurent  toujours  maille  à  partir  ; 

Mais  ce  qui  doit  nous  avertir 

Qu'il  faut  que  chacun  de  nous  tremble, 

C'est  que  le  Serviteur  de  Dieu 

N'a  pas  toujours  avec  le  Diable 

Tiré  son  épingle  hors  du  jeu, 

Ou  la  Légende  est  une  fable. 

Jadis  un  vieux  Saint  existoit, 
Lequel  Apoticaire  étoit  ; 
Car  en  quelque  état  que  l'on  vive, 
Est  saint  qui  veut,  noble,  vilain, 


58  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Voire  pis,  témoins  saint  Crépin, 

Sainte  Madelalne  et  saint  Ives. 

Un  jour  que  pour  le  bien  public, 

Manipulant  quelques  recettes, 

Le  Distillateur  en  lunettes, 

Dans  un  fourneau,  sous  l'alambic, 

Fourgonnoit  avec  des  pincettes  ; 

Voici  venir  le  Tentateur, 

En  intention  de  distraire 

Le  vigilant  Opérateur, 

Et  d'être  ainsi  l'instigateur 

D'un  qui-pro-quo  d'Apoticaire. 

Devant  le  Saint  Monsieur  Satan 

Culbute,  caracole  et  fringue  : 

La  fanatique  Charlatan 

De  mille  façons  se  distingue  ; 

Entr'autres  le  corps  du  lutin 

Se  tourne  en  cylindre  d'étain, 

Réprésentant  une  seringue, 

Il  fait  de  son  nez  le  canon, 

Soupirail  exhalant  la  peste, 

De  sa  gueule  un  mortier  bouffon, 

Et  de  sa  langue  un  gros  pilon, 

Dont  le  mouvement  circulaire 

Faisoit  un  petit  carillon, 

Tel  qu'au  Sabat  on  peut  le  faire. 

Des  ténèbres  le  Roi  Falot 
Epuisa  là  tout  son  calot  ; 
Mais  ce  qu'il  y  gagna  fut  mince  ; 
Car  le  bon  Saint,  ne  disant  mot, 
Fait  cependant  rougir  sa  pince, 
Puis  l'addressant  au  nez  du  Prince, 
Vous  le  lui  serre  comme  il  faut. 
Le  Diable  fait  un  soubre-saut, 
Montre  de  longues  dents  qu'ii  grince, 


ALEXIS   P1R0N 

Veut  avancer,  veut  reculer, 
Tend  les  griffes,  serre  la  queue, 
Rue  et  beugle  à  faire  trembler 
Toute  la  terre  et  sa  banlieue. 
Cependant  en  malin  sournois, 
L'autre  jouit  de  sa  victoire, 
Et  fait  faire  au  Diable  vingt  fois 
Le  tour  de  son  laboratoire, 
Jusqu'à  ce  que,  las  de  ce  jeu, 
Il  renvoya  la  bête  au  gîte  ; 
Et  pour  l'y  faire  aller  plus  Vite, 
Il  lui  seringua  pour  adieu 
Quelques  petits  jets  d'eau  bénite. 

C'est  s'en  tirer  avec  honneur  : 
Heureux  le  saint  Pharmacopole, 
S'il  eût  d'une  telle  faveur 
Rapporté  la  gloire  au  Seigneur. 
Par  malheur,  en  tournant  l'épaule, 
Le  Diable  avoit  trouvé  moyen 
Pour  se  dépiquer  de  son  rôle, 
De  jeter  au  cœur  du  Chrétien 
Un  grain  de  sa  vanité  foie, 
Dont  à  son  tour  le  Tout-Puissant, 
Très  mécontent  avec  justice, 
Châtia  le  Saint,  en  laissant 
Triompher  un  tems  la  malice 
Du  maudit  lion  rugissant, 
Dont  voici  quel  fut  l'artifice 

Il  s'enveloppa  d'une  peau 
De  ces  gens  chargés  de  cuisine. 
Masse  de  chair  faite  en  tonneau, 
Pesante,  espèce  de  pourceau, 
Qui  roule  ici-bas  sa  manche, 


CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Et  qui,  pliant  sous  le  fardeau, 

Sur  deux  pieds  quelquefois  chemine 

A  la  Ville  et  dans  le  quartier, 

Où  le  Saint  faisoit  son  métier. 

Le  masque  à  figure  massive, 

En  Moine  de  Citeaux  arrive, 

Va  descendre  chez  le  Baigneur, 

Se  met  au  lit,  fait  le  malade, 

Et  mande  le  premier  Docteur 

Qui  vient  lui  débiter  par  cœur 

Cent  mille  et  une  coïonade, 

Et  termine  le  sot  narré 

Par  la  formule  régulière 

Du  clisterium  donare 

De  la  faculté  de  Molière. 

Là  paroît  l'humble  Apoticaire, 

Tout  prêt  à  donner  de  sa  main 

Avec  sa  mine  débonnaire 

Le  remède  chaud  et  bénin. 

Dieu  des  Vers  et  de  la  Peinture, 
Aidez-moi  dans  cette  avanture. 
Voilà  tout  bien  appareillé, 
Le  Mousquetaire  agenouillé, 
Et  le  malin  corps  en  posture  ; 
Mais,  quoique  longue  outre  mesure, 
La  canule  n'arrivoit  point 
A  mi-chemin  de  l'embouchure  ; 
Pour  que  tout  donc  aille  à  son  point, 
De  deux  valets  l'effort  s'y  joint, 
Chacun  d'eux  du  fessier  difforme 
Prend  une  part,  la  tire  à  soi, 
Et  de  l'Ennemi  de  la  Foi 
Présente  le  podex  énorme. 

Le  Collateur  un  peu  butor, 
Qui  malgré  cela  craint  encor. 


ALEXIS  PIRON 

De  s'égarer  dans  la  bruyère, 
Et  qui,  pour  ses  péchés,  de  plus 
Etoit  un  peu  court  de  visière, 
Met  le  nez  si  près  du  derrière, 
Qu'il  est  à  deux  doigts  de  l'anus. 

C'est  où  mon  drôle  attend  son  homme  ; 
On  ne  peut  trop  admirer  comme 
Droit  au-devant  la  bague  alla, 
Et  d'elle-même  s'enfila. 
Alors  sur  chaque  joue  on  laisse 
Retomber  l'une  et  l'autre  fesse  : 
L'impitoyable  Lucifer 
A  cris,  ni  pleurs  ne  veut  entendre, 
Et  change  en  tenailles  d'enfer 
L'endroit  où  le  nez  s'est  fait  prendre. 
Ah  1  vous  avez  beau  trépigner, 
Vous  voilà  pris,  l'homme  aux  pincettes, 
C'est  à  vous  de  vous  résigner  ; 
Car  de  la  façon  dont  vous  êtes, 
Vous  ne  pouvez  pas  vous  signer 
Il  dit,  et  plus  fier  de  sa  proie 
Que  ne  le  fut  le  beau  Paris 
Rapportant  la  sienne  de  Troie, 
L'infâme  ravisseur  déploie 
Ses  ailes  de  chauve-souris, 
Et  s'élève  en  l'air  avec  joie. 

Spectacle  horrible  et  scandaleux 
Au  cul  du  Démon  cauteleux, 
Et  de  qui  triomphe  la  fraude  ; 
L'un  d'entre  les  Prédestinés, 
Un  Saint  en  l'air  et  par  le  nez 
Pendu  comme  une  gringuenaude. 

Ainsi  sur  le  saint  homme  Job 
Le  Dieu  d'Isaac  et  de  Jacob, 


62  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Jadis  de  la  même  puissance, 
Toléra  l'affreuse  licence, 
Et  bientôt  sut  y  mettre  fin, 
Aussi  mit-il  ici  lu  main. 

Le  Saint  reconnut  son  offense  ; 

Dieu  tonna  ;  le  malin  esprit 

Ouvrit  la  pincette  maudite  ; 

Et  de  la  foire  qui  lui  prit, 

Aspergeant  le  nez  du  contrit  : 

—  «  Adieu,  lui  dit-il,  quitte  à  quitte.  » 


LES  DEUX  RATS 

Au  bon  vieux  tems,  lorsque  Berthe  filoit, 

Et  que  mainte  Bête  parloit, 

Mieux  que  font  nos  Docteurs  de  Sorbonne, 

On  dit  que  certaine  Mitronne, 

Un  soir  comme  elle  pétrissoit, 

Se  sentit  vivement  mordre  par  une  puce. 

Sur  le  bord  d'un  certain  endroit, 

Par  où  FHermite  Frère  Luce 

Fit  croire  que  d'Agnès  un  Pape  sortiroit. 

Sur  le  champ  la  Mitronne  adroite 

Surprit  cette  puce  indiscrette, 

La  pressant,  le  col  lui  tordit, 

Puis  après  sa  besogne  faite, 

Auprès  de  son  Mitron  elle  se  mit  au  lit. 

Or,  quand  la  puce  elle  avoit  dénichée, 

La  pâte  de  ses  doigts  qui  s'étoit  attachée 

Aux  plumes  de  l'oiseau  que  je  nomme  pas, 

Attira  dans  le  lit  deux  Rats, 

Dont  le  nez  fin  l'avoit  flairée; 

En  tapinois  venus  pour  en  tâter, 

Ils  commençoieot  à  grignoter, 


ALEXIS   PIRON  63 

Quand  le  Mitron  sentant  sa  pâte  bien  levée, 

Se  mit  en  devoir  d'enfourner  ; 

Les  Rats  le  voyant  se  tourner, 
L'un  étourdi  de  peur,  tremblant,  tête  baissée, 
Dans  le  plus  prochain  trou  brusquement  se  jetta, 

Et  l'autre  auprès  tapis  resta. 

Le  Mitron,  besogne  achevée, 

Se  recoucha  sur  le  côté  ; 

Les  prisonniers  en  liberté 
S'enfuirent  au  grenier  à  leur  gîte  ordinaire 

Les  voilà  se  questionnant, 

L'un  et  l'autre  se  demandant 
Comme  ils  s'étoient  tirés  d'affaire  ; 
—  «  Moi,  dit  l'un,  j'ai  donné  dedans  le  pot  au  noir, 

Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  avoir 

Une  plus  risible  avanture  ; 

Je  me  suis  fourré  dans  un  trou 

Où  j'ai  crû  ma  retraite  sûre  ; 
Mais  le  maudit  Mitron  m'a  bourré  tout  son  saoul 
Avec  je  ne  sais  quoi  qu'il  poussoit  à  mesure 

Que  pour  sortir  je  voulois  avancer, 
Il  m'a  coigné  le  nez,  et  m'a  fait  le  tapage, 

Tant  que  lassé  du  badinage, 

Ce  gros  et  long  je  ne  sais  quoi, 

Prenant  enfin  congé  de  moi, 
M'a  craché  par  mépris  au  milieu  du  visage, 

Le  vilain  m'a  presque  aveuglé.  * 

—  «  Et  moi,  dit  l'autre,  tout  troublé, 

Dans  l'encoignure  d'une  cuisse, 

Sans  grouiller,  m'étant  cantonné, 
Témoin  impatient  d'un  si  fort  exercice, 

Pendant  qu'il  te  coignoit  le  nez 

Avec  sa  cheville  ouvrière, 

Qui  te  causoit  tant  de  souci 
Deux  boules  qui  pendaient  ù  son  chien  de  derrière, 
Sans  cesse  allant,  venant,  coignoient  mon  nez  aussi.  » 


64  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 


LA  PERRUQUE  DU  CURÉ  (1) 

La  nuit,  un  coche  ayant  versé, 

On  tomba  les  uns  sur  les  autres; 

Chacun  se  crut  le  cou  cassé, 

Et  dépêchoit  ses  patenôtres. 

Dans  l'entre-deux  d'un  gros  fessier, 

Un  curé  fut  pris  par  la  nuque; 

Il  retira  son  chef  entier, 

Mais  il  y  laissa  sa  perruque; 

Il  la  cherche  en  l'obscurité. 

Une  dame,  fort  étonnée, 

Se  plaint  de  sa  témérité  : 

—  «  Monsieur,  suis-je  assez  tâtonnée?  » 

Le  curé  s'excusa  beaucoup, 

Et  pour  apaiser  son  murmure, 

Lui  dit  :  —  «  Je  la  tiens,  pour  le  coup, 

Car  j'ai  le  doigt  dans  la  tonsure.  » 


LES  BELLES  JAMBES  (2) 

Colin,  poussé  d'amour  folâtre, 
Regardoit  à  son  aise,  un  jour, 
Les  jambes  plus  blanches  qu'albâtre 
De  Rose,  objet  de  son  amour. 

(1)  Ce  conte  a  été  parfois  attribué  à  Grécourt.  Il  se  trouve  dans 
les  dernières  éditions  de  cet  auteur  parmi  une  quantité  de  pièces 
d'origine  douteuse. 

(2)  Ce  conte  se  trouve  reproduit,  non  sans  variantes,  dans  les 
Etrennes  gaillardes  (voir  ce  recueil  à  l'appendice).  A  Lampsaque, 
De  l'imprim.  du  Dieu  des  Jardins,  1782,  p.  21. 


F*«udkbei»g  :   LA  VISITE  INATTENDUE 


ALEXIS  PIRON  65 

Tantôt  il  s'adresse  à  la  gauche, 

Tantôt  la  droite  le  débauche. 
—  <v  Je  ne  sais  plus,  dit-il,  laquelle  regarder, 
Un  égale  beauté  fait  un  combat  entr'elles.  » 

—  «  Ah!  lui  dit  Rose,  ami,  sans  plus  tarder, 
Mettez-vous  entre  deux  pour  finir  leurs  querelles.    » 


LES  CANTARIDES 

Comme  souvent  tout  s'enfile  ici-bas! 
Des  bernardins  pâturoient  en  lieu  gras  ; 
Près  de  leur  clos  vivoient  des  bernardines. 
Peignez-vous  bien  chaque  chose  à  son  rang 
Un  bel  étang  nourrissoit  les  béguines; 
Certaine  haie  entouroit  cet  étang  : 
Sur  cette  haie  étoient  des  cantarides; 
Un  vent  survint  qui  les  jeta  dans  l'eau. 
Dans  l'eau  nageoient  des  grenouilles  avides, 
Par  qui  l'essaim  fut  croqué  bien  et  beau  : 
Grenouille  après  servie  au  réfectoire, 
De  sa  substance  enflamma  la  nonnain  ; 
D'où  s'ensuivit  l'esclandre  qu'on  peut  croire 
Un  feu  subtil  et  rien  moins  que  divin  ; 
Grand  carillon,  si  qu'au  bruit  du  tocsin 
Vinrent,  non  pas  les  pompes  de  la  ville, 
Mais  celles-là  du  benoît  Bernardin. 
Comme  souvent  ici-bas  tout  s'enfile! 


CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 


LA  VIERGE  ET  LE  CHANTRE  (1) 

Un  peintre  fit  en  s'amusant 

Le  portrait  de  la  Chanterie 

Et  le  vendit  dans  un  couvent 

Pour  orner  l'autel  de  Marie. 

Un  jour  après  l'alleluia 

Le  chantre,  en  passant,  s'écria  : 

—  «  Je  veux  que  le  ciel  me  punisse 

Si  ce  n'est  cette  Vierge-là 

Qui  m'a  donné  la  chaude-p ...» 


(1)  Ce  conte  que  nous  ne  trouvons  pas  dans  les  Œuvre*  diverses 
est  extrait  des  Contes  Théologiqua  suivis  des  litanies  des  catholiques 
du  XVIIIe  siècle  et  de  poésies  er ...  philosophiques.  A  Paris,  de  l'Im- 
primerie de  la  Sorbonne,  1783,  in-8°  (Voir  notre  appendice). 


DES  BIEFS 


On  n'ose  pas  affirmer  que  c'est  la  méchante  rapsodie  de 
Sandras  de  Courtilz,  connue  sous  le  nom  de  Mémoires  de 
M.  d'Artagnan,  qui  a  fait  aux  mousquetaires  — ■  rouges,  gris, 
noirs,  ou  de  la  Reine,  cette  réputation  de  vaillantise,  qui  se 
maintient  encore  avec  tant  d'éclat.  Quoi  qu'il  en  soit,  dès 
1709,  le  chevalier  de  Saint-Gilles,  un  des  précurseurs  dans  le 
genre  du  Conte  en  vers,  avec  Saint-Glas,  Lantin  et  Vergier, 
mettait  son  recueil  sous  l'invocation  de  la  Muse  Mousquetaire. 
Et  en  1755,  un  Monsieur  D.  B***,  a  intitulé  son  ouvrage 
(paru  à  Berg-op-Zooni,  en  un  volume  in-12),  le  Passe-tems  des 
Mousquetaires,  parce  que,  dit-il  dans  une  Préface  désinvolte, 
«  quelques-uns  de  ces  Messieurs  ont  eu  de  l'indulgence  pour 
ce  Recueil,  et  que  leur  bon  goût  paroit  me  flatter  de  quelque 
succès.  Le  Tems  perdu  (c'est  le  sous-titre)  est  un  titre  qui  lui 
convient  encore  mieux.  J'ai  perdu  mon  tems  à  le  faire; 
ajoute-t-il,  d'autres  perdront  le  leur  à  le  lire,  et  je  souhaite 
que  tous  les  Français  soient  de  ce  nombre.  L'auteur,  quoique 
critiqué,  n'en  seroit  pas  plus  à  plaindre.  Adieu,  Lecteur. 
Les  Préfaces  courtes  sont  les  meilleures,  la  mienne  doit  te 
plaire.  » 

Ce  Monsieur  D.  B***  était  un  certain  Louis  des  Biefs,  né  à 
Dole,  le  22  octobre  1727  (1),  et  qui,  dit-on,  reçu  avocat,  aban- 

(1)  Et  non  en  1733,  ainsi  que  l'ont  écrit  jusqu'ici  les  divers  biogra- 
phes qui  daignèrent  s'occuper  de  notre  personnage.  Voici,  à  titre 
justificatif",  un  extrait  de  naissance  et  de  baptême,  tiré  des  registres 
paroissiaux  de  la  ville,  et  dont  nous  avons  eu  récemment  coin  mu  - 


68  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

donna  la  chicane  et  la  manutention  du  Digeste  pour  s'adonner 
tout  à  la  passion  des  Lettres.  Une  épître  à  sa  sœur,  insérée 
dans  le  Passe-tems  des  Mousquetaires,  fait  voir  que,  naturel- 
lement, cette  démarche  valut  d'abord  au  poète  quelques 
jours  malheureux  . 

Mes  bas  jadis  noirs,  qui,  dit-on, 

Furent  des  noces  de  mon  Père, 

Ne  vont  que  jusqu'à  mon  talon; 

Et  dans  cette  saison  mortelle, 

Mon  pied  tout  nud  loge  dans  un  soulier, 

Qui  fut  contraint,  le  mois  dernier, 

De  laisser  sa  vieille  semelle 

A  la  porte  d'un  savetier. 

On  n'a  lavé  mon  unique  chemise 

Rien  qu'une  fois  depuis  l'été; 

Et  par  les  trous  de  ma  culotte  grise 

On  voit  passer  ma  pauvre  humanité. 

Il  est  à  croire  que  le  Passe-tems  des  Mousquetaires  n'eut 
pas  la  fortune  que  l'auteur  en  attendait.  Grimm,  dans  sa  cor- 
respondance littéraire  de  février  1755,  l'exécute  en  ces  mots: 
«  Contes  en  vers  fort  libres,  et,  par-dessus  le  marché,  fort 
mauvais  ».  Deux  romans,  publiés  à  Amsterdam  (Paris,  1756), 

nication,  grâce  à  l'obligeance  de  notre  confrère  et  ami,  M.  Sébastien- 
Charles  Leconte  : 

Charle[s]- Antoine,  fils  du  Sr  Claude-François  Desbiefs,  procureur 

du  Roy  et  de  Dnt  Claudine  Millière,  son  épouse,  est  né  et  baptisé  le 

22*  octobre  1721.  Ses  parrain  et  marraine  sont  le  Sr  Charles  Millière 

et  D]]e  Jeanne-Antoine  Robbé.  Signé  :  Millière,  Robbé. 

Febûre,  ptre  chan. 
(Archives  de  Dôle.  Reg.  par.). 

Le  nom  de  Robbé  dans  cette  pièce  est  curieux  à  retenir.  On  sait 
qu'il  y  eut,  à  la  fin  du  xvme  siècle,  un  conteur  de  ce  nom  (voir  dans 
le  présent  ouvrage,  la  notice  consacrée  à  Robbé  de  Beauveset). 


DES    BIEFS  69 

Sophie  et  Nine,  furent  également  trouvés  par  Grimm  «  fort 
mauvais  et  fort  plats.  »  Ces  deux  ouvrages,  toutefois,  parais- 
sent avoir  obtenu  au  moins  un  succès  de  scandale.  Outre 
des  situations  assez  vives,  ils  contenaient  en  effet  nombre 
d'allusions  à  des  personnes  en  vogue.  Et  il  faut  bien  que  le 
libertinage  et  la  causticité  de  son  esprit  aient  trouvé  grâce 
devant  quelques-uns,  puisque  des  protecteurs  l'instituèrent 
secrétaire  du  grand-maître  des  Eaux  et  Forêts  à  Dijon,  d'où 
il  revint,  croit-on,  mourir  à  Paris,  en  1760,  âgé  de  trente- 
trois  ans  à  peine  (1). 

Quand  la  mort  le  surprit,  des  Biefs  venait  d'annoncer  deux 
ouvrages  qui  n'ont  jamais  été  imprimés,  ni  peut-être  même 
composés  :  les  Mémoires  de  la  marquise  de  Fcruille  et  le 
Faux  marquis,  ou  Clorinde  confondue,  comédie  en  un  acte 
«  pleine  de  galanterie  ».  Il  y  a  dans  les  contes  de  des  Biefs 
des  maladresses  de  métier  bien  excusables  chez  un  aussi 
jeune  homme,  mais  une  invention,  une  vigueur,  un  tour 
d'esprit  original  et  hardi  qui  méritent  d'être  connus,  et  ne 
sont  pas  indignes  du  poète  qu'il  semble  s'être  choisi  pour 
modèle  :  Jean-Baptiste  Rousseau.  Outre  l'édition  originale  du 
Passe-Tems  des  mousquetaires,  ou  le  Tems  perdu,  on  connaît 
une  seconde  édition,  Passe  tems  des  mousquetaires,  ou  les 
Loisirs  bien  employés,  choix  de  petits  contes  modernes  de 
M.  D.  B.  et  d'un  recueil  d'épigrammes  tirées  des  meilleurs  au- 
teurs françois.  Au  quartier  général  de  l'imprimerie  du  Tam- 
bour-Major,  en  tout  temps,  in  8°  (2).    Cette   réimpression, 


(1)  Rien  n'est  plus  incertain  que  cette  date.  On  verra  plus  loin 
(note  2  ci-dessous,  relative  à  son  portrait)  que  des  curieux  de  célé- 
brités locales  l'ont  fait  vivre  jusqu'en  1792. 

(2)  La  Bibliothèque  de  la  ville  de  Dole  possède  un  exemplaire  de 
cet  ouvrage,  avec  un  autographe  de  l'auteur.  Voici  pour  les  biblio- 
philes une  copie  de  cette  pièce  peu  curieuse,  simple  billet  adressé  à 
un  destinataire  resté  jusqu'ici  inconnu  :  «  Monsieur,  je  vous  prie  bien 
humblement  de  me  laisser  entrer  deux  muids  de  vin  pour  mon  usage, 
qui  doivent  entrer  par  la  porte  du  pont.  Et  vous  obligerez.  Monsieur, 


70  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

faite  vers  1760,  contient,  outre  le  texte  de  l'édition  origi- 
nale, deux  cent  vingt-quatre  épigrammes  choisies  parmi 
les  meilleures  et  les  plus  connues  du  xviif  siècle. 


LES  DEUX  COMMERES 

Un  jour  Madame  la  Ramée, 

S'étant  mise  sur  son  plus  beau, 

Visitoit  neuve  Mariée 
Qui  sa  parente  étoit,  ou  du  moins  peu  s'en  faut. 

—  «  Cela  va-t-il  bien,  ma  Commère, 
Dit-elle,  en  la  voyant,  d'un  air  tout  empressé, 

Comment  cela  s'est-il  passé  ? 
Et  d'un  bon  train  Jacob  mène-t-il  le  mystère  ?  » 
—  «  Ah  !  répond  l'Epousée,  avec  un  gros  soupir, 

Escorté  d'un  niais  sourire  : 

Tenez,  ce  n'est  rien  de  le  dire  ; 

Ma  Commère,  il  faut  le  sentir.  » 


votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur.  Du  6  août  1752.  Desbiefs. » 
La  même  bibliothèque  conserve  encore  un  portrait  du  poète.  C'est 
un  médaillon  en  cire,  d'auteur  inconnu,  dans  un  cadre  rond,  en 
cuivre,  sans  ornement.  11  représente,  nous  dit-on,  un  homme  d'âge 
mûr,  en  perruque  poudrée  à  blanc,  dont  l'édifice  descend  entre  les 
épaules.  Profil  rasé,  empâté  et  mélancolique.  Habit  de  cour  rose 
et  or,  jabot  de  dentelles,  mode  de  la  fin  du  xviii»  siècle.  Ce  portrait 
est-il  authentique  ?  Rien  ne  l'indique,  sinon  une  pancarte  accrochée 
au-dessus  où  on  peut  lire  :  «  Desbiefs  (Charles- Antoine),  né  à  Dole, 
le  22  oct.  1727,  mort  en  1792  (tic).  Médaillon  en  cire  et  en  relief. 
[Don  de  M.  Crestin,  ex-substitut  du  Pr  du  roi.)  » 


DES    BIEFS  71 


LE  CARME 

Avec  la  Sœur  Saint  Anaclet, 
Dix  fois  sans  débrider,  un  Carme  l'avoit  fait  : 
Il  alloit  commencer  l'onzième, 
Quand  la  Nonnain  lui  dit  tout  net  : 
«  Je  suis  lasse,  mon  fils  !  Ne  l'es-tu  pas  toi-même?  » 
«  Non,  répondit  le  Père  à  ce  discours  bénin, 
Quinze  me  fatiguent  à  peine, 
Allons,  recommençons,  ma  Reine  !  » 
—  «  Glouton  !  s'écria  la  Nonnaine, 
Il  te  faudroit  dix  Monastères.  » 
«  Moi  !  Glouton  !  reprit-il  :  eh  Mignonne  !  comment, 
Nommeriez-vous  donc  mes  Confrères? 
Je  suis  le  moindre  du  Couvent.  » 


LE  JOUEUR  A  COUP  SUR 

Un  Prêtre  des  faux  dieux  (et  chacun  verra  bien 
Qu'un  pareil  tour  ne  peut  être  Chrétien), 
Ce  Prêtre  donc,  un  certain  jour  de  Fête, 

Voulut  avec  son  Dieu  jouera  pile  ou  tête 
A  qui  pairoit  fille,  pinte  et  fagot. 

Mon  offrande  du  jour  est,  dit-il,  fort  honnête, 
Si  le  Dieu  perd,  elle  paiera  l'écot. 
Tête  pour  moi  :  la  médaille  aussi-tôt 
Vole,  revient  ;  mais  tête  qu'il  demande 
Ne  paroit  point,  et  le  Dieu  ne  perd  pas. 
Que  fait  le  Prêtre?  Un  bon  et  grand  repas, 
Avec  Fillette  experte  aux  doux  ébats, 
Boit  du  meilleur,  et  paye  avec  l'offrande. 


72  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 


LA  FAMILLE  A  TALENTS 

Certain  Blondin,  d'esprit  assez  épais, 

Vantoit  par-tout  les  présens  à  lui  faits 

Sur  certain  point  par  la  bonne  Nature, 

Et  fier  d'iceux  exaltoit  leur  mesure. 

Pour  leur  prouver  qu'il  ne  mentoit  en  rien, 

Il  se  montroit  :  «  Voyez,  regardez  bien  : 

Quelqu'un  de  vous  a-t-il,  meilleur  partage  ?  » 

Tous,  d'une  voix,  lui  cédoient  l'avantage. 

—  «  Ceci  n'est  rien  près  d'un  mien  Oncle  Abbé, 

Dit-il,  le  Drôle  est  bien  mieux  partagé, 

Mais  d'en  parler  à  présent,  il  n'a  cure, 

Car  le  Paillard  vise  à  la  Prélature  : 

Pour  mon  Papa  c'étoit  encor  bien  mieux. 

Homme  ne  fut  onc  si  prodigieux  ; 

Jamais  ne  sçut,  quelque  eftort  qu'il  pût  faire, 

En  son  vivant,  entamer  feue  ma  Mère.  » 

(Le  Passe-temps  des  Mousquetaires,  etc.,  à  Berg-op-Zoom,1755.) 


PAJON 


Les  biographes  d'encyclopédie  qui,  comme  on  le  sait,  se 
démarquent  d  âge  en  âge,  les  uns  les  autres,  nous  disent 
tous  qu'Henri  Pajon,  avocat  au  Parlement  de  Paris,  naquit 
dans  cette  ville,  mais  se  taisent  sur  la  date  de  sa  naissance 
avec  un  bel  ensemble.  La  première  signature  Pajon  que  l'on 
trouve  au  xvme  siècle,  est  dans  le  Mercure  de  France  de 
juillet  1725,  au  bas  d'une  Epître  envoyée  à  M.  le...,  par 
M.  Pajon,  pour  lui  demander  la  permission  d'entrer  à  son 
Conseil.  On  peut  supposer  que  c'est  là  l'époque  où  le  jeune 
homme  se  fit  inscrire  au  barreau.  Pajon,  en  effet,  a  consacré 
à  sa  profession  un  zèle  honorable,  au  moins  dans  sa  vieil- 
lesse, laquelle  se  termina  en  1776.  On  a  de  lui  des  Observa- 
tions sur  les  donations,  1761,  in-12;  des  Dissertations  sur  les 
articles  15  et  16  de  Vordonnnance  de  1731,  concernant  les  dona- 
tions, 1765,  in-12,  et  encore  d'autres  ouvrages  juridiques. 

L'avocat  Pajon  serait  à  jamais  oublié  cependant,  s'il  n'a- 
vait eu  le  goût,  pendant  ses  loisirs,  de  composer  quelques 
romans  :  Histoire  de  Soli,  1740,  2  vol.  in-12  ;  Histoire  des  fils 
d'Hady-Bassa,  1746,  in-12  ;  un  Essai  d'un  poème  sur  l'esprit  ; 
1757,  in-8°,  et  surtout  des  Contes  et  Nouvelles  nouvelles  en 
vers,  publiés  sous  la  rubrique  d'Anvers,  en  1753,  et  dont 
le  succès  fut  assez  vif  pour  qu'on  lançât,  la  même  année, 
une  nouvelle  édition,  point  datée,  celle-là.  Ces  contes,  dont 
les  sujets  sont  généralement  nouveaux,  qui  sont  toujours 
écrits  avec  art,  et  traités  avec  autant  de  clarté  que  de  sou- 
plesse, semblent  avoir  gagné  à  leur  auteur,  l'estime  litté- 
raire de  ses  contemporains.  On  voit  par  une  lettre  contenue 
dans  le  manuscrit  3.300  de  la  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  datée 


74  CONTES    ET  CONTEURS  GAILLARDS 

du  21  juillet  1750,  et  adressé  à  M.  d'Argenson,  que  Pajon 
envoyait  régulièrement  au  ministre  ses  productions  poéti- 
ques. Il  lui  annonce  dans  cette  lettre  «  des  vers  sur  un  évé- 
nement de  son  ministère  »  (et  la  pièce  qui  suit  est  une  Ode 
sur  la  prise  de  Port-Mahon)  et  rappelle  que  jusqu'ici,  il  lui 
a  fait  «  tenir  tous  ses  ouvrages,  y  compris  le  Prince  Joly». 
Toutefois,  il  est  probable  que  cette  fois,  le  poète  fut  assez 
mal  inspiré  :  en  marge  de  sa  lettre  se  lisent  ces  mots  auto- 
graphes de  d'Argenson  :  «  Répondu  le  22  juillet.  —  Très 
médiocre.  » 

Les  contes  de  Pajon  ont  été  réimprimés  en  1798,  sous  le 
titre  d'Œuvres  posthumes  et  Facéties  de  Mirabeau  le  jeune, 
2(  édition,  à  Paris,  chez  Vincent,  an  VIII.  [Figure  gravée.]  On 
ignore  si  le  libraire  Vincent  attribuait  réellement  dans  sa 
pensée,  ce  recueil  au  vicomte  de  Mirabeau,  lequel  avait  pu- 
blié un  volume  de  Facéties  (Côte- Rôtie,  imprimerie  de  Boi- 
vin,  1790),  ou  bien,  comme  on  l'a  fait  remarquer,  s'il  trouva 
piquant  et  avantageux  de  le  mettre  au  compte  du  fameux 
Mirabeau-Tonneau.  Cette  édition  ne  contient  que  36  contes 
pour  les  38  de  l'édition  originale,  mais  a,  comme  celle-ci,  le 
mérite  alors  bien  rare  de  ne  rien  emprunter  aux  recueils 
contemporains.  Une  autre  réimpression  «  Sur  le  texte  de 
l'édition  originale  »  des  Contes  et  Nouvelles  nouvelles  en  vers, 
a  été  faite  en  1866,  sous  la  rubrique  «  Luxembourg,  impri- 
merie particulière.  » 


LE  DEMENAGEMENT 

Une  nymphe,  jeune  et  gentille, 
Par  un  matin  déménageoit. 
Pour  son  petit  meuble  de  liile, 
Grande  voiture  il  ne  ialloit, 
Un  seul  crocheteur  suffisoit. 


PAJON  75 


Dans  le  cariour,  elle  prit  Biaise, 
Garçon  robuste  et  des  mieux  faits  ; 
Il  mit  le  lit  sur  ses  crochets, 
Puis  à  chaque  corne  une  chaise  ; 
Prit  la  bergame  sous  un  bras, 
Sous  l'autre,  la  nappe  el  les  draps  ; 
Et  se  sentant  encore  à  l'aise 
De  la  main  droite  il  prit  le  seau, 
De  la  gauche  le  pot  à  l'eau  ; 
Lui  allongeant,  ne  vous  déplaise, 
Ce  qu'on  ne  dira  pas  ici, 
—  «  Parbleu,  dit-il,  prenez  ceci, 
Mademoiselle,  et  grimpez-y, 
Aussi  bien  je  n'ai  point  de  voiture, 
Et  sans  crotter  votre  chaussure, 
Je  vais  vous  emporter  aussi.  (1)  » 


LES  MAUVAIS  DISCOURS 

Père  Cordon  consulté  par  un  frère, 

Le  Jouvenceau  lui  dit  :  —  «  Hier,  sur  le  soir 

Je  rencontrai  Nanon  sur  la  fougère  ; 

Je  fus  tenté  ;  j'entamai  la  matière  : 

Bref,  je  lui  tins  propos  que  l'ange  noir 

Me  suggéra.  »  —  «  Comment  donc,  dit  le  père, 

Hier,  sur  le  soir!  n'étoit-ce  pas  au  coin?... 

Là...  tout  joignant  à  notre  monaslère?  * 

—  «  Oui,  dit  le  gars;  mais  sans  pousser  plus  loin, 
Je  m'arrêtai  dans  le  préliminaire, 

Et  me  sauvai,  criant  :  Satan  arrière.  » 

—  Oh!  malheureux,  dil  le  moine  en  colère,  » 

(1)  Ce  sujet  a  été  repris  par  Robbé    do  Beauveset  (Cf.  :   Œuvres 
badines,  Londres,  1801,  II,  p.  47), 


76  CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 

De  ces  propos  ayez  un  grand  remords  : 
Par  vos  discours,  tant  vous  aviez  su  faire, 
Que  passant  là,  malgré  tous  mes  efforts, 
Il  me  fallut  achever  son  affaire.  » 


IL  N'EST  RIEN  DE  TEL  QUE  DE  TENIR 

Au  dessert,  après  bonne  chère, 
Des  dames  disputaient  sur  la  bonté  des  fruits, 

—  «  J'aime  lort,  disait  la  première, 
Ceux  qui  sont  gros  et  bien  nourris.  » 

—  «  Peu  m'importe,  dit  la  seconde, 
Qu'ils  soient  gros  ou  qu'ils  soient  petits  ; 
J'aime  ceux  où  le  jus  abonde.  » 

Une  autre  dit:  —  «  J'ai  lu  qu'en  un  certain  pays, 
Dans  l'Amérique,  on  en  voit  nombre 
De  forts  gros  ensemble  et  fort  longs.  » 

—  «  Oui,  dit  une  autre,  en  forme  de  concombre  ; 
Ceux-là  ne  croissent  point  à  l'ombre  ; 
Et  c'est  ce  qui  les  rend  si  bons.  » 

—  «  En  bonne  foi,  dit  une  chambrière, 
Sur  tout  cela  c'est  bien  parler  en  vain  ; 
J'ai  toujours  vu  que  dans  cette  matière 

Le  meilleur  est  celui  que  l'on  tient  dans  sa  main. 


L'ŒIL  ET  LE  PUCELAGE 

Certain  borgne  ayant  épousé 
Lise  qu'il  croyoit  toute  neuve, 
La  nuit,  dès  la  première  épreuve, 
Fut  sûr  qu'il  s'étoit  abusé. 
Dieu  sait  comment  il  fit  tapage  : 
—  «  Eh,  quoi  !  dit  Lise,  en  mariage 


PAJON  77 

Ne  faut-il  pas  l'égalité  ? 

Un  œil  vous  manque  ;  et  tout  compté, 

Un  œil  vaut  mieux  qu'un  pucelage.  » 

—  «  Ah!  dit  l'époux,  outré  de  rage. 
Si  d'un  œil  je  me  vois  privé 
Avec  gloire  il  fut  enlevé, 

Les  ennemis  en  sont  la  cause...  » 

—  «  Quoi  !  dit  Lise,  les  ennemis? 

Eh  !  mais,  monsieur,  c'est  encor  pis  : 

Moi,  si  j'ai  perdu  quelque  chose 

Du  moins,  c'est  avec  mes  amis  (1).  » 


LE  REGRET 


Certaine  fille  de  renom 
Aimable  et  dans  la  fleur  de  l'âge, 
Avait  un  jeune  époux  riche  et  de  haut  partage, 
Et,  pour  homme  de  cœur,  assez  bon  compagnon. 

L'époux  brûlait  d'avoir  un  rejeton, 

A  qui,  d'une  illustre  maison, 

Il  pût  laisser  le  brillant  héritage  : 

Enfin,  qui  pût  éterniser  son  nom. 

Près  de  la  dame  il  eut  beau  faire, 

Quoique  jeune,  ardent,  amoureux, 

Aucun  fruit  ne  combla  ses  vœux. 

La  jeune  dame  pour  lui  plaire 
En  cachette,  emprunta  le  secours  des  blondins  : 

Elle  suivait  les  conseils  de  sa  mère, 

Qui  lui  disait  :  —  «  Votre  père 

Vous  doit  lui-même  à  ses  voisins. . .  » 

Mais  les  blondins  eurent  beau  faire, 

Tous  leurs  efTorts  furent  vains. 

(1)  Ce  conte  est  une  imitation  un  peu  négligée  d'une  épigramme 
fort  répandue  à  la  fin  du  xvr  siècle. 


78  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

On  eut  recours  aux  neuvaines, 
Même  aux  pères  qui  les  faisaient  ; 
Nuit  et  jour  ils  y  travaillaient  : 
Elle  y  perdit  encor  son  argent,  eux  leur  peine. 

Après  avoir  tout  tenté, 

On  consulta  la  Faculté. 
Tous  les  docteurs  examinèrent 
Le  cas  qui  leur  fut  présenté, 
A  la  mère,  aux  parens,  enfin  ils  déclarèrent 
Qu'elle  n'aurait,  ni  tôt,  ni  tard, 

Fruit  légitime  ni  bâtard  : 
-  «  Toute  recette  est  inutile, 
Dirent  ils,  madame  est  stérile  ; 
Elle  est  bréhaigne,  c'est  le  nom.  » 

Cette  triste  décision, 
A  tous  les  païens  de  la  dame, 
Comme  on  peut  croire  perça  l'âme. 

Mais  elle,  entendant  ce  décret, 

Dit  simplement  à  sa  famille  : 
—  «  Ah  !  grands  dieux  I  que  j'ai  de  regret 
De  n'en  avoir  rien  su  tandis  que  j'étais  fille.  » 


LE  BON  LATIN 


Ayant  pris  leurs  joyeux  ébats 
Deux  écoliers  contaient  leur  cas 
A  certain  directeur  puriste, 
Délicat  et  grand  latiniste. 

—  «  Pater,  puellam  cognovi.  » 

Dit  l'un.  Le  directeur  dit  :  —  «  Fi  ! 
Allons,  un  mois  de  pénitence.» 

—  «  Moi,  dit  l'autre,  voici  ma  chance, 
Rem  habui  cum  puella.  » 

—  «  Ah  I  dit  le  père,  bon  cela  ; 
L'expression  est  de  Térence.  » 


ROBBE  DE  BEAUVESET 


Qui  croirait,  aujourd'hui  que  seuls  les  curieux  de  lettres  le 
connaissent,  que  Robbé  fut  en  son  siècle  une  manière  de 
grand  homme  !  «  Comment,  s'écrie  dans  ses  Remarques  sur 
la  Harpe,  le  spirituel  prince  de  Ligne,  comment  M.  de  la 
Harpe  ne  peut-il  pas  accorder  aux  épigrammes  de  Robbé  la 
supériorité  sur  toutes  celles  de  Rousseau,  Boileau,  etc.,  en 
convenant  que  ses  vers,  quoique  durs,  sont  faits  à  merveille 
et  forts  de  choses?» 

—  «  M.  Robbé,  dit  Raynal  (1),  célèbre  dans  ce  pays-ci  par 
les  Contes  obscènes  qu'il  va  réciter  dans  les  soupers  vient 
de  publier  trois  Odes.  Il  y  a  du  feu,  de  la  force,  de  la  pensée, 
et  par  conséquent  du  génie,  et  même  un  génie  original  ; 
mais  la  versification  en  est  dure  et  forcée,  remplie  de  mots 
prosaïques,  quoique  assez  poétique  par  les  tours.  La  prin- 
cipale cause  de  cette  dureté  est  peut-être  l'affectation  de 
l'auteur  à  rimer  richement  ;  on  dirait  des  bouts  rimes.  Comme 
ils  ne  ressemblent  en  rien  aux  vers  de  nos  meilleurs  poètes,  la 
première  impression  est  de  les  trouver  détestables.  L'esprit 
qu'on  y  trouve  affaiblit  ensuite  cette  impression,  et  si  l'on  ne 
peut  estimer  l'ouvrage,  l'on  ne  peut  s'empêcher  d'estimer 
l'auteur.  C'est  Chapelain  avec  de  l'esprit  et  du  génie.»  Grimm, 
et  Bachaumont,  de  leur  côté,  en  dépit  que  Robbé  se 
fût  déclaré  contre  les  philosophes,  reconnaissent  la  force  et 
l'originalité  de  son  talent.  «  Le  vieux  Robbé,  dit  avec  dédain 
Grimm  (qui  ne  manque  jamais  à  citer  ses  épigrammes),  si 
honteusement  fameux  par  les  dérèglements  d'une  imagina- 
tion vraiment  cynique,  mais  souvent  originale  et  forte.  » 
«M.  Robbé,  écrit,  Bachaumont,  est  vraiment  original,  il  aune 

(1)  Nouvelles  littéraires,  1746-1755,  §  45. 


80  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

manière  à  lui  :  sans  doute  elle  n'est  pas  la  meilleure  ;  il  affecte 
trop  de  chercher  la  richesse  de  la  rime.  Pour  former  des 
images,  il  en  emprunte  de  toutes  parts  ;  elles  ne  sont  pas 
toujours  nobles  et  bien  choisies  ;  son  érudition  les  lui  fait 
revêtir  des  formes  techniques  des  arts,  ce  qui  jette  de  l'obs- 
curité, de  la  dureté  dans  sa  poésie,  toujours  forte  et  éner- 
gique. » 

Mais  ce  qui  paraît,  davantage  encore  que  ses  contes  et 
poèmes,  avoir  assuré  le  succès  de  Robbé,  c'est  la  causticité 
de  ses  propos,  répandue  en  mille  épigrammes  de  circons- 
tance dont  on  nous  a  conservé  quelques-unes  (1).  Il  est  vrai 
que  selon  cette  méchante  langue  de  Collé  (Journal,  janvier 
1751),  Robbé,  qui  aurait  vécu  à  Paris  «  de  façon  assez  basse» 
n'aurait  eu  i  nul  esprit  et  nul  agrément  en  société,  mais  au 
contraire  >  y  aurait  été  «  fort  ennuyeux  ».  Or, ce  personnage 
crapuleux  et  si  peu  amusant  parvint  à  vivre  jusqu'à  l'âge 
de  quatre-vingts  ans,  en  parasite  des  meilleures  sociétés,  où 
il  ne  paya  jamais  son  écot  qu'en  petits  vers  et  en  bons  mots. 

Né  à  Vendôme  vers  1714,  d'un  marchand  de  gants,  Pierre- 

(1)  Correspondance  littéraire,  Septembre  1775. 

EPIGRAMME   DE   ROBBÉ 

Contre  le  contrôleur  général  Terray  qui  a  supprimé  sa  pension. 
Sous  les  mains  de  Midas  tout  se  changeait  en  or, 
Si  notre  Contrôleur  opérait  ces  merveilles 
Pour  la  France  épuisée  il  serait  un  trésor  ; 
Mais  de  Midas,  il  n'a  que  les  oreilles. 

Ibid.  Juillet  1776  :  M.  de  Sainte  Foix,  connu  pour  son  humeur 
brusque  et  par  son  goût  pour  les  duels,  avait  fait  représenter  le 
même  jour  trois  de  ses  petites  comédies  en  un  acte.  Les  deux  pre- 
mières furent  médiocrement  applaudies.  La  dernière  fut  trouvée  détes- 
table et  tomba  tout  à  plat.  Robbé  qui  était  au  parterre,  dit  en  sortant  : 

Pour  celle-ci,  force  est  qu'on  y  renifle  ; 
Il  n'est  poltron  si  connu  qui  n'y  siffle. 

(On  trouve  de  cette  épigramme  une  variante  dans  les  Œuvres 
badines  de  Robbé  de  Beauveset,  Epigramme  XXXVI;. 


ROBBÉ  DE  BEAUVESET  81 

Honoré  Robbé  de  Beauveset  avait  fait  chez  les  Oratoriens 
d'assez  bonnes  études,  ainsi  qu'en  témoignent  les  poésies 
latines  qu'il  composa  plus  tard,  lorsqu'il  fut  chassé  de  sa 
ville  natale  à  coups  de  bâton  pour  avoir,  dit  Collé,  fait  des 
vers  satiriques  contre  plusieurs  de  ses  compatriotes,  parmi 
lesquels,  assure  une  tradition  locale  (1),  le  gouverneur  même 
de  la  province,  M.  le  Comte  de  Rochambeau.  Il  vint  à  Paris, 
et  y  publia  son  Débauché  converti  (1736,  in-12),  qui  dans  son 
succès,  a  été  souvent  attribué  à  Grécourt,  à  Voltaire,  et  enfin 
à  Piron,  lequel  s'en  défendit  avec  indignation  dans  la  pré- 
face de  la  Métromanie.  L'audace  de  ces  vers  ne  tarda  pas  à 
ouvrir  au  poète  l'accès  des  meilleures  maisons,  où  on  l'invi- 
tait pour  débiter  des  contes  licencieux  (2).  Il  semble  même 

(1)  Pierre  Dufay  :  Un  poète  Vendomois  :  Picrre-Honorc  Robbé  de 
Beauveset,  17U-Î7M,  Vendôme,  1898,  in-8°.  (C'est  une  notice  fort 
curieuse  et  qui  ne  le  cède  en  rien,  comme  agrément,  à  ce  nouvel 
ouvrage  du  même  auteur  :  Un  Chapitre  inédit  de  l'Histoire  du  Costume. 
Le  Pantalon  féminin.  Préf.  d'Armand  Silvestre.  Carrington,  1906, 
in-18). 

(2)  Le  Parlement,  la  Cour  et  la  Ville,  pendant  le  procès  de  Robert- 
François  Damiens,  1757.  Lettres  du  poète  Robbé  de  Beauveset  au 
dessinateur  Desfriches,  publiées  pour  la  première  fois  avec  Notice, 
notes  et  documents  inédits  par  Georges  d'Heylli,  Paris,  Librairie  géné- 
rale, 1875,  in-12,  p.  XX  (1757).  «  J'ai  récité  au  dessert  ma  dernièrepoé- 
sie  légère:  La  chàlc  sur  le  gazon  (ce  conte  ne  figure  pas  dans  les 
Œuvres  badines)  ;  elle  a  eu  un  succès  considérable,  bien  que  les 
dames  aient  cru  devoir  l'écouter  sous  l'éventail.  J'en  avais,  en  effet, 
à  peine  récité  dix  vers  qu'elles  dérobèrent  leur  visage  derrière  ce 
léger  et  discret  paravent,  soi-disant  pour  ne  pas  écouter,  mais  par  le 
fait,  afin  de  pouvoir,  sans  trop  de  vergogne,  le  mieux  entendre  jus- 
qu'au bout.  Ce  n'est  en  somme  rien  d'aussi  sale  que  cela  !  Les  mots 
sont  peut-être  un  peu  crus  et  la  situation  finale  de  la  bergère,  bien 
que  conforme  à  la  la  nature,  un  peu  piquante  à  l'excès  ;  mais  tout 
cela  peut  s'entendre  après  un  bon  souper,  et  surtout  lorsque 
]e  récite  moi  même  mes  vers,  car  j'ai  soin  de  glisser  rapidement, 
sans  appuyer,  ni  les  faire  ressortir,  sur  les  endroits  qui  pourraient 
effaroucher  des  oreilles  chastes,  ou  au  moins  qui,  pour  la  forme, 
veulent  qu'on  les  considère  pour  telles. 

6 


82  CONTES   ET   CONTI  IHS    (.AILLAROS 

qu'il  y  ait  trouvé  nombre  de  bonnes  fortunes,  s'il  faut  en 
croire  les  lettres  qu'il  adressait  à  son  ami,  le  dessinateur 
Desfriches  (1).  C'est  alors  qu'il  composa  ce  fameux  poème 
sur  la  Vér...,  au  sujet  duquel  Piron  lui  dit  :  «  Monsieur  Robbé, 
vous  avez  l'air  bien  plein  de  votre  sujet.  »  Et  Palissotdans  sa 
Dunciade  l'interpella  en  ces  termes  : 

Est-ce  donc  vous  que  j'aperçois  ici, 
Mon  cher  Robbé,  chantre  du  mal  immonde, 
Vous  dont  la  Muse  en  dégoûtait  le  monde. 
Ah  !  je  conçois  d'où  vous  vient  cet  honneur... 
Je  vous  le  dis  peut  être  un  peu  trop  tard 
Mais  je  vous  laisse  en  bonne  compagnie. 

Cette  poésie,  qui  en  tout  autre  temps  aurait  valu  quelque 
désagrément  à  son  auteur  fut  alors  ce  qui  fit  sa  fortune.  Le 
scandale,  en  effet,  retint  l'attention  de  l'archevêque  de  Paris 
sur  les  autres  vers  du  poète,  lesquels  étaient  plus  audacieux 
encore  par  le  blasphème  que  par  la  licence.  Plutôt  que  de 
l'envoyer  devant  des  juges,  et  donner  par  là  plus  de  célébrité 
à  l'impie,  le  prélat  préféra  négocier,  moyennant  une  pension 
de  1.200  livres,  «l'incendie»  de  tous  ces  vers.  Robbé,  en  hon- 
nête homme,  les  brûla  religieusement,  mais,  comme  il  les 
savait  par  cœur,  il  les  récitait  à  tout  venant  (2). 

(1)  Ibidem  p.  XXI,  «  J'ai  réduit  par  mon  esprit  un  domino  dont  le 
masque  devait  recouvrir  quelque  illustre  visage...  J'ai  mené  jus- 
qu'aux dernières  extrémités  une  aventure  avec  une  duchesse  dont 
l'honneur  m'oblige  à  ne  pas  révéler  le  nom,  etc.,  etc.  » 

(2)  «Je  tiens  ce  fait,  dit  Mmc  du  Hausset  dans  ses  Mémoires,  de  M.  de 
Marigny,  à  qui  il  les  a  récités  un  jour  qu'il  soupait  avec  lui,  et  quel- 
ques gens  de  la  Cour,  pour  leur  débiter  son  horrible  poème  (sur  la 

V ).  11  fit  sonner  de  l'or  qui  était  dans  sa  poche  :  «  C'est  de  mon 

bon  archevêque,  dit-il  ;  ie  lui  tiens  parole,  mon  poème  ne  sera  point 
imprimé  pendant  ma  vie,  mais  je  le  dis...  »  puis  il  se  mit  à  rire. 
«Que  dirait  ce  bon  prélat  s'il  savait  que  j'eusse  partagé  mon  quartier 
avec  une  charmante  petite  danseuse  des  Italiens  ?  C'est  donc  l'ar- 


ROBBÉ   DE   BEAUVESET  83 

Robbé,  toutefois,  vers  le  milieu  de  sa  vie,  en  1759,  fit  mine 
de  se  ranger  Dans  ce  dessein,  il  épousa  W°  Fradelle,  nièce 
de  son  ami  Desfriches,  et  fut  avec  elle  s'établir  à  Montargis 
pendant  quelques  années.  Pour  s'achever,  il  se  mit  dans  la 
dévotion,  sur  les  instances  du  comte  de  Butré,  personnage 
très  dévot,  mais  qui  cessa  de  l'être  dès  qu'il  eut  converti  le 
poète,  disant  :  «  J'ai  fait  pour  mon  salut  ce  qu'on  fait  pour  la 
milice  ;  j'ai  mis  un  homme  à  ma  place.  »  Bachaumont  est 
plein  de  iraits  piquants  à  l'endroit  de  ce  nouvel  état  d'âme  : 
—  %  juillet  1762  :  M.  Robbé  donne  à  corps  perdu  dans  le  jan- 
sénisme. C'est  un  convulsionnaire  intrépide  etc'est  un  acteur 
zélé  qui  a  besoin  des  secours  les  plus  abondans.  Il  a  passé 
par  tous  les  états,  il  a  été  assommé,  percé,  crucifié,  sa  vocation 
est  des  plus  décidées. . .  —  22  novembre  1769  :  M.  Robbé  a  donné 
dans  les  convulsions  comme  le  genre  de  secte  la  plus  propre 
à  alimenter  son  imagination  exaltée  jusqu'au  fanatisme.  Dans 
cette  effervescence  de  zèle,  il  a  voulu  tourner  au  profit  de  la 
religion  un  talent  trop  profané  jusque-là,  et  il  a  entrepris 
depuis  plusieurs  années,  un  poème  en  cinq  chants  sur  cette 
matière  auguste.  Un  caustique  a  fait  en  conséquence  l'épi- 
gramme  suivante  : 

Tu  croyais,  ô  divin  Sauveur, 
Avoir  bujusquesà  la  lie 
Le  calice  de  la  douleur  ; 
11  manquoità  ton  infamie 
D'avoir  Robbé  pour  défenseur.  » 

Néanmoins,  le  poète  n'avait  pas  tout  changé  de  son  ancien 
genre  de  vie.  On  voit  dans  une  lettre  de  lui,  adressée  à  Des- 
friches en  1768,  qu'il  avait  alors  pour  ami  «  le  plus  intime  » 
le  comte  du  Barry,  le  Roué   célèbre.  Le  prince  de  Ligne 

chevÊque  qui  m'entretient,  m'a-t-elle  dit;  que  cela  est  drôle  !  »  Le 
roi  le  sut  et  en  fut  scandalisé.  «  On  est  bien  embarrassé  pour  faire 
le  bien  »,  dit-il.» 


84  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

d'autre  part,  raconte  qu'il  a  «  souvent  soupe  avec  lui  chez 
M™  du  Barry  avant  la  présentation  de  celle-ci.  Elle  s'amu- 
sait beaucoup  de  la  folie  qu'il  avait  de  se  croire  le  plus  petit 
pied  de  France.  Il  était  alors  dans  la  dévotion,  et  avait  brûlé 
tous  ses  vers  libertins  :  —  «  Mais  venez  dans  ce  petit  cabinet, 
me  dit-il  un  jour  ;  je  les  sais  par  cœur,  et  je  vous  les  réciterai 
tous.  »  Il  semble  bien  que  le  crédit  de  M«»e  du  Barry  ait 
valu  à  Robbé,  en  1768,  une  pension  du  Roi  «  pour  des  con- 
sidérations particulières.  »  Ces  considérations,  ces  condi- 
tions plutôt,  étaient  toujours  «  l'incendie  »  des  poèmes. 
D'ailleurs  la  pension  ne  lui  fut  pas  servie  pendant  long- 
temps. Dès  Tannée  suivante,  M.  Bertin  la  supprimait. 
Robbé  se  flatta  un  moment  que  l'abbé  Terray  allait  la  réta- 
blir (1).  Ce  fut  précisément  ce  contrôleur  qui  la  supprima 
de  façon  définitive,  et  Robbé  fit  là-dessus  l'épigramme  que 
nous  avons  citée.  Mme  du  Barry,  alors,  le  fit  rentrer  en  jouis- 
sance de  sa  pension,  mais  celle-ci  par  suite,  ayant  refusé  de 
le  recevoir,  il  écrivit  en  1772  :  «  Il  n'y  a  plus  rien  à  faire  pour 
moi  du  côté  de  la  comtesse  ;  la  tête  lui  tourne  au  point  de 
méconnaître  tout  l'univers.  » 

Robbé  passa  les  dernières  années  de  sa  vie  à  Saint-Germain 
d'abord  dans  une  dépendance  du  château,  où  une  haute  pro- 
tection lui  valut  un  logement,  puis,  après  1789,  dans  une 
petite  maison  de  la  rue  de  Pologne.  La  vieille  duchesse 
d'Olonne,  une  des  femmes  les  plus  célèbres  de  la  Régence 
qui  l'avait  longtemps  hébergé,  lui  laissa,  en  1777, 15.000  livres 
par  testament.  Ce  petit  pécule  ne  suffit  pas  à  le  sauver  de  la 
gêne,  lorsque  sa  pension  eut  été  définitivement  supprimée 


(1)  «  Il  est  certain  que  par  son  moyen,  dit-il,  ma  pension  va  être 
rétablie  dans  sa  première  forme.  Je  crois  cependant  que  par  le  canal 
qu'on  va  prendre  pour  me  faire  réintégrer  dans  mes  droits,  ce  ne 
sera  plus  M.  Bertin  qui  me  paiera,  mais  bien  le  grand  aumônier  de 
France.  Ainsi  je  vais  baisser  d'un  cran  ;  au  lieu  d'être  pensionnaire 
du  Roi,  je  deviendrai  son  pauvre,  à  peu  près  comme  Scarron  était 
le  malade  de  la  Reine.  »  Lettre  de  décembre  1769,  loc.  cit.,  p.  LVII. 


ROBBÉ   DE   BEAUVESET  85 

par  l'Assemblée  Nationale.  Le  poète  mourut  à  temps,  au 
moment  où  «  les  Dieux,  les  Rois  et  aussi  la  poésie  s'en 
allaient  »,  le  8  novembre  1792. 

Les  poésies  erotiques  de  Robbé  (contes,  épigrammes,  épî- 
tres,  ne  furent  publiés,  ainsi  qu'il  l'avait  promis  à  l'archevê- 
que de  Paris,  qu'après  sa  mort,  sous  le  titre  d' Œuvres  badines 
de  Robbé  de  Beauveset,  à  Londres,  1801,  2  vol  ,  petit  in-12 
(réimprimées  à  Bruxelles,  chez  J.  Gay,  1883,  en  un  fort  vo- 
lume in-8°,  sous  le  même  titre).  Si  cette  édition  contient  des 
pièces  qui  jamais  ne  furent  écrites  par  notre  auteur,  par 
contre,  elle  laisse  inédites  bon  nombre  de  productions  de 
Robbé.  On  n'y  trouve  notamment  ni  le  le  conte  intitulé  La 
Chute  sur  le  gazon,  ni  la  pièce  qui  commence  par  : 

Puissant  médiateur  entre  l'homme  et  la  femme, 

que  le  prince  de  Ligne  déclarait  «  de  toute  beauté  ». 


EXTASE    QUIETISTE 

Un  matin  qu'à  l'écart 
Le  bon  père  Girard 
Stigmatisait  la  sœur  Cadière, 
Survint  une  jeune  tourière 
Qui  resta  quelque  temps  en  admiration 
A  l'aspect  si  nouveau  de  l'opération  ; 

Car  l'on  dit  qu'elle  était  pucelle, 
Très  ignorante  en  bagatelle. 
Quoi  qu'il  en  soit,  voulant  voir  de  plus  près, 
D'un  pas  mal  assuré,  doucement  elle  avance  ; 
Elle  examine,  et  peu  de  temps  après, 
Voici  que  nos  dévots  tombent  en  défaillance. 
L'innocente  croyant  qu'ils  en  allaient  mourir, 
Regrettait  surtout  le  bon  père. 
Et  tâchant  de  le  secourir, 


CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Veut  lui  faire  avaler  uu  peu  d'pau  vulnéaire. 
Le  cafard  enrageait  qu'elle  eût  vu  le  mystère  ; 

Mais  se  fiant  sur  sa  simplicité, 

Il  la  regarde  avec  sévérité  ; 

—  «  Passez,  ma  sœur,  dit-il  avec  emphase; 

Passez,  nous  sommes  en  extase.  » 


REPONSE  A  TOUT 

Un  soir  une  fille  raccroche 
Certain  jeune  homme  et  lui  dit  :    -  «  Viens  chez  nous; 
Vrai  !  j'ai  du  beau  ;  te  mettras  à  genoux 
En  le  voyant.  »  —  «  N'ai  le  sou  dans  ma  poche,  » 
Reprend  le  sire,  auquel  on  répondit  : 
-  «  Ne  t'inquiète,  on  te  fera  crédit.  » 

—  «  Mais,  dit  le  gars,  faut  que  je  te  l'avoue, 
A  contre-cœur  à  ce  jeu-là  je  joue. 

Je  hais  le  sexe,  et  mon  défaut, 
C'est,  mon  enfant,  du  mâle  qu'il  me  faut.  » 

—  «  Bon  1  c'est  cela  !  mon  roi.  j'ai  ton  alfaire, 
Dit  la  catin  ;  j'ai  le  plus  joli  frère 

Qui  se  vit  onc  ;  lp  trouveras  à  poinf  » 

—  «  Ce  n'est  le  tout  qu'une  gentille  croupe , 
Pour  m'exciter,  quand  j'attaque  une  poupe 
Me  faut  au  dos  attacher  le  mineur.  » 

—  «  Nous  en  viendrons,  dit-elle,  à  notre  honneur  ; 
N'avons-nous  pas  aussi  le  souteneur  ?  » 


ROBBÉ  DE   BEAUVESET  87 


LA  VIVE 


J'ai  vu  des  gens  caustiques  à  l'excès 

Des  contes  mieux  critiquer  l'énergie. 

Point  je  n'entends,  selon  eux,  la  magie 

Que  le  goût  prête  au  narrateur  français. 

Le  beau  mignon,  dit-on,  qui  dans  un  conte 

Simple  et  naïf,  va  déployant  l'orgueil 

Du  style  fort  !  C'est  la  muse  qui  monte 

Le  luth  altier,  qui  doit  vous  faire  accueil  ; 

A  son  service  employez  votre  veine. 

Mais  pour  la  muse  inspirant  La  Fontaine, 

Qui,  près  de  lui,  dans  de  simples  atours, 

Va  conduisant  sa  plume  naturelle, 

Et  des  nonnains  nous  trace  les  bons  tours, 

Point  vous  n'avez  d'hypothèque  sur  elle 

Jen  conviendrai  ;  mais,  messieurs,  après  tout, 

Je  soutiens,  moi,  que  j'enrichis  le  goût 

D'un  nouveau  genre,  et  si  de  la  Chaussée 

La  maigre  jambe  avait  été  chaussée 

Du  brodequin  que  le  français  surpris, 

Si  fièrement,  vit  porter  à  Molière, 

Eut-il  été  pour  original  pris  ? 

Il  s'en  fit  un  qu'il  chausse  à  sa  manière. 

Avons-nous  tort,  si  nos  genres  courus, 

De  compte  fait,  font  deux  muses  de  plus  ? 

Eh  bien,  Titon  (1),  sur  son  Pinde  de  bronze, 

Au  lieu  de  neuf  en  fera  sculpter  onze. 

Mais  sans  ici  plus  longtemps  disculper 

Notre  manie,  essayons  d'attraper 

Pour  cette  fois  la  naïve  peinture 

Que  maître  Jean  puise  dans  la  nature, 

Je  sais  un  mot,  un  que  je  vois  encor, 

(1)  Titon  du  Tillet,  auteur  du  Parnasse  françois. 


CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

D'un  naturel  qui  lient  de  l'âge  d'or. 
Bref  cependant  ce  Cet  Emoi  si  rare 
Qu'a  raconté  la  reine  de  Navarre, 
Ne  s'est  jamais  narré  plus  uniment. 

Dans  un  marché  certain  noble  normand, 
Aussi  vieux  pour  le  moins  que  gourmand, 
A  fille  jeune  et  fringante  et  naïve, 
Pour  s'amuser  marchandait  une  vive, 
Dont  la  longueur  effrayait  l'œil  surpris. 
Six  francs  d'abord  furent  le  juste  prix 
Qu'à  son  poisson  fixa  notre  marchande. 

—  «  Deux  écus  !  dit  mon  railleur  stupéfait, 
Vous  moquez-vous  ?  Elle  n'est  pas  si  grande 
Que  ce  que  Dieu  pour  le  plaisir  m'a  fait.  » 

—  «  Vous  badinez,  reprit  dame  Marie.  » 

—  «  Non,  de  par  Dieu,  dit  l'autre,  et  je  parie 
De  l'excéder.  »  —  «  Soit,  monsieur  le  gascon, 
Contre  six  francs  je  gage  mon  poisson.  » 

Et  le  galant  de  tirer  son  anguille 

Qui,  profitant  dans  les  mains  de  la  fille, 

Par  sa  longueur  eut  bientôt  effacé 

De  deux  grands  doigts  le  poisson  surpassé. 

Qui  fut  surprise,  et  qui  fut  bien  penaude  ? 

Ce  fut,  hélas  !  notre  pauvre  ribaude. 

Si  fallut-il  subir  l'arrêt  du  sort  ; 

Bien  que  pourtant  sa  vive  lui  fit  tort, 

Ce  n'est  pas  là  ce  qui  la  déconcerte  ; 

Elle  était  peu  sensible  à  cette  perte  : 

Bien  regrettait  l'anguille,  et  pour  l'avoir, 

Elle  eût  cédé  tout  le  poisson  du  Loir. 

La  belle  alors  tirant  la  roquelaure 

Du  citadin,  qui  gagnait  sa  maison, 

Lui  dit  :  —  «  Du  moins  que  je  la  voie  encore. 

Mon  beau  monsieur,  pour  mon  pauvre  poisson  ?  » 


ROBBE   DE   BEAUVESET 


L'AVE  MARIA  (1) 

Pour  amuser  leur  loisir  innocent, 
Deux  jeunes  sœurs  dans  la  ferveur  de  l'âge 
Se  demandaient  quel  plus  parfait  ouvrage 
Etait  sorti  des  mains  du  Tout-Puissant. 
—  «  Ce  sont  les  cieux,  soutenait  la  sœur  Thècle  ; 
L'ordre,  l'éclat  et  la  solidité 
Sont  leur  partage,  et  chaque  nouveau  siècle 
Leur  voit  toujours  la  même  majesté.  » 
—  «  Ah  !  chère  sœur,  que  l'homme  est  bien  une  œuvre 
Supérieure  à  ce  spectacle-là  ! 
Vantez  les  cieux,  exaltez  leur  manœuvre 
C'est  pour  nous  seuls  que  Dieu  fit  tout  cela.  » 
Jeanne  appuya  cet  argument  plausible 
D'un  beau  passage  expliqué  par  la  Bible, 
Et  fut  conclu  par  nos  tendrons  pieux 
Que  l'homme  seul  l'emporte  sur  les  cieux. 
Les  voilà  donc  à  passer  en  revue 
Les  attributs  de  nos  êtres  pensants  ; 
Mais  où  surtout  on  arrêta  la  vue 
Ce  fut  sur  l'ordre  et  la  beauté  des  vues 
Du  corps  de  l'homme,  et  de  fil  en  aiguille, 
On  le  compare  à  celui  de  la  fille. 
Jeanne  donnait  pour  le  plus  beau  des  deux 
Celui  du  mâle,  et  sœur  Thècle,  au  contraire, 
Le  soutenait  à  faire  peur,  hideux, 
Auprès  du  corps  féminin  fait  pour  plaire. 

(1)  Il  existe  dans  l'œuvre  de  Hubbé  de  Beauveset,  sous  un  même 
titre,  deux  versions  de  ce  conte.  Nous  donnons  ici  le  premier  texte, 
le  second,  attribué  à  Piron  dans  l'édition  des  Poésies  diverses  de  cet 
auteur,  donnée  à  Londres  en  1787,  ayant  paru  déjà  au  tome  I  de 
notre  édition  des  Conteurs  Libertins,  Paris.  Sansot,  1904,  in-18. 


90  CONTES  ET   CpNJM  HS    (AIL^ARDS 

—  «  Voyez  le  vôtre,  est-il  rien  de  mieux  fait  ? 
N'est  homme  saint  qui  beaucoup  ne  hasarde 

A  jeter  l'œi}  sur  ce  globe  parfait, 
Même  au  travers  du  mouchoir  qui  le  garde.  » 

—  «  Parlez  de  vous   disait  l'autre  nonnain, 
Rien  n'est  plus  beau  dans  la  nature  entière. 
Vos  globes  sont  tournés  d'une  manière 

A  désoler  tout  téton  féminin. 
Je  ne  sais  trop  ;  mais  plus  je  les  contemple, 
Et  plus  j'en  vois  le  volume  plus  ample 
Que  n'est  le  mien.  Ma  sœur,  mesurons-les  : 
De  nos  deux  corps,  cherchons  la  symétrie.  » 

—  «  Soit,  dit  sœur  Thècle.  »  On  fait  des  chapelet; 
Les  saints  compas  de  leur  géométrie  ; 

Car  point  n'avaient  d'autre  outil  pour  s'aicjpr 
Et  plus  à  l'aise  à  l'œuvre  procéder. 
Tout  fut  mis  bas,  voile,  chemise,  guimpe  ; 
Il  n'était  point  là  d'yeux  pour  regarder. 
Ce  beau  spectacle  est  digne  de  l'Olympe, 
Gorge  à  charmer,  tétin  blanc  et  friand 
Ventre  par  bas  garni  de  noires  franges, 
Cul  poli,  rond,  et  fémur  attrayant 
Rien  ne  fut  vu,  fors  que  de  leur  bons  anges. 
On  comn^ença  par  mesurer  primo 
Les  deux  tptqns,  sujet  de  la  querelle  ; 
Ils  semblaient  fa4ts  sur  le  même  modèle, 
Et  l'un  de  l'autre  était  frère  jumeau. 
Le  chapelet  compassé  aussi  le  ventre, 
Entre  les  deux,  tout  est  encore  égal. 
On  porte  après  le  compas  à  l'oval 
Où  des  plaisirs  est  la  source  et  le  centre  : 
La  jeune  Jeanne,  imaginant  déjà 
Dans  tous  les  points  égalité  parfaite, 
En  triomphait,  comblée  et  satisfaite, 
Quand,  tout  ù  coup,  sœur  Thècle  s'écria  : 
—  <*  L'ai  plus  petit  d'un  Ave  Maria.  » 


R0BBÉ   DE   SEAUVESET  91 


LE  QUIPROQUO 


Chez  le  dieu  peint  dans  les  écrits  galants 

Du  beau  Nason  ou  du  tendre  Tibulle, 

Moine  jamais  n'exerça  ses  talents. 

Amour  honnête,  amour  à  sentiments. 

One  n'endossa  la  grossière  cucule. 

Mais  pour  le  Dieu  protecteur  des  troupeaux 

Qu'ont  célébré  sur  leurs  lascifs  pipeaux 

Et  Martial  et  le  libre  Catulle, 

Moines  toujours  esclaves  fie  leurs  sens, 

L'ont  régalé  de  leur  brutal  encens. 

On  ne  vit  °nc  confrères  plus  fidèles 

Du  cujte  impur  de  ce  grossier  patrpn. 

^ussi  sont-ils  à  bon  droit  le  plastron 

|)e  contes  gais,  d'épigrammes  nouvelles. 

Mais  La  Fontaine,  et  Marot,  et  Rousseaii 

N'ont  pas  si  fort  épuisé  leurs  faisceaux 

De  Jraits  trempés  aux  forges  de  Boccace 

Que  ne  puissions,  en  marchant  sur  leur  trape, 

Trpi^ver  encor  à  leur  en  décocher. 

Bandons  notre  arc,  et  tachons  d'en  lâcher 

Un  vigoureux,  dont  la  pointe  s'adresse 

Aux  cordeliers  du  couvent  de  Lutèpe. 

Deux  révérends,  pressés  de  leurs  désirs^ 

Vinrent  gratter  à  certain  monastère, 

Où  la  Lacroix,  prêtresse  de  Çythère, 

Entretenait  des  autels  aux  plaisirs 

Pour  le  public    Un  couple  mousquetaire 

De  deux  couleurs,  un  gris  et  l'autre  noir, 

S'ébattait  lors  au  lubrique  manoir. 

Le  cas  était  assez  de  conséquence 

Pour  que  la  dame,  abbesse  de  ce  licu^ 


92  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Qui  vint  parler  aux  serviteurs  de  Dieu, 
Leur  fît  du  siège  attendre  la  vacance. 
Mais  nos  pénards,  impatients  du  frein, 
Forcent  la  porte,  et  vont  d'un  front  d'airain 
Se  présenter  à  nos  jeunes  gendarmes, 
Qui,  n'étant  pas  autrement  endurants, 
Veulent  d'abord,  aux  yeux  des  révérends, 
Faire  briller  la  pointe  de  leurs  armes. 
Mais  père  Anroux,  encore  moins  peureux, 
Charma  bientôt  leur  glaive  redoutable 
En  leur  montrant  certain  cylindre  creux 
Où  reposait  certain  plomb  respectable. 

—  «  Messieurs,  dit-il,  vivons  de  bon  accord  ; 
Le  soleil  luit  ici  pour  tout  le  monde  ; 

-Si  vous  voulez,  je  veux  laisser  encore 

A  votre  choix  ou  la  brune  ou  la  blonde. 

Mais,  de  par  Dieu,  les  fils  de  saint  François 

Ne  sont  pas  faits  pour  souffler  dans  leurs  doigts, 

Près  d'un  bon  feu,  quand  se  chauffent  les  autres.» 

Ce  ton  grivois  plut  à  nos  cavaliers, 

Qui,  de  concert,  dirent  aux  cordeliers  : 

—  «  Signons  la  paix,  frères,  soyez  des  nôtres  ; 
Pas  n'est  besoin,  même  sur  le  commun, 

Que  vous  viviez  comme  au  temps  des  apôtres. 
Dame  Lacroix  va  fournir  à  chacun 
De  quoi  s'ébattre,  et  vous  aurez  les  vôtres.  » 
Ainsi  fut  fait,  et  l'Aga  du  sérail, 
Charmé  de  voir  la  paix  dans  le  bercail, 
Leur  fit  monter  deux  nymphes  protégées, 
Deux  fleurs  d'Hébé,  vrais  morceaux  de  prélats, 
Qu'on  réservait  aux  rencontres  d'éclats, 
Qui  furent  lors  aux  frocards  partagées. 
Point  ne  dirai  si,  dans  l'amoureux  choc, 
Moine  ou  soudard  sut  bien  donner  son  reste  : 
Car  c'est  un  point  tout  décidé  qu'un  froc 
En  tel  combat  vaut  bien  la  soubreveste. 


ROBBE  DE  BEAUVESET 

On  fit  grand  chère,  et  largement  on  but 

D'un  champenois,  dont  la  vapeur  légère, 

En  s'exhalant,  entreprit  l'occiput 

Du  cavalier  et  du  révérend  père. 

Le  soleil,  lors  au  tropique  d'été, 

Depuis  longtemps,  avait  déjà  quitté 

Notre  horizon,  et  la  joyeuse  troupe 

Se  résolut  d'attendre,  en  ce  réduit, 

Que  le  pavot  d'une  tranquille  nuit 

Eût  dissipé  les  charmes  de  la  coupe. 

Entre  deux  draps  chacun  en  paix  s'endort 

Sans  se  douter  de  la  scène  fatale, 

Du  tour  malin  que  le  perfide  sort 

Leur  préparait  dans  ce  lieu  de  scandale. 

De  la  Lacroix  une  vieille  rivale, 

Qui  jalousait  son  taudis  renommé, 

Par  ses  agents  servie  à  point  nommé, 

Fit  avertir  la  nocturne  brigade 

Que  la  donzelle,  au  mépris  des  statuts, 

De  nuit  alors  procurait  l'accolade 

Dans  son  manoir  à  nos  deux  gris  vêtus. 

Des  piétons  bleus  la  vaillante  cahorte 

Du  taudion  vient  assiéger  la  porte, 

Qui,  gémissant  sous  leurs  coups  redoublés 

Eveille  au  bruit  nos  moines  accouplés. 

D'autres  auraient,  en  pareille  aventure, 

Perdu  la  tête,  et  c'eût  été  fait  d'eux; 

Mais  Saint  François,  de  ce  pas  hasardeux, 

Sut  bien  tirer  sa  chère  géniture, 

Les  deux  dragons  de  la  maison  du  roi, 

Sûrs  de  leur  fait  en  tout  état  de  cause, 

Quitant  un  somme  exempt  de  tout  effroi 

En  avaient  pris  une  si  forte  dose, 

Que  le  marteau  sans  relâche  frappant, 

Semblait  encore  engourdir  leur  tympan. 

Bien  en  prit-il  aux  pénards  téméraires 


CONTES   ET   CONTEURS   GÀiLlàRDS 

Qui  pour  sortit*  de  ce  maudit  terrier, 
Laissent  leur  froc  à  nos  deux  mousquetaires. 
Puis  endossant  l'accoutrement  guerrier, 
Flamberge  en  main,  à  la  bruyante  escorte, 
Tranquillement  s'en  vont  ouvrir  la  porte. 
Leur  fier  abord,  leur  redoutable  aspect, 
Aux  alguazils  inspirent  le  respect  : 

—  «  Passez,  passez,  dit  le  chef  de  l'escouade  ; 
On  n'est  pas  fait,  entre  gens  du  métier, 
Pour  se  manger,  ni  se  faire  bravade; 

A  VOUS,  hiessieur,  nous  faisons  bon  quartier! 

Puis,  ce  n'est  vous  que  notre  ardeur  regarde.  » 

Les  révérends,  sans  se  faire  prier, 

Disent  bonsoir  à  messieurs  de  la  garde, 

Qui,  visitant  la  demeure  paillarde, 

Trouvent  au  lit  nos  moines  prétendus, 

Qui  sur  le  dos,  de  leur  long  étendus, 

Ronflaient  encore  à  Côte  de  leur  belle. 

Bien  fallût-il  que  leur  sommeil  rébelle 

Cédât  enfin  à  là  voix  d'un  archer, 

Qui,  maniant  assez  mal  l'ironie, 

De  leur  grabat  s'en  va  les  arracher, 

En  leur  faisant,  Dieu  sait  quelle  avanie. 

Bien  étourdis  furent  nos  jeunes  gars, 

En  s'entendant  traiter  de  béats  pères. 

Ils  eurent  beau  jurer  à  nos  soudards, 

Qu'ils  se  trompaient,  qu'ils  étaient  mousquetaires, 

Bon  gré,  mal  gré,  fallut  de  saint  François, 

Tout  sur  le  champ,  endossant  le  harnois, 

Aller  plaider  devant  le  commissaire, 

Qui  se  montant  sur  le  ton  goguenard, 

Dès  en  voyant  sous  la  peau  du  renard 

Nos  deux  lions,  éclaircit  le  mystère  : 

—  «  Allez,  messieurs,  ne  perdez  rien  au  troc 
De  vos  habits,  si  la  vertu  du  froc 

Peut  vods  rester  avec  cette  tunique;  i 


&OBBÉ   DE   éÈAUVESET  95 

Il  disait  vrai  ;  mais  son  pouvoir  unique 
Aux  gens  du  siècle  onc  ne  se  communiqué. 
Et  pour  avoir  ce  magnifique  don, 
Il  faut  porter  de  bon  jeu  le  cordon. 


LA  GAGEURE  PERDUE  ET  GAGNEE 

ou 

LE  CARNAVAL  DE  VENISE 

Vive  Venise  au  temps  du  carnaval! 
Mari  resserre  alors  son  fonds  d'humeur  jalouse 
Et  Dieii  sait  si  d'hymen  l'entreprenant  rival 
Perd  là  son  temps  près  de  gentille  épouse 
Dans  la  cité  que  protège  Sàint-Màrc, 
Dès  que  la  liberté  plénière, 
Par  ordre  du  sénat  a  planté  sa  bannière, 
Le  fier  Amour,  de  son  redoutable  arc 
Tire  à  rompre  et  frappe  à  droite,  à  gauche  : 
Il  règne  alors  un  rut  universel, 
Et  l'on  y  voit  la  lascive  débauche 
Assaisonner  les  plaisirs  au  gros  sel. 
Quand  une  fois  la  bachique  énergie, 
Joyeux  espoir  de  l'amoureuse  orgie, 
Dans  un  repas  a  saisi  les  esprits, 
On  parle  alors  la  langue  de  Cypris  ; 
Phrase  gaillarde  offre  sa  beauté  nue  ; 
L'Italien,  ainsi  que  le  Latin 
N'admet  jamais  française  retenue. 

Or,  il  advint  dans  un  de  ces  festins 
D'où  l'on  bannit  la  pudeur  et  la  gène, 
Qui  se  donnait  chez  l'envoyé  de  Gène 
Qu'on  agita  si  les  destins 


96  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Traitaient  le  mieux  les  outils  priapiques 

De  France  ou  bien  des  pays  italiques. 

Sur  ce  point-là,  comme  sur  la  valeur, 

Chacun  prétend  emporter  l'avantage. 
Tout  est  gascon  en  fait  d'amoureuse  chaleur, 
Aussi  bien  qu'en  fait  de  courage. 

Notre  Génois  soutenait  hautement 

Qu'on  ne  voyait  autre  part  d'instrument 

Si  bien  monté  qu'en  terre  ultramontaine; 

Mais  le  Français,  d'une  fierté  hautaine 

A  sa  patrie  osait  donner  le  prix. 
—  «  Eh!  messieurs,  à  quoi  bon  cette  dispute  vaine, 
Dit  lors  une  nonnain  du  couvent  de  Cypris  : 
Pour  décider  cette  querelle 

Et  soutenir  ses  droits,  que  chaque  nation 
Nomme  à  l'instant  son  champion; 

Aloïsia,  judicieuse  et  belle, 

Adjugera  la  couronne  au  ribaud 
Qui  le  portera  le  plus  beau, 
Et  du  bal  de  demain  régalera  nos  dames.  » 

Chacun  sourit  aux  lois  de  ce  cartel. 

L'Italien  prend  pour  son  prototype 

Le  fier  Génois  ;  Nangis  ce  beau  mortel 

Que  la  Grèce  eût  régalé  d'un  autel, 
De  nos  chouarts  français  est  créé  l'archétype. 

Et  l'intérêt  des  deux  peuples  rivaux 

Est  mis  ès-mains  de  ces  braves  ribauds. 
Tel  l'antique  Rome  aux  frères  Horaces 

Commit  ses  droits  contre  les  Curiaces. 

Et  pour  que  nos  deux  prétendants 

Puissent  tirer  bon  parti  de  leurs  armes, 
Chaque  Vénitienne  aux  yeux  des  contendants 

Déploie  à  son  tour  ce  qu'elle  a  de  charmes. 

Jamais  au  fameux  mont  Ida, 
Le  beau  Paris,  qui  décida 


ROBBÉ   DE   BEAUVESET  97 

La  querelle  des  trois  déesses, 
A  la  fois  n'avait  vu  briller  tant  de  beautés. 
Là,  ce  sont  des  tétons  blancs,  fermes,  bien  plantés  ; 
Là,  ce  sont  d'adorables  fesses  : 

L'œil  erre  ici  sur  des  chutes  de  reins, 
A  changer  une  verge  en  vrai  serpent  d'airain. 

Ici  des  colonnes  d'albâtre 
Portant  ce  sanctuaire  en  tout  temps  ombragé 

Où  Salomon  le  sage  et  l'idolâtre 
Offrait  son  encens  partagé. 

Chaque  beauté,  variant  sa  posture, 
Semble  multiplier  les  dons  de  la  nature. 

Que  l'on  m'amène  un  saint... 
De  l'empire  des  sens  où  nous  soumît  la  pomme, 
Je  cède  à  qui  le  veut  mon  tabouret  aux  cieux, 
S'il  ne  recouvre  pas  à  l'instant  son  vieil  homme. 
Eh  !  qui  pourrait  tenir  en  voyant  tant  d'appas  ? 
Aussi  nos  deux  héros  ne  tardèrent-ils  pas 

A  se  montrer  en  posture  décente. 

Tous  deux  devant  les  experts  féminins, 

Qui  sur  les  lieux  viennent  faire  descente, 
Etalent  la  fierté  de  leurs  brillants  engins. 

L'œil  en  suspens  d'abord  ne  saurait  mettre 

De  différence  entre  leur  diamètre, 
Nos  deux  superbes  coqs  montrent  même  grandeur, 
Et  l'on  éprouve  au  tact  une  égale  raideur. 
Un  pied  va  décider  la  dispute  fatale. 
On  l'applique  à  chacun;  mais  chaque  prétendant, 

Remplissant  la  mesure  égale 
Fait  du  juge  coiffé  l'âne  de  Buridan. 

Par  la  femelle  président 

La  cause  allait  être  appointée, 
Quand  l'envoyé  Génois,  maître  de  ce  logis, 

Fixant  la  prunelle  pointée 

Sur  les  appas  du  beau  Nangis, 
D'une  ligne  à  l'instant  voit  accroître  sa  lame. 

7 


98  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Elle  triomphe  alors,  et  le  pauvre  Français 

Avec  dépends  perd  son  procès. 
Mais  le  brave  Génois,  par  une  grandeur  d'âme 

Peu  commune  en  ce  siècle-là  ! 

Au  Français  présente  la  palme. 
Rome  à  son  tour  triomphe  et  rentre  dans  le  calme  ; 
Mais  Albe  veut  savoir  la  raison  de  ceci. 
—  «  Vous  l'emportez,  Français,  dit  le  brave  vaincu  ; 
Onze  pouces  de  roi  surmontés  d'une  ligne  ! 
Voilà  ce  que  jamais  n'ai  tiré  de  mon  cru. 

Mais  d'un  César  vos  charmes  dignes 
M'ont  fait  sortir  encor  ces  deux  lignes  du  eu.  » 

Après  ce  prononcé,  nul  ne  resta  perplexe  : 
L'ambassadeur  génois  du  bal  paye  l'apprêt. 
Nangis  fut  couronné  ;  croyez  que  le  beau  sexe 
Ne  fut  pas  le  dernier  à  souscrire  à  l'arrêt. 
J'ai  pourtant  vu  des  gens  de  judiciaire  sûre 
Critiquer  du  Génois  le  jugement  flatteur  : 

Suivant  la  loi,  la  plus  riche  mesure 
Devait  avoir  la  pomme  ;  oui,  mais  qu'on  se  figure 
Que  de  tout  l'excédent  Nangis  était  l'auteur. 

Voudrait-on  que  la  créature 

L'emportât  sur  le  Créateur? 


LE  DÉMÉNAGEMENT  INUTILE 


Qui  ne  rirait  en  voyant  les  leçons 
Que  sur  l'hymen,  en  son  austère  école, 
Aux  jeunes  gens  donne  maître  Nicole  ? 
Si  l'on  l'en  croit,  mari  sur  les  arçons 
Devrait  gémir  du  désir  dont  il  pâme. 
Le  seul  plaisir  d'enfanter  des  élus 


ROBBÉ   DE  BEAUVESET  99 

Devrait  porter  à  tâter  d'une  femme  ; 

Motifs  charnels  en  devraient  être  exclus, 

Chez  des  chrétiens  en  qui...  bon,  bon,  à  d'autres  ! 

Etes-vous  donc,  Messieurs  de  Port-Royal, 

Plus  grands  docteurs  qu'un  des  plus  grands  apôtres 

Qui,  partisan  du  plaisir  conjugal, 

A  de  l'hymen  fait  consister  l'essence 

A  soulager  notre  concupiscence? 

Aussi  le  sexe,  en  son  système  instruit, 

N'est  d'ordinaire  au  mariage  induit 

Que  sous  l'appât  de  l'exacte  pitance 

Dont  un  mari  promet  la  régaler. 

Si  ne  faut-il,  s'il  ne  veut  se  brouiller, 

Que  sur  l'article  il  se  donne  quittance; 

Femme  n'entend  là-dessus  de  raison. 

Si  vous  aimez  la  paix  à  la  maison 

Ne  retranchez  le  picotin  d'avoine 

A  l'animal  qui  porte  la  toison. 

Jeûne  pareil,  d'hymen  est  l'antimoine, 

On  comprendra  mieux,  je  pense,  ceci, 

Par  certain  trait  que  vais  placer  ici. 

D'un  boulanger  du  faubourg  Saint-Antoine 

Le  compagnon,  pour  sa  chère  moitié, 

Avait  fait  choix  d'une  gente  pucelle, 

Dont  la  beauté,  dont  la  grâce  était  telle, 

Qu'un  Desfontaine  aurait  pour  l'amour  d'elle 

De  ses  gitons  abjuré  la  moitié. 

De  son  œil  vif  les  coins  formaient  un  angle 

Tel  que  Vénus  l'eût  ouvert  pour  ses  yeux. 

Son  cuir  blanc,  ferme  et  veiné  tout  au  mieux, 

D'un  saint  Henoist  eût  fait  partir  la  sangle  ; 

Etre  de  glace  entrerait  en  chaleur 

D'un  tétin  blanc  s'il  voyait  la  rondeur 

Hors  du  corset  s'élevant  par  secousse 

Parer  un  corps  de  hanches  si  menu 

Qu'il  pourrait  être  aisément  contenu 


100  CONTES   ET   CONTEURS  GAILLARDS 

Dans  le  contour  de  l'index  et  du  pouce, 

Vous  eussiez  cru  qu'ayant  un  lit  flanqué 

D'un  tel  morceau,  le  mitron  n'eût  manqué 

De  l'enfourner  la  première  soirée  ; 

Mais  point  du  tout,  le  galant  voulut  voir 

Si  la  belle,  âpre  à  certaine  curée, 

De  s'en  passer  aurait  bien  le  pouvoir. 

Sans  donner  donc  aucun  signe  de  vie 

Vous  eussiez  vu  le  mitron  sans  pitié 

Passer  la  nuit  auprès  de  sa  moitié 

Qui  de  mieux  faire  avait  très  grande  envie. 

La  belle,  en  vain,  du  coude  et  du  talon, 

Sollicitait  le  tranquille  étalon 

Et  l'agaçant  par  des  baisers  de  flamme 

Le  conjurait  de  la  faire  enfin  femme. 

Le  gars  est  sourd,  et  la  jeune  beauté 

Ne  fut  jamais  qu'un  marbre  à  son  côté. 

Quadruple  nuit  dans  ce  goût-là  se  passe, 

Si  que,  d'attendre  enfin  la  femme  lasse 

S'imagina  que  l'époux  impotent 

Apparemment  manquait  de  ce  comptant 

Propre  à  payer  la  rente  qu'on  contracte 

Lorsque  d'hymen  on  a  paraphé  l'acte. 

De  son  malheur  la  donzelle  fait  part 

A  sa  maman,  qui  là-dessus  au  gendre 

Dit  qu'il  fallait  sans  bruit  et  sans  esclandre 

Se  séparer,  et  qu'on  allait  lui  rendre 

Ce  qu'il  avait  apporté  pour  sa  part. 

Car  le  moyen  que  sa  fille  à  son  âge. 

Auprès  de  lui  pût  faire  son  salut 

Sans  ce  point-là  ?  L'épouse  résolut 

De  le  quitter,  par  quoi  l'on  déménage 

Chaises  et  table  au  sire  appartenant  ; 

Mais  quand  on  vint  pour  emporter  la  couche, 

A  bras-le-corps  le  ribaud  s'emparant 

De  la  plaignante,  aussitôt  vous  la  couche 


ROBBÉ   DE   BEA.UVESET  101 

Devant  sa  mère,  et  sur  l'heure  tirant 

De  son  étrier  le  plus  beau  des  immeubles 

Qu'hymen  apporte  à  la  communauté, 

En  fait  festin  à  la  jeune  beauté, 

Qui  dans  l'extase  où  met  la  volupté, 

S'écrie  :  —  «  Ah!  ra...  ah  !  rapportez  les  meubles...  » 


L'HEUREUSE  FRAUDE 

Un  certain  chef  de  notre  loi  nouvelle 

S'était  si  bien  fourré  dans  la  cervelle 

Jeune  Romaine  à  visage  vermeil, 

Qu'il  en  perdait  appétit  et  sommeil. 

L'Italienne  avait  un  jeune  frère, 

Qui  de  sa  sœur  rassemblait  tous  les  traits. 

On  le  déguise  ;  on  l'amène  au  Saint-Père, 

Brillant,  paré,  beau,  charmant,  plein  d'attraits  ; 

Le  voilà  mis  dans  la  couche  papale 

Où  le  pontife  apprêtait  son  essieu. 

Mais  ne  trouvant  la  porte  principale, 

Par  la  ruelle  entre  le  vice-Dieu. 

—  «  Eh  bien  1  eh  bien  !  dit  au  prélat  de  Rome 
Un  cardinal,  Saint-Père,  êtes- vous  pris  ?  » 

—  «  Ah  !  plût  à  Dieu,  répliqua  le  saint  homme, 
Qu'on  me  trompât  toujours  à  pareil  prix  !  » 

(Œuvres  badines  de  Robbé  de  Beauveset. 
Londres,  1801,  2  vol.  petit  in-12). 


JOSEPH  VASSELIER 


N'eût-il  pas  écrit  de  Contes  en  vers,  —  et  des  Contes  qui  par 
la  hardiesse,  la  verdeur  et  la  cambrure  nerveuse,  mettent 
leur  auteur  au  tout  premier  rang,  —  que  Vasselier  serait  passé 
quand  même  à  la  postérité;  il  était  correspondant  de  M.  de 
Voltaire.  Non  pas  que  le  vieux  de  Ferney  ait  jamais  éprouvé 
de  sympathie  réelle  pour  ce  lettré  d'occasion,  doublé  d'un 
fonctionnaire  modeste,  et  l'ait  jamais  flatté  du  nom  de  «  cher 
ami»  autrement  que  pour  en  obtenir  maints  services.  Vasse- 
lier, en  effet,  né  à  Rocroy,  en  1735,  et  devenu  en  1762,  après 
sept  années  passées  à  l'armée,  premier  commis  des  postes  à 
Lyon,  emploi  qui  alors  était  pour  ainsi  dire  une  dépendance 
de  la  police  générale,  se  trouvait  à  même  d'obliger  Voltaire, 
tant  dans  l'expédition  des  lettres  de  Fcrncy,  que  dans  celle 
des  montres  fabriquées  sous  les  auspices  du  grand  homme. 
Voltaire,  toutefois  il  faut  le  reconnaître,  savait  accorder  une 
familiarité  plaisante  aux  gens  du  commun  qu'il  sollicitait. 
Quoique  toutes  les  lettres  adressées  au  début  par  lui  à  Vas- 
selier et  à  M.  Tabareau,  chef  de  celui-ci,  aient  pour  objet 
quelque  recommandation,  il  prend  soin  de  composer  tou- 
jours avec  les  manies  de  leurs  destinataires.  A  Vasselier  qui, 
d'après  cette  correspondance,  paraît  avoir  eu  le  goût  des 
faits  divers  et  des  petites  nouvelles,  il  parle  de  la  mort  du 
pape  (20  février  1769)  ;  du  suicide  des  deux  amants  de  Lyon 
(6  juin  1770);  du  réquisitoire  du  Parlement  contre  le  Système 
de  la  Nature,  du  baron  d'Holbach  (10  novembre  1770);  des 
483  coquins  qui  ont  été  pendus  à  Lyon  en  130  années.  »  J'en 


JOSEPH    VASSELIER  103 

fais  mon  compliment  à  la  ville,  dit-il  (16  Auguste  1771).  Il  y  a 
eu  en  effet  plus  d'exécutions  que  de  vrais  crimes.  Si  on  avait 
fait  travailler  à  la  terre  tous  ceux  qu'on  a  pendus,  elle  serait 
beaucoup  plus  fertile  ».  Puis,  comme  Vassclier  —  dont  le 
portrait  gravé  en  frontispice  de  l'édition  de  ses  œuvres  en 
1800,  montre  la  physionomie  brutale  —  paraît  se  plaire  aux 
anecdotes  sanguinaires,  l'autre  reprend  à  point  le  ton  d'a- 
pôtre du  genre  humain,  et  lui  manifeste  dans  plusieurs  lettres 
son  indignation  de  ce  que  le  peuple  «  ne  veut  plus  que  des 
roues  et  des  bûchers.  La  pendaison  lui  est  insipide  :  cela 
justifie  les  tragédies  à  l'anglaise»  (13  septembre  1771).  Et 
l'admirable  au  bout  de  toutes  ces  politesses  est  que  Vasse- 
lier,  homme  spirituel,  mais  d'un  caractère  simple  et  droit, 
finit  par  se  considérer  comme  l'obligé  du  grand  homme.  On 
le  voit  envoyer  à  Ferney  des  melons  (13  septembre  1771),  des 
petits  pois,  des  artichauts  (28  avril  1773),  en  même  temps  que 
«  de  jolis  vers»,  une  épitaphe  sur  les  deux  amants  de  Lyon, 
que  Voltaire  lui  fait  l'honneur  d'insérer  dans  le  Dictionnaire 
philosophique (1),  et  enfin,  lorsque  M.  le  marquis  de  Villette 

(1)  De  Caton  et  du  suicide  :  «  Voici  le  plus  fort  de  tous  les  suicides. 
Il  vient  de  se  produire  à  Lyon,  au  mois  de  juin  1770. 

Un  jeune  homme  très  connu,  beau,  bien  fait,  aimable,  plein  de 
talens  est  amoureux  d'une  jeune  fille  que  les  parens  ne  veulent  pas 
lui  donner.  Jusqu'ici,  ce  n'est  que  la  première  scène  dune  comédie, 
mais  l'étonnante  tragédie  va  suivre  : 

L'amant  se  rompt  une  veine  par  un  effort.  Les  chirurgiens  lui 
disent  qu'il  n'y  a  point  de  remède  ;  sa  maîtresse  lui  donne  un  ren- 
dez-vous avec  deux  pistolets  et  deux  poignards,  afin  que  les  pistolets 
manquant  leur  coup  les  deux  poignards  servent  à  leur  percer  le 
cœur  en  même  temps.  Ils  s'embrassent  pour  la  dernière  fois  ;  les 
détentes  des  pistolets  étaient  attachées  à  des  rubans  couleur  de 
rose  ;  l'amant  tient  le  ruban  du  pistolet  de  sa  maîtresse,  elle  tient 
le  ruban  du  pistolet  de  son  amant.  Tous  deux  tirent  à  un  signal 
donné,  tous  deux  tombent  au  même  instant. 

La  ville  entière  de  Lyon  en  est  témoin.  Arrie  et  Pœtus,  vous  en 
aviez  donné  l'exemple;  mais  vous  étiez  condamnés  par  un  tyran,  et 


104  CONTES   ET   CONTEURS  GAILLARDS 

se  marie  «une  pièce  de  poésie  qui  marque  du  talent»,  nous 
disent  les  Mémoires  secrets,  à  la  date  du  15  janvier  1778. 

Soit  que  tant  d'obligeance  et  tant  de  démonstrations,  eus- 
sent gagné  la  confiance  de  Voltaire,  soit  que  celui-ci,  dans 
certaines  circonstances,  préférât  employer  des  indifférents, 
c'est  Vasselier  que  l'écrivain  chargea  de  publier  Les  lois 
de  Minos,  à  peu  près  dans  le  même  temps  qu'il  donnait  pour 
le  Taureau  blanc  la  même  commission  au  chevalier  de  Flsle  : 
il  craignait  toujours,  disait-il,  «  d'être  compromis  avec  les 
gens  de  lettres.  »  Pour  les  Lois  de  Minos,  il  s'agissait  de  les 
faire  imprimer  par  le  libraire  Rosset,  sous  le  nom  de  M.  du 
Roncel,  avocat,  dans  le  plus  grand  secret  :  «  il  n'en  faut  par- 
ler, dit  Voltaire  à  Vasselier,  dans  une  lettre  du  2  mars  1772, 
ni  à  votre  père,  ni  à  votre  maîtresse  :  je  suis  sûr  de  votre 
confesseur.  »  Voltaire,  tout  d'abord,  demandait  «  quelque 
petite  rétribution  au  libraire  »  et  offrait  à  celui-ci  les  droits 
de  plusieurs  représentations,  s'il  voulait  aller  à  Paris  solli- 
citer les  gentilshommes  de  la  Chambre  de  faire  jouer  la 
pièce.  (Lettre  du  23  mars  1772).  Mais  dans  l'intervalle, 
M.  d'Argental  ayant  fait  recevoir  la  pièce  par  acclamation 
aux  comédiens,  M.  du  Roncel  le  prit  de  très  haut  avec  le 
libraire  :  «  C'est  un  présent  qu'on  lui  fait,  dit-il  (28  mars),  et 
il  doit  se  conformer  aux  intentions  de  ceux  qui  le  lui  font. 
A  cheval  donné,  on  ne  regarde  pas  la  bride,  dit  Cicéron.  » 
Finalement,  Rosset  imprimait  la  pièce,  lorsque  le  procureur 
général  à  Lyon,  qui  avait  la  librairie  dans  son  département, 
s'imagina  que  les  Lois  étaient  une  satire  des  nouveaux  par- 
lements. Il  envoya  la  pièce  au  chancelier  auprès  de  qui  Vol- 

l'amour  seul  a  immolé  ces  deux  victimes.  On  leur  a  fait  cette  épi- 
taphe  : 

A  votre  sang  mêlons  nos  pleurs  : 
Attendrissons-nous  d'âge  en  âge, 
Sur  vos  amours  et  vos  malheurs; 
Mais  admirons  votre  courage. 


JOSEPH    VASSELIER  105 

taire  dut  faire  agir  des  personnes  plus  puissantes  cette  fois, 
que  le  contrôleur  des  postes  à  Lyon. 

La  complaisance  de  Vasselier  valait  bien  que  Voltaire 
redoublât  ses  cajoleries.  Le  «  cher  correspondant  »  est 
honoré  des  confidences  politiques  du  grand  homme.  «  Je 
vois  enfin,  lui  dit-il  le  11  novembre  1771,  que  la  révolution 
des  Parlements  se  fera  aussi  doucement  que  celle  des 
Jésuites.  Cela  est  consolant.  »  Puis,  Maurepas  ayant  rap- 
pelé le  Parlement  :  «  Il  est  bien  étonnant,  dit  Voltaire,  en 
décembre  1774,  que  le  Parlement  de  Paris  commence  par 
faire  des  remontrances  au  roi,  qui  l'a  ressuscité.  C'est 
comme  si  Lazare  avait  fait  des  reproches  à  Jésus-Christ.  » 

—  «  Je  suis  enchanté,  écrit-il  encore  le  15  mars  1776,  des 
édits  sur  les  corvées  et  les  maîtrises.  On  a  eu  bien  raison  de 
nommer  le  lit  de  justice,  le  lit  de  bienfaisance  ;  il  faut  encore 
le  nommer  le  lit  de  l'éloquence  digne  d'un  bon  roi.  Le  siècle 
d'or  vient  après  un  siècle  de  fer.  »  Dans  cette  dernière  lettre, 
Voltaire,  par  exception,  ne  demande  aucun  service  à  Vasse- 
lier. Encore  faut-il  observer  qu'elle  a  été  publiée  dans  l'édi- 
tion de  Kehl,  dont  Beaumarchais,  apparemment  à  cause  du 
sieur  Caron,  son  père,  à  écarté  tout  ce  qui  se  rapportait  à 
l'industrie  horlogère.  Voltaire,  en  effet,  s'était  peu  à  peu  mis 
sur  le  pied  de  commettre  Vasselier  aux  offices  les  plus  déli- 
cats. On  sait  que,  comme  petit  potentat,  le  seigneur  de 
Ferney  aimait  à  se  renseigner  sur  les  affaires  de  l'Europe  en 
général  et  sur  celles  de  ses  ennemis  en  particulier.  Les 
employés  des  postes  étaient  bien  placés  pour  le  fournir.  On 
le  voit,  le  10  novembre  1770,  demander  à  Tabareau  «  quel 
est  l'homme  de  Toulouse  qui  protège  la  Beaumelle  ».  Le 
13  novembre  1775,  il  prie  Vasselier  de  s'informer  «  auprès  de 
Tex- jésuite  Fessi  (dont  le  père  s'appelait  originairement 
M.  Fesse,  banquier  dans  votre  ville),  s'il  est  vrai  qu'il  ait  été 
autrefois  camarade  de  M.  de  St-Germain,  ministre  de  la 
guerre...  Père  Adam  soutient  en  effet,  que  M.  de  St-Germain, 
dans  sa  grande  jeunesse,  se  fit  Jésuite,  il  régenta  les  basses 
classes  avec  père  Fessi,  à  Dole,  en  Franche-Comté...  Je  vous 


106  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

demande  en  grâce  d'employer  le  vert  et  le  sec  et  toute 
sorte  d'industrie.  »  Quelques  mois  après,  il  s'informa 
d'une  dame  Lobreau,  directrice  de  théâtre  à  Lyon,  laquelle 
sollicite  sa  protection  (1).  Il  est  vrai  qu'en  récompense,  Vol- 
taire invitait  chaque  année  son  correspondant  à  venir  faire 
un  séjour  à  Ferney.  C'est  du  moins  ce  qu'assure  un  commen- 
tateur de  Vasselier,  qu'il  faut  en  croire,  les  lettres  de  Vol- 
taire, publiées  jusqu'ici  étant  muettes  sur  ce  point.  Le  sei- 
gneur de  Ferney  aurait  même  offert  à  maintes  reprises  une 
retraite  à  son  «  cher  ami  »,  dans  une  maison  indépendante 
du  château.  Vasselier,  homme  prudent,  refusa,  sous  prétexte 
de  continuer  dans  son  poste  à  servir  son  illustre  ami,  en 
réalité  parce  que  l'humeur  capricieuse  du  philosophe  élait 
assez  notoire  pour  qu'il  ait  à  s'en  défier. 

(1)  Ferney,  15  avril  1776. 

«  Mon  cher  ami,  dites-moi,  je  vous  prie,  au  juste  ce  que  c'est 
que  l'affaire  de  Mme  Lobreau.  Pourquoi  la  dépouille-t-on  de  son 
privilège,  deux  ans  avant  qu'il  soit  expiré  ?  Est-on  mécontent 
d'elle?  A-t-elle  à  Lyon  des  ennemis  puissans?  Pourquoi  n'a-t-on 
pas  accepté  la  proposition  qu'elle  a  faite  à  la  ville  de  lui  donner  par 
an  les  30.000  francs  que  son  adverse  partie  a  promis?  Quelle  est 
cette  adverse  partie  ? 

On  dit  que  cette  compagnie  nouvelle  est  composée  d'un  épicier  et 
d'un  manufacturier.  11  semble  que  ces  deux  professions  jurent  un 
peu  avec  Cinna  et  Andromaque.  Vous  pourriez  bien  vous  trouver 
sans  spectacle  avec  des  magasins  de  poivre  et  de  gingembre. 

Mettez-moi  au  fait,  mon  cher  ami,  de  cette  étrange  aventure. 
Mœ'  Lobreau  veut  absolument  que  j'écrive  en  sa  faveur  à  Monsieur 
le  Contrôleur  général.  Vous  savez  que  je  ne  puis  prendre  cette 
liberté  sans  être  sûr  que  je  défends  une  bonne  cause.  Je  vous  prie 
instamment  de  me  dire  la  vérité.  Il  faut  pardonner  à  un  vieux  soldat 
invalide  de  quatre-vingt-trois  ans,  de  s'intéresser  aux  affaires  de 
son  régiment.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur,  mon  cher  ami. 
Tâchez  de  me  donner  une  instruction  un  peu  détaillée,  si  vous  en 
avez  le  temps.  Je  recommande  à  vos  bontés  une  boîte  de  ma  colo- 
nie pour  Dijon  et  une  pour  Marseille  » 


JOSEPH    VASSELIER  107 

Plus  que  la  familiarité  dédaigneuse  de  Voltaire,  et  davan- 
tage aussi  que  le  titre  un  peu  vain  de  membre  de  l'Académie 
royale  des  Sciences,  Belles  Lettres  et  Arts  de  Lyon,  dont  il 
fut  affublé  en  1782,  ses  Contes  sont  pour  Vasselier  un  titre 
constant  à  l'estime  des  lettrés.  L'expression  sans  doute  en 
est  crue,  et  le  ton  parfois  brutal,  mais  rien  de  cela  n'est  pour 
déplaire  dans  un  temps  où  les  Dorât,  les  Pezai  et  autres 
poétereaux,  accommodaient  les  lauriers  flétris  et  desséchés  du 
Parnasse  à  des  sauces  si  allongées  et  si  fades.  Publiées  deux 
ans  après  sa  mort,  laquelle  survint  à  Lyon,  en  novembre 
1800,  les  Poésies  de  Vasselier  (1)  eurent  un  succès  suffisant 
pour  être  réimprimées  la  même  année  sous  le  titre  : 
Poésies  et  Contes  de  Vasselier,  Paris  et  Londres,  1800,  2  vol. 
in-12  (Portrait  de  Vasselier  en  frontispice)  (2),  et  en  1883  : 
Contes  de  Vasselier  {XVIIIe  siècle),  sur  V édition  originale 
{Londres,  1800),  Paris,  Isidore  Liseux,  petit  in-12  de  XI-152 
pages,  tiré  à  150  exemplaires. 

(1)  Poésies  de  Vasselier,  membre  de  l'Académie  de  Lyon,  de  l'im- 
primerie d'Egron,  à  Paris,  chez  Louis,  1800,  trois  parties  en  un 
volume  in-12,  de  XII-276  pages. (Portrait  de  Vasselier  en  frontispice). 

(2)  Edition  beaucoup  plus  complète  que  la  précédente  et  renfer- 
mant 90  Contes  au  lieu  de  3f>.  C'est  celle  qui  servit  à  la  réimpression 
Liseux,  en  1883. 

J. -B.Dumas  Histoire  de  l'Académie  royale  des  Sciences,  etc.,  de 
Lyon,  Lyon,  Giberton  et  Brun,  1839,  I,  p.  334),  cite  une  édition  de 
1799  (Paris,  Louis,  3  vol.  in-12).  C'est,  sans  nul  doute,  une  erreur  de 
transcription,  l'énoncé  de  cette  édition  correspondant  exactement  à 
la  première  édition  de  1800,  laquelle  est  non  pas  en  3  vol.,  mais  en 
trois  parties  réunies  en  un  seul  volume. 


108  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 


LA  REVANCHE 

Dans  notre  fortuné  séjour, 
On  s'aime  pour  s'aimer  :  ni  l'or,  ni  l'artifice 

Ne  séduisent  un  cœur  novice. 

C'est  à  Paris,  c'est  à  la  cour, 
Où,  malgré  sa  laideur,  la  sordide  avarice 

Se  mêle  aux  plaisirs  de  l'amour, 

Quoique  souvent  ce  dieu  punisse 

Nos  Laïs,  qu'on  trompe  à  leur  tour, 
Comme  vous  allez  voir  par  l'histoire  d'un  Suisse. 
C'était  un  gros  baillif,  pesant  quatre  quintaux, 

Jeune  encore,  et  propre  aux  travaux 

De  Mars,  et  du  galant  empire. 

Telle  la  fable,  dans  ses  tableaux, 

Nous  peint  l'époux  de  Déjanire. 
Il  habitait  Paris  depuis  deux  ou  trois  ans, 

Et  connaissait,  à  ses  dépens, 

Les  hôtels  du  libertinage. 
Son  or  diminuait  sans  qu'il  devînt  plus  sage  : 
Enfin,  il  réfléchit  sur  ses  égaremens. 
S'il  est  bon  de  payer  pour  son  apprentissage, 
Dit-il,  on  est  bien  sot  d'être  dupe  long-temps. 
Prenons  notre  revanche  :  essayons,  il  est  temps. 
Plein  de  cette  pensée,  il  vole  chez  Lucile, 
Avec  le  train  d'un  financier, 
Et  trouve  à  l'entre-sol  une  duègne  habile 
Qui  lui  dit  :  —  «  Monseigneur,  Madame  est  au  premier; 
Mais  il  faut  dix  louis.  »  —  «  Hé  bien  !  Mademoiselle, 

Les  voilà,  montons  chez  la  belle.  » 
Comme  un  lord  généreux,  le  gros  Suisse  est  vanté  ; 

Bientôt  on  l'introduit  chez  la  divinité. 
Laissons  les  vains  discours,  les  pointes,  les  sornettes, 

Les  fadaises,  les  calembours  ; 
Qu'on  lâche  en  visitant  la  ville  et  les  faubourgs  : 


JOSEPH    VASSELIER  109 

Toutes  ces  sottises  sont  faites 

Pour  effaroucher  les  amours. 
Disons  qu'en  peu  d'instans,  ce  lieu  d'irrévérence 

Devint  le  palais  du  silence  ; 

Quelques  baisers,  quelques  soupirs 
Annonçaient  seulement  et  la  fin  des  désirs 

Et  l'instant  de  la  jouissance. 
Las  I  sans  le  sentiment,  qu'est-ce  que  ces  plaisirs  ? 

—  «  C'est  fini,  dit  Lucile,  ôte-toi,  mon  cher  ange.  » 

—  «  Quoi  !  tu  veux  que  je  me  dérange  ? 
Non,  ma  foi,  je  suis  bien,  je  prétends  y  rester.  » 

—  «  Tu  m'étouffes,  gros  bœuf,  je  ne  puis  résister  ; 

J'entends  quelqu'un.  »  —  «  Tant  mieux!  sur  toi  je  veux  l'attendre, 
Reprend  le  lourd  baillif,  sans  se  déconcerter  ; 
J'ai  déboursé  là-bas  dix  louis  pour  monter  ; 
Il  m'en  faut  trente  pour  descendre.  » 


LA  LEÇON 

«  Je  voudrais,  disait  Amarante, 

Savoir  jurer  comme  Ninon  ; 

Cette  gentillesse,  dit-on, 

La  rend  encor  plus  agaçante. 

Nous  sommes  seuls,  mon  cher  Dorante, 

Vite,  apprenez-moi  ce  jargon.  » 

—  «  Volontiers,  c'est  chose  facile, 

Reprend  le  nouveau  précepteur  ; 

En  cet  art,  j'ai  passé  docteur, 

Et  pour  l'enseigner,  j'en  vaux  mille. 

Nous  avons  divers  juremens  ; 

En  /eux,  en  acre,  en  ougre,  en  outre  ; 

Mais,  pour  suivre  ces  élémens, 

Croyez-moi,  commençons  par  f...  !  » 


Mi  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 


L'HONNÊTETÉ  (1) 

Deux  badauds  à  tête  légère, 
L'un  abbé,  l'autre  mousquetaire, 
Rencontrèrent  dans  leur  chemin 
Le  fameux  docteur  Dumoulin. 

—  «  Pardonnez  si  l'on  vous  arrête, 
Monsieur,  dit  le  petit  collet, 

En  bref,  voici  notre  requête  : 
Peut-on  baiser  à  v...  mollet?  » 
Lors  le  docteur,  branlant  la  tête, 
Leur  répondit  d'un  air  moqueur  : 

—  «  Gela  se  peut,  à  la  rigueur  ; 
Mais  bien  band...  est  plus  honnête. 


LA  DIETE 


La  jeune  et  fringante  Sylvie 
Dans  Paris  menait  bonne  vie 
Du  revenu  de  ses  appas. 
Grillon,  au  sortir  d'un  repas, 
De  l'essayer  eut  grande  envie. 

—  «  Quel  est  votre  prix  ?»  —  «  Six  ducats  I  » 

—  «  Faites-moi  le  plaisir,  poulette, 
De  pisser  dans  cette  cuvette.  » 
Sylvie  obéit,  et  Grillon, 

Au  lieu  de  conclure  l'affaire, 
Y  baigne  son  pauvre  aiguillon. 
«  Tiens,  contente-toi  du  bouillon, 
Dit-il,  car  la  viande  est  trop  chère.  » 

(1)  Ce  conte  fut  réimprimé  dans  VAretin  français. 


JOSEPH    VASSELIER  111 


LA  BAGARRE  (1) 

Dans  les  embarras  de  Paris 
Un  crocheteur  se  trouva  pris  : 
Des  deux  côtés,  devant,  derrière, 

Il  courait  le  même  danger. 

Un  robin,  sémillant,  léger, 

Mettant  la  tête  à  la  portière, 
Cria  :  —  «  L'homme  !  il  faut  décharger. 
Le  rustre,  courbé  sous  sa  charge, 

Sans  avancer  ni  reculer, 
Répond  :  —  «  Je  ne  peux  me  branler, 
Comment  veux-tu  que  je  décharge  !  » 


L'INCORRIGIBLE  (2) 

Un  hérétique,  en  fait  d'amour, 

Petit  et  rusé  personnage, 
Prit  femme,  et  pour  le  premier  jour, 

Se  soumit  à  l'antique  usage. 
Mais  l'œuvre  faite,  le  ragotin, 
De  la  main  flattant  un  derrière 

Digne  du  culte  florentin, 
Reprit  bientôt  son  caractère, 
Et  lui  dit  :  —  «  Sans  adieu,  voisin.    » 

(1)  Traite  par  Théis  dans  Le  Singe  de  la  Fontaine.  Voir  le  conte 
intitulé  :  Le  Crocheteur. 

(2)  \A  sujet  de  ce  conte  a  été  repris  par  Rcaufort  dans  ses  Contes 
Erotlco-phllosophiques,  Paris,  1818.  Voir  la  pièce  intitulée L'arrière- 
pentie. 


112  CONTES   ET   CONTEURS  GAILLARDS 


LE  BIDET  (1) 

Avec  Ducros,  son  cuisinier 
Comptait  Arpin  de  la  Montagne. 

—  «  Comment,  disait  le  financier, 
Tu  passes  pour  ce  seul  quartier 
Deux  cents  bouteilles  de  Champagne? 
Nous  n'en  avons  jamais  bu  tant.  » 

—  «  Oh  I  non,  Monsieur  ;  mais  le  restant 
Est  pour  le  bidet  de  Madame.  » 

—  «  Ah  !  s'écrie  Arpin,  quelle  femme  ! 
Il  ne  faut  pas  s'en  étonner, 

Si  son  bijou,  quoi  que  je  dise, 
Fait  tous  les  jours  quelque  sottise, 
Puisqu'on  l'enivre  avant  dîner.  » 


LES  DEMI-DUPES  (2) 

Près  d'une  danseuse  nouvelle 
Un  gros  suisse  amoureux  lui  disait  d'un  ton  doux  : 

—  «  Moi  fouirais  bien  mademoiselle, 

Dormir  un'  p'tit  nuit  avec  fous.  » 
—  «  Moi,  foutrais  bien  aussi,  répartit  l'effrontée.  » 
Compien  ?  »  —   Deux  louis  d'or  ;  demandez  ?  C'est  le   prix 
Pour  coucher,  le  souper  compris. 

(1)  Traité  par  Guichard  dans  ses  Contes  et  Poésies,  Paris,  1800. 
Voir  :  La  Toilette  au  vin  de  Champagne. 

(2)  Ce  conte  offre  une  variante  hardie  autant  qu'ingénieuse  au 
conte  de  Mérard  de  Saint-Just,  publié  dans  le  présent  ouvrage, 
sous  ce  titre  :  La  Mesure  de  saint  Denis. 


JOSEPH    VASSELIER  113 

La  proposition  est  bientôt  acceptée. 

On  gagne  les  appartenons 
De  l'adroite  Marthon,  qui  commande  une  fètc. 

Bientôt  on  soupe  tête  à  tète. 
Propos  lestes,  baisers,  avant-coureurs  cliarmans, 
Ne  sont  poinl  épargnés  pour  enivrer  les  sens 

De  notre  homme  qui  fait  la  bête. 
Et  tâche  d'affirmer,  par  cent  jurons  plaisans, 

Que  Marthon  a  fait  sa  conquête. 

Il  mange,  il  boit,  jargonne  et  rit; 

L'heure  vient  de  se  mettre  au  lit. 

Là,  sans  façon  et  sans  grimace, 

Chacun  court  occuper  sa  place. 
On  tire  les  rideaux  ;  on  les  ferme  si  bien 

Que  personne  ne  vit  plus  rien. 

Mon  héros  jouit  sans  prudence, 
Kl  le  dégoût,  qui  suit  pareille  jouissance, 
Le  fait  sortir  du  lit,  accablé  de  vapeurs. 
Marthon  vint  recevoir  le  prix  de  ses  faveurs. 
Le  lever  n'était  pas  son  moment  favorable, 
Qui  vit  de  ses  attraits  les  a  bientôt  perdus  ; 
L'art  qu'on  veut  égaler  au  ceste  de  Vénus 

N'est  qu'une  imposture  agréable  : 
Marthon  sous  sa  toilette  avait  vingt  ans  de  plus. 
Le  gros  suisse  lui  jette  un  louis  sur  la  table. 

—  «  Il  en  faut  un  encor,  tu  le  sais,  mon  mignon  ?  » 

—  «  Pour  toi.  cherche  l'autre,  car  mon  compte  il  est  poix.  » 

—  «  Mais,  monsieur  l'étranger,  soyez  donc  raisonnable; 
C'est  le  double  louis,  pour  les  moins  généreux.  » 

—  «  Va-t'en  demander  l'autre  au  diable  ! 

Moi  paye  que  pour  un,  l'y  être  plac1  pour  deux.  » 


114  CONTES   ET   CONTEUKS  GAILLARDS 


GASCONNADE 

Pressée  au  milieu  du  parterre, 
De  fous  une  troupe  éphémère 
Voyant  danser  la  jeune  Allard  (1), 
Détaillait  sans  aucun  égard, 
Tous  les  charmes  de  la  bergère  : 
Tétons  naissans,  croupe  légère, 
Bras  de  Vénus,  appas  secrets  (2), 
Rien  n'échappe  à  ces  indiscrets. 
—  «  Il  faut,  dit  l'un,  être  de  glace 
Pour  résister  à  tant  d'attraits.  » 
L'autre  :  —  «  Six  fois  je  lui  ferais...  » 
Moi  huit...  »  —  «  Moi  dix...  »  —  «  Moi  je  le  fais...  » 
«  Ah  !  s'écria  mon  Cocarasse, 
Vif  et  pétulant  bordelais, 

Messieurs,  comme  je  band 

Si  vous  me  laissiez  de  la  place  !  » 


LE  RÊVE 


Un  boucher  s'en  allant  en  fête, 
Avec  sa  femme  et  leur  enfant, 
N'avait  pour  train  qu'une  jument 
Alerte,  vigoureuse  bête, 
Franche,  et  portant  le  nez  au  vent. 
Vous  auriez  vu  Benoite  en  selle, 
Et  l'adolescent  derrière  elle  ; 


(1)  Danseuse  de  l'Opéra. 

(2)  A  l'époque  où  ce  conte  fut  écrit,  les  danseuses  ne  portaient 
pas  de  caleçon.  (Cf.  Pierre  Dufay,  Le  Pantalon  féminin.  Paris, 
Carrington,  1906,  in-18.) 


JOSEPH    VASSELIER  115 

Mon  homme  à  pied,  le  fouet  en  main, 
Passer  à  gauche,  puis  à  droite, 
Parler  et  répondre  au  bambin  ; 
Rire,  chanter  avec  Benoîte, 
Pour  sauver  l'ennui  du  chemin. 
Tout  allait  bien.  La  haquenée, 
A  son  ardeur  abandonnée, 
Avançait  d'un  jarret  nerveux  ; 
Quand,  vers  la  lin  de  la  journée, 
La  route,  à  moitié  ruinée, 
Offrit  un  endroit  dangereux 
A  la  caravane  étonnée. 

—  «  Femme,  cria  son  écuyer, 
Prends  garde,  empoigne  la  crinière, 
Car,  en  traversant  ce  bourbier, 

Si  Margot  lève  le  derrière, 

Elle  vous  flanque  dans  l'ornière.  » 

—  «  Allons  !  hu  !  ferme  !  encore  un  pas  !  » 
Enfin,  ils  sont  hors  d'embarras, 

Et  le  trio  reprend  courage. 
Mais  on  entend  gronder  l'orage  ; 
Il  vient  sur  l'aile  des  autans. 
L'éclair  sillonne  le  nuage, 
Et  les  troupeaux  quittent  les  champs. 
Avec  les  bergères,  nos  gens 
Arrivent  au  prochain  village. 
Il  pleut;  on  gîte.  Un  méchant  lit 
Est  ce  qu'on  offre  à  la  famille, 
Qui  soupe  mal,  se  déshabille, 
Et  sur  le  grabat  s'endormit. 
Ne  pleurons  pas  sur  cette  nuit. 
Auprès  d'une  épouse  gentille 
Le  désir  naît,  le  plaisir  suit. 
Où  le  flambeau  de  l'Amour  brille 
Il  n'est  point  de  fâcheux  réduit. 
D'Hymen  la  grâce  suffisante 


116  CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 

Se  signale  chez  le  boucher  ; 

Et  sa  moitié  sent  approcher 

De  cette  vertu  consolante 

Les  doux  élans,  sans  les  chercher. 

Qu'ainsi  vous  avienne  au  coucher  ! 

A  ce  qui  s'est  passé  la  veille 

Cependant  le  marmot  rêvait. 

Certain  bruit  à  demi  l'éveille, 

Et  l'enfant,  entre  somme  et  veille, 

Crut  que  son  papa  chevauchait, 

Et  que  lui-même  voyageait. 

Zeste,  sur  son  dos,  il  se  place, 

Autour  de  son  col,  il  s'enlace, 

Criant  :  —  «  Ferme,  Margot,  dia  !  hu  ! 

Tenez-vous  bien  aux  crins,  mon  père  ! 

Car  nous  serions  bientôt  par  terre 

Si  la  bête  levait  le  eu  !  * 

Poésies  Vasselier  (contes).  Londres,  1800. 


GUICHARD 


Jean-François  Guichard,  né  en  1731,  était  fils  d'un  homme 
d'esprit,  et  Bachaumont,  le  29  avril  1768,  a  publié  une  lettre 
bien  amusante  de  ce  père,  en  réponse  à  une  plainte  de  Poin- 
sinet  sur  cette  épigramme  de  Jean-François  : 

De  lui  seul  toujours  satisfait, 
Il  se  croit  le  héros  du  Pinde, 
Il  vante  tout  ce  qu'il  a  fait, 
Tout,  jusqu'à  sa  froide  Ernelinde. 
«  Messieurs,  et  mon  Cercle  aux  Français  ?  » 
De  son  cercle  il  ne  sort  jamais  ; 
Catin  sont  ses  douces  liesses  (1); 
Il  est  sans  goût,  sans  mœurs,  sans  lois  ; 
Enfin,  il  ressemble  à  ses  pièces  : 
On  ne  peut  le  voir  qu'une  fois (2). 

(1)  M.  Poinsinet,  dans  mie  lettre  à  Mlle  Le  Clerc,  imprimée  dans 
le  Gazetin  de  Bruxelles,  n°  10,  se  vante  d'avoir  eu  486  maîtresses. 
(Notes  de  Bachaumont.) 

(2)  «  J'ai  bien  l'honneur  de  vous  connoître,  Monsieur  ;  votre  répu- 
tation en  tout  genre  est  établie,  et  je  suis  étonné  que  mon  fils  ose 
l'attaquer  ;  je  lui  en  dirai  deux  mots  très  vertement.  Je  n'ai  point  vu 
son  épigramme  ou  ses  épigrammes  contre  vous.  Mais  si,  de  votre 
aveu,  il  n'a  que  de  petits  talcns  (on  n'a  pu  avoir  la  lettre  envoyée 
par  M.  Poinsinet  à  M.  Guichard,  mais  les  mots  soulignés  sont  de 
cette  lettre),  quel  tort  peut-il  faire  à  ces  grands  talens  que  Paris  et 
la  Cour  admirent  dans  M.  Poinsinet?  Ernelinde  sera-t-elle  moins 
Ernelinde  ?  ainsi  du  reste...  Vous  ttes  trop  sensible  ;  M.  de  Voltaire 


118  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Quant  au  fils,  il  paraît,  en  cela,  avoir  hérité  quelque  peu 
de  son  père.  Grimm,  il  est  vrai,  qui  ne  le  jugea  que  sur  des 
pièces  faites  en  collaboration,  en  parle  toujours  avec  dédain. 
Voici  ce  qu'il  dit,  par  exemple  de  la  Lettre  de  M.  Gobemouche 
à  tous  ceux  qui  savent  entendre.  (Amsterdam,  1765,  in-8°,  par 
Graville  et  Guichard)  : 

«  M.  Gobemouche  est  un  personnage  de  la  Soirée  des  Bou- 
levarts,  dont  le  caractère  est  plaisamment  imaginé.  C'est  un 
homme  qui  a  toujours  un  avis  à  dire,  des  observations  à 
faire  et  qui  ne  dit  jamais  rien.  Messieurs,  messieurs, 
entendons-nous,  il  y  a  bien  des  choses  à  dire,  il  faut  consi- 
dérer le  pour  et  le  contre  ».  Voilà  l'avis  de  M.  Gobemouche. 
Vous  ne  devinerez  sûrement  pas  que  la  lettre  de  M.  Gobe- 
mouche traite  de  l'éducation,  et  surtout  de  l'éducation 
publique  après  l'expulsion  des  jésuites.  L'auteur  ioue  le  rôle 


est,  dit-on,  de  même  ;  le  moindre  trait  qu'on  lui  décoche,  le  rend 
malade  :  c'est  apparemment  le  faible  des  âmes  sublimes. 

Votre  délicatesse  sur  le  chapitre  des  mœurs  est,  par  exemple,  on 
ne  peut  mieux  placée.  J'ai  en  main  une  lettre  anonyme  de  votre 
fabrique  à  Hérissant  contre  mon  fils,  laquelle,  jointe  à  d'autres  faits 
de  cette  nature,  prouve  merveilleusement  que  vos  mœurs  sont 
irréprochables  et  combien  ce  malheureux  fils  aurait  dû  les  respecter. 
Les  siennes  ne  sont  pas  si  pures,  si  j'en  crois  ces  chansons  obscènes 
que  vous  marquez  lui  avoir  entendu  chanter  à  votre  table.  Je  puis 
vous  assurer  cependant,  Monsieur,  de  sa  réserve  à  cet  égard  devant 
moi  et  parmi  mes  sociétés  ;  ce  qui  me  ferait  conclure,  avec  votre 
permission,  qu'il  faut  absolument  que  votre  cercle  ne  soit  pas  bien 
composé.  Comme  l'accusation  est  grave,  et  qu'en  matière  de  mœurs 
je  suis  au  moins  aussi  rigide  que  vous,  je  vous  prie  de  m'envoyer 
quelques-unes  de  ces  chansons,  pour  voir  un  peu  si  cela  est  de  la 
force  de  Gilles,  garçon  peintre  (opéra-comique  de  Poinsinet)  et  de 
Cassandre,  aubergiste  (Parade  jouée  en  société.) 

Je  suis  avec  tous  les  sentiments  que  vous  méritez,  monsieur,  etc. 

P.  S.  —  Pardon  si,  dans  la  suscription  de  cette  lettre,  je  ne  fais 
point  usage  de  votre  qualité  d'Académicien  des  Arcades  de  Rome  ;  je 
craindrais  de  paraître  faire  une  plaisanterie.  » 


GUICHARD  119 

de  Gobemouche  bien  mieux  qu'il  ne  s'imagine.  Il  raisonne  à 
perte  de  vue,  sans  avoir  aucune  idée.  Il  dit  toujours  :  «enten- 
dons-nous »  ;  il  a  toujours  des  choses  à  proposer,  et  ne  sait 
ce  qu'il  veut.  C'est  Gobemouche  ennuyeux.  »  On  n'en  a  pas 
moins  quelques  bonnes  épigrammes  de  Guichard,  rapportées 
par  Pidansat,  celle-ci,  entre  autres,  du  27  août  1776,  sur 
Clairval,  «  haute-contre  dans  le  tripot  de  la  Comédie  ita- 
lienne »,  qui  venait  de  faire  refuser  par  le  Comité  des  histrions 
un  opéra-comique  de  Guichard  :  «Il  en  a  été  si  piqué  qu'ayant 
trouvé  le  portrait  de  cet  acteur,  il  a  écrit  au  bas  ces  deux 
vers  relatifs  à  son  jeu  très  maniéré,  à  son  organe  très  faible, 
et  à  son  ancienne  profession  de  perruquier,  qu'il  a  quittée 
pour  se  faire  comédien  : 

Cet  acteur  minaudier  et  ce  chanteur  sans  voix 
Ecorche  les  auteurs  qu'il  rasoit  autrefois. 

Celle-ci  encore,  sur  Piis,  du  3  mai  1782  : 

Ton  Pégase,  Piis,  est  tombé  dans  l'ornière  ; 
Le  Dieu  du  goût  t'a  fermé  l'ostium  ; 

Au  bon  Jésus  je  fais  cette  prière  : 

Auge  Piis  ingenium. 

Guichard  fut  un  bon  viveur,  dans  un  siècle  dont  Talley- 
rand  disait  qu'il  fallait  y  avoir  vécu  pour  connaître  la  dou- 
ceur de  vivre.  Avec  La  Lande,  Sautreau  de  Marsy  et  quel- 
ques autres,  il  tenait  l'emploi  de  coryphée  dans  une  petite 
coterie  littéraire,  installée  à  l'imitation  de  celle  de  Fanny  de 
Beauharnais,  par  une  Madame  Parmentier,  femme  d'un  ancien 
receveur  général  des  domaines  et  des  bois.  Il  y  venait  régu- 
lièrement, tous  les  mercredis,  qu'un  bon  dîner  précédait  la 
causerie.  S'il  faut  en  croire  une  note  de  Viollet  le  Duc  dans 
sa  Bibliothèque  poétique,  le  poète  aurait  conservé  ses  habi- 
tudes jusque  dans    sa  vieillesse:  «J'ai  vu  à  Paris,  ce  vieux 


120  CONTES  ET  CONTETRS   GAILLARDS 

Guichard,  vers  1810,  dit-il.  Malpropre  dans  ses  vêtements, 
cynique  dans  ses  propos,  il  avait  alors  quatre-vingts  ans,  et 
il  inspirait  un  tout  autre  sentiment  que  le  respect.  » 

De  son  esprit  et  de  ses  mœurs,  Guichard  n'a  laisse  pour 
témoignage  qu'un  recueil  publié  en  1802,  en  un  volume 
in-12  :  Contes  et  autres  poésies  suivis  de  quelques  mots  de 
Piron  mis  en  vers,  de  l'imprimerie  de  Sur,  livre  au  demeurant 
assez  médiocre,  mais  où  se  trouvent,  mêlés  à  des  bons 
mots  populaires,  mis  en  vers  (1)  et  à  des  anas  pillés  un  peu 
peu  partout,  des  contes  traités  avec  agrément  et  prestesse . 


LA  POMMADE  DE  MYRTE 
Anecdote  tirée  du  Manuel  du  Naturaliste. 

Un  de  ces  abbés  de  ruelle, 
Comme  jadis  il  en  était, 
Dans  la  toilette  d'une  belle 
En  son  absence  furetait, 


(1)  Grimm  en  avait  déjà  publié  un,  dans  sa  Correspondance  litté- 
raire de  novembre  1768.  «  L'idée  du  conte  suivant  est  connue,  et  le 
mot  à  mot  aussi  :  c'est  M.  Guichard  qui  vient  de  le  versifier  : 

Lise  et  Myrtil,  couple  uni  par  l'amour, 
Dans  un  bon  lit,  propre  à  servir  leur  flamme, 
Plus  chaudement  se  caressaient  un  jour  ; 
L'extase  approche,  on  s'émeut,  on  se  pâme. 
«  Ah!  dit  Myrtil,  sans  la  peur  d'un  enfant...  » 
Mais  Lise  en  feu,  le  serrant  lui  réplique  : 
«  N'arrête  point,  va  toujours,  cher  amant, 
Quand  je  devrais  faire  une  république.  » 


GUICHARD  121 

Un  joli  pot  le  séduit,  il  y  touche. 

(C'était  un  doux  cérat  en  rose  coloré, 

Fait  des  sucs  de  l'arbuste  à  Vénus  consacré.) 

Sur  ses  lèvres  d'un  doigt  s'en  applique  une  couche 

Mon  coquet  inconsidéré. 
Le  myrte  est  astringent,  rétrécie  est  la  bouche. 

La  dame  rentre.  Qui  fut  le  sot  ? 

Pas  n'est  besoin  de  vous  le  dire  : 
L'abbé  ne  pouvait  plus  articuler  un  mot  ; 
Et  tous  deux  l'un  de  l'autre  eurent  sujet  de  rire. 


LA  DAME,  L'ABBE  ET  LE  PEINTRE 

—  t  Obligez-moi  l'abbé.  —  »  «  C'est  toujours  mon  désir.  » 

—  «  Avec  mon  peintre  il  faut  finir. 

Il  est  dans  le  salon,  allez  lui  faire  entendre 

Tout  ce  qu'en  mon  portrait  vous  trouvez  à  reprendre. 

Ces  artistes  sont  vains,  adoucissez  les  mots.  » 

—  «  Madame,  soyez  en  repos...  » 

—  «  C'est  donc  Monsieur  Latour ?»  —  Lui-même.  » 

—  «  Je  ne  professe  point  votre  art  vraiment  flatteur, 

Mais  je  l'admire,  mais  je  l'aime 
Et  mes  avis  parfois  ont  assez  de  faveur... 

Sur  ce  portrait  voulez-vous  m'en  permettre 

Quelques-uns?»  —  «  Oh!  de  tout  mon  cœur. 
Je  sais  me  corriger,  quand  je  vois  mon  erreur.  » 

Il  est  ressemblant  à  la  lettre, 

Très  ressemblant;  et  d'abord,  c'est  beaucoup... 
Bien  justes  sont  les  yeux...,  le  front..,  le  nez...,  la  bouche, 

La  pose  est  facile,  et  de  goût  ; 

Spirituelle  en  est  la  touche...  » 

—  a  A  la  critique  au  fait,  et  nettement.  » 

—  «  Monsieur  Latour,  à  l'avis  simplement.  » 


122  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

—  «  A  lavis  soit  ;  je  le  désire. 

Quel  est-il?  »  —  Mais...  (un  temps  se  passe  sans    rien  dire 
Autre  chose  que  :  mais...).  Puis,  mon  fat  hésitant, 
Dit  enfin  :  —  «  Ce  portrait  n'est  pas...  n'est  pas  parlant.  » 
Latour,  à  cet  arrêt  qui  l'irrite,  qui  l'outre  : 

—  «  Pas  parlant?  Ah  !  tant  mieux  pour  vous, 
Monsieur  l'abbé  ;  car,  entre  nous, 

Il  vous  enverrait  faire  f...  ». 


L'ECLAIRCISSEMENT 

Au  juge  d'un  village,  une  fille  naïve 

Se  plaignait  qu'un  garçon,  à  l'écart,  dans  un  bois, 

Debout  contre  une  haie,  et  l'y  tenant  captive, 

Fit  tant...  qu'elle  en  avait  enfin  pour  ses  neuf  mois. 

—  Vraiment,  c'est  un  viol,  il  faut  faire  un  exemple, 

Je  le  ferai  sans  contredit. 
Le  garçon  était  là  ;  tous  deux  il  les  contemple, 
Puis,  se  grattant  le  front  :  «  Au  fait  dont  il  s'agit, 

Un  point  m'embarrasse  l'esprit.  » 

Ce  point,  la  fille  le  demande. 

—  «  C'est  que  ce  drôle  est  très  petit, 
Et  vous,  la  fille,  vous  bien  grande  ; 
Or,  pour  parvenir  au  succès...  » 

—  «  Mais,  dit-elle,  je  me  baissais.  »  (1) 

(1)  Traité  par  Vergier  :  La  Fille  violée.  (Ed.  de  Lausanne,  1750.) 


GUICHARD  123 


LA  DUCHESSE  ET  SON  COCHER  (1) 

Le  beau  cocher  d'une  belle  duchesse, 

Qui,  toujours  prête  à  l'amoureux  ébat, 

Favorisait  le  clergé,  la  noblesse, 

Sans  rejeter  les  vœux  du  tiers-état, 

La  conduisait  sous  galante  aventure, 

Hors  de  Paris.  «  Descends-moi  dans  ce  coin.  » 

Elle  sentait  petit  besoin, 
Et  le  cocher  aussi.  L'on  cède  à  la  nature  ; 
La  duchesse,  à  l'écart,  derrière  la  voiture, 

L'autre  vis-à-vis  les  chevaux. 

En  cette  décente  posture, 
Des  deux  sources  coulaient  fort  gentiment  les  flots. 
Apercevant,  baissée,  un  objet  qui  l'attire, 
Ma  gaillarde,  gaîment,  n'hésite  pas  de  dire  : 

—  «  A  ta  santé,  mon  cher  !  »  C'était  le  provoquer. 
Ce  familier  propos  l'enflamme  : 

—  «  Bien  de  l'honneur,  répond-il,  et  Madame 
Plus  de  plaisir  encor,  si  vous  vouliez  trinquer.  » 


LE  LANGAGE  DE  L'INNOCENCE 

On  jouait  à  colin-maillard 

«  Il  est  ici,  dit-on,  quelque  surprise; 

Vous  y  voyez,  trompeuse  Cidalise, 

Vous  nommez  à  coup  sûr  et  non  point  au  hasard, 

Valère  est  complaisant,  Valère  vous  courtise. 

Lorsque  Damis  attache  le  mouchoir, 

(1)  Traité  par  Vasselier  :   La  Politesse  villageoise  (Ed.  des  Contes), 
Londres,  180). 


124  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

«  Il  est  mis  de  façon  qu'il  ne  laisse  pas  voir.  » 
Agnès  cnlend  ces  mots  ;  son  tour  vient,  elle  est  prise. 
Agnès,  dont  le  cœur  pur  ne  veut  tromper  en  rien, 
Le  mouchoir  à  la  main,  simple  autant  que  jolie, 
Le  présente  a  Damis  d'un  modeste  maintien, 

Et  sans  plus  de  cérémonie 
Lui  dit  :  «  Monsieur,  vous  qui  bandez  si  bien, 

Mettez-le  moi,  je  vous  en  prie.  » 


LE   TOUR  D'UN  PAGE 

La  belle  Ermance,  partagée 

D'autant  de  grâces  que  d'attraits, 
Maîtresse  d'un  grand  prince,  en  son  hôtel  logée, 

Pour  se  conserver  le  teint  frais 
Faisait  du  lavement  assez  fréquent  usage. 
(Ce  qu'avait  remarqué  le  plus  espiègle  page.) 
A  cet  efTct  Ermance  en  posture,  un  matin, 
Offrait  à  découvert  jumelles  blanches,  rondes, 
Qui  seules  effaçaient  les  trésors  des  deux  mondes. 

Serviette  et  seringue  à  la  main, 

Voilà  Martine  qui  s'apprête, 
Fait  l'essai  de  la  joue,  et  tout  à  coup  s'arrête; 

—  «  Trop  chaud  ;  vous  m'attendrez  un  peu.  »> 
—  «  Bon!  et  mon  déjeuner?»  —  «Madame,  il  est  au  feu.  » 

Martine  revole  à  l'office 
Soigner  le  chocolat,  dont  elle  aura  sa  part. 
Porte  reste  entr'ouverte...  —  Aux  écoutes  se  glisse 

Très  à  propos  notre  égrillard. 

Subitement  il  donne  le  clyslère, 
Et  s'enfuit,  regrettant  de  ne  pouvoir  mieux  faire. 

Présumable  me  semble  au  moins 

Le  désir  que  je  lui  suppose  : 


GUICHARD  125 

S'enfuir  est  naturel  ;  qui  n'a  rendu  des  soins 

Ne  va  de  but  en  blanc....  il  n'est  qu'un  sot  qui  l'ose. 

Martine  rentre...  —  «  Eh  quoi  !  madame,  l'a  donc  pris  ?» 

—  A  l'instant...  Mais  dis-moi,  ma  bonne, 

Es-tu  folle  ?  Quel  air  surpris  ! 
Ce  n'est  pas  toi  ?..»-«  Gomment  ?..»--  «A  mon  tour,  je  m'étonne, 
Je  ne  suis  retournée,  il  est  vrai,  sans  te  voir. 
Qui  donc  aurait....?  Je  ne  peux  concevoir...  » 

En  pure  perte  l'on  raisonne. 
Le  page  avait  déjà  conté  l'événement. 

Bientôt  en  est  instruit  l'amant, 

Qui  dans  sa  jalousie  ordonne 

De  l'indiscret  le  châtiment. 
En  femme  qui  ne  craint  les  regards  de  personne, 
Ermance  apprend  le  tour  tranquillement, 
Du  prince  laisse  agir  le  premier  mouvement, 
Ensuite  l'adoucit,  exige  qu'il  pardonne, 

Et  ne  l'exige  vainement. 
On  sait  qu'une  maîtresse  a  des  droits  et  de  reste. 
Un  baiser  vient  se  joindre  à  ces  mots  gracieux  : 
—  «  Ami,  vous  prenez  trop  la  chose  au  sérieux  ; 
En  toute  vérité  ma  bouche  le  proteste, 

A  s'évader  l'étourdi  fut  si  preste, 
Qu'à  peine  aura-t-il  pu  sur  moi  jeter  les  yeux.  » 


LE   BAILLI   ET  LA   VILLAGEOISE 

Ton  jupon  devient  court  :  —  «  Ah  !  ma  pauvre  Babel, 
Tu  n'as  plus  ce  cher  pucelage, 
On  te  l'a  pris.  Moi  je  suis  fait 
Pour  établir  l'ordre  au  village  : 
Sans  hésiter  nomme-moi  le  garçon, 
Qui  fait  si  bien  raccourcir  un  jupon. 


126  CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 

Tu  vas  l'avoir  en  mariage.  » 
—  «  Oh  1   monsieur  le  bailli,  Guieu  m'en  préserve  1   Non.  » 

—  «  Sur  telle  affaire  tu  lésines  !  » 
—  *  Acoutez,  s'i  vous  plaît,  eune  comparaison  : 

Je  tombe  sur  un  tas  d'épines  ; 

Celle  qui  ma  piquée,  eh  bian  1 
Le  dire  est-i'  possibe  ?  Est-ce  que  j'en  sais  rian  ?  » 

{Contes  et  autres  poésies,  etc.,  Paris,  1802.) 


DORAT 


«Claude-Joseph  Dorât,  dit  Grimm,  dans  la  Correspon- 
dance littéraire  d'août  1780,  né  à  Paris  en  1734,  y  est  mort  le 
19  avril  1780...  D'une  famille  connue  depuis  longtemps  dans 
la  robe,  avec  une  fortune  honnête,  très  suffisante  au  moins 
pour  un  homme  de  lettres,  livré  de  bonne  heure  à  lui- 
même,  après  avoir  suivi  d'abord  le  barreau,  où  le  vœu  de 
ses  parents  l'avait  appelé,  il  ne  tarda  pas  à  quitter  cet  état 
peu  conforme  à  son  génie  et  se  fit  mousquetaire.  Lui-même 
nous  a  confié  dans  une  de  ses  épîtres  qu'il  n'avait  renoncé 
à  cette  dernière  carrière  que  par  complaisance  pour  une 
vieille  tante  janséniste  qui  ne  croyait  pas  que  sous  cette 
brillante  casaque  il  fut  aisé  de  faire  son  salut.  Quoi  qu'il  en 
soit,  la  philosophie,  les  muses  et  l'amour  l'eurent  bientôt 
consolé.  M.  Dorât  d'une  taille  médiocre,  maissvelte  et  leste, 
sans  avoir  des  traits  fort  distingués  avait  de  la  finesse  dans  le 
regard,  et  je  ne  sais  quel  caractère  de  douceur  et  de  légèreté 
assez  original,  assez  piquant  :  on  eût  deviné,  ce  me  semble, 
sans  peine,  le  caractère  de  ses  ouvrages  en  regardant  sa  phy- 
sionomie, et  celui  de  sa  physionomie  en  lisant  ses  ouvrages. 
Facile  et  doux  dans  la  société,  il  y  cherchait  moins  à  briller 
qu'à  plaire.  Il  se  fit  beaucoup  d'ennemis  par  imprudence, 
par  indiscrétion,  quelquefois  même  par  maladresse,  mais  il 
parait  avoir  eu  rarement  l'intention  d'ofîenser.  Ce  n'est  que 
sur  la  fin  de  ses  jours  qu'aigri  par  des  critiques  trop  dures 
qu'il  se  permit  de  repousser  la  haine  par  la  haine  et  l'injure 
par  l'injure. 

Il  n'y  eut  point  d'Iris  à  laquelle  il  n'adressât  des  vœux, 
ou  dont  il  ne  célébrât  les  faveurs,  point  d'événement,  point 


128  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

d'aventure  singulière  qu'il  ne  se  crût  obligé  de  consacrer 
dans  ses  vers;  point  de  célébrité,  quelque  éphémère  qu'elle 
pût  être,  sur  l'aile  de  laquelle  il  n'essayât  de  s'élever  à 
l'immortalité;  les  rois,  les  philosophes,  les  comédiens,  les 
beautés  à  la  mode,  partageaient  tour  à  tour  le  tribut  léger  et 
brillant  de  sa  verve  poétique  ;  et  si  l'on  a  reproché  à  la  plu- 
part de  ses  ouvrages  beaucoup  de  néologtsmes,  une  enlumi- 
nure fastidieuse,  un  persiflage  qui  cessait  souvent  d'être 
plaisant  à  force  d'être  outré,  des  disparates  de  ton  et  de  goût 
très  choquantes,  une  manière  éternellement  la  même,  il  n'en 
est  presque  aucun  où  l'on  ne  trouve,  malgré  tous  ces  défauts, 
des  expressions,  des  images  heureuses,  quelques  rappro- 
chements de  mots  et  d'idées  nouveaux  et  piquants,  un 
rhythme  facile  et  sonore,  une  tournure  galante  et  légère.  Il 
n'a  peint  qu'une  nature  factice  et  maniérée,  mais  il  l'a  peinte 
quelquefois  avec  le  crayon  d'Ovide  et  de  Boucher. 

Entraîné  dans  la  carrière  du  théâtre  par  l'espèce  de  suc- 
cès qu'eurent  son  Régulas  et  sa  Feinle  par  amour,  il  eut  la 
faiblesse  d'acheter  les  applaudissements  des  loges  et  du  par- 
terre, et  d'achever  ainsi  de  ruiner  sa  fortune,  déjà  fort  épui- 
sée, en  fournissant  encore  à  ses  ennemis  de  nouveaux 
moyens  de  le  tourner  en  ridicule.  Toutes  les  pièces  qu'il  fit 
jouer  eurent  au  moins  le  succès  de  plusieurs  représentations, 
mais  à  chaque  nouveau  succès  on  lui  appliquait  le  mot  des 
Hollandais  après  la  bataille  do  Malplaquet  :  Encore  une 
pareille  victoire  et  nous  sommes  ruinés.  Ainsi,  payant  fort 
cher  le  plaisir  d'occuper  presque  sans  relâche  la  scène  fran- 
çaise, M.  Dorât  a  passé  les  dernières  années  de  sa  vie  dans 
l'amertume  et  dans  le  chagrin,  en  disputes  avec  les  Comé- 
diens dont  il  finissait  toujours  par  être  le  débiteur,  en  procès 
avec  ses  libraires  qu'il  avait  ruinés  par  le  luxe  des  planches 
et  des  culs  de  lampe  dont  il  avait  eu  la  manie  de  décorer 
ses  moindres  productions;  harcelé  par  ses  créanciers,  plus 
harcelé  encore  par  quelques  journalistes  acharnés  contre 
lui,  en  proie  aux  vapeurs  d'une  bile  noire,  épuisé  de  travail 
et  de  plaisir,  et  s'efforçant  toujours  de  soutenir  en  dépit  des 


DORAT  129 

circonstances,  les  prétentions  d'une  autre  philosophie  insou- 
ciante et  légère,  dont  l'affiche  lui  devenait  de  jour  en  joui- 
plus  nécessaire  et  plus  pénible. 

Qu'il  était  bien  préférable,  sans  doute,  le  temps  où,  renfer- 
mant sa  gloire  dans  des  limites  plus  convenables  à  son  génie, 
notre  Ovide  ne  célébrait  que  les  charmes  de  l'amour  et  ses 
heureux  loisirs,  ses  bonnes  fortunes,  même  celles  qui  ne 
furent  jamais  qu'imaginaiies,  l'embarras  des  cinq  maîtresses, 
réduites  à  trois  dans  une  édition  plus  modeste,  le  bonheur 
plus  doux  de  n'en  posséder  qu'une,  les  heureux  caprices  de 
MHc  Beaumesnil,  les  infidélités  accumulées  de  M'^  Dubois,  ce 
joli  nez  qui  ne  fut  point  troussé  pour  les  déserts,  le  pied  de  nez 
des  Amours,  et  tant  d'autres  objets  dignes  du  même  hom- 
mage. 

Quoi  qu'il  en  ait  pu  coûter  à  M.  Dorât,  il  a  joué  jusqu'à  la 
fin  son  rôle  avec  beaucoup  de  courage.  L'état  d'épuisement 
et  de  langueur  où  il  était  depuis  plusieurs  mois  lui  annon- 
çait une  fin  très  prochaine  ;  il  paraît  l'avoir  envisagée  sans 
aucune  espèce  de  crainte  ni  de  faiblesse.  Ses  derniers 
moments  ont  été  occupés,  comme  le  reste  de  sa  vie,  à  faire 
des  vers,  à  vivre  avec  ses  amis,  à  se  laisser  tromper  par  sa 
maîtresse,  et  à  se  persifler  lui-même  assez  gaîment  sur  toutes 
ses  folies.  Il  était  déjà  mourant,  et  qui  plus  est,  ruiné  qu'il 
se  ruinait  em  ore  pour  une  petite  intrigue  cachée  sans  en 
être  moins  assidu  ni  chez  M»»c  de  Beauharnais,  ni  chez 
M»0  Fanier,  de  la  Comédie  française,  avec  qui  l'on  assure 
qu'il  était  marié  secrètement.  La  veille  de  sa  mort,  il  reçut 
la  visite  de  son  curé  avec  beaucoup  de  décence,  mais  en 
éludant  toujours  fort  poliment  les  offres  de  son  saint  minis- 
tère. Deux  heures  avant  d'expirer,  il  voulut  encore  faire  sa 
toilette  comme  de  coutume,  et  c'est  dans  son  fauteuil,  bien 
coifTé,  bien  poudré,  qu'il  rendit  le  dernier  soupir.  Si  la  mali- 
gnité peut  jeter  quelque  ridicule  sur  cette  dernière  circons- 
tance, elle  n'en  est  pas  moins  la  preuve  d'une  disposition 
d'esprit  assez  courageuse,  assez  rare  pour  être  remarquée, 
et  la  fin  de  notre  poète  vaut  bien  celle  de  quelques  philo- 

9 


130  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

sophes  plus  fiers  que  lui  de  la  gloire  de  leur  nom  et  de  leur 
systèmes  :  tant  il  est  vrai  qu'un  caractère  frivole  nous  sert 
souvent  mieux  que  tous  les  efforts  de  la  raison  et  de  la 
vertu.  » 

Qu'ajouter  à  ce  portrait,  un  des  meilleurs  que  Grimm  ait 
tracé  de  son  crayon  malin,  et  dont  nous  avons  cru,  pour  cette 
raison  devoir  donner  les  passages  les  plus  caractéristiques  ? 
Nous  l'essaierons  d'autant  moins  qu'il  est  bien  difficile 
d'avoir  pour  les  contes  de  Dorât  une  indulgence  égale  à 
celle  que  Grimm  mettait  à  considérer  ses  autres  poésies. 
Rien  de  moins  original,  de  plus  médiocre,  de  plus  pauvre 
d'invention  que  les  contes  de  M.  le  Chevalier.  La  forme  en 
est  toujours  d'une  négligence,  d'une  prolixité  redoutables, 
le  fond  presque  toujours  ridicule,  lorsqu'il  n'est  pas  inventé; 
et  lorsqu'il  l'est,  il  le  devient  aussitôt  par  le  bavardage 
du  versificateur.  Ainsi  le  fameux  conte  des  Cerises,  imité  du 
Moyen  de  parvenir  et,  duquel,  on  trouve  une  jolie  version, 
datée  de  1733  (juste  un  an  avant  la  naissance  de  Dorât), 
dans  un  Recueil  de  poésies  diverses,  longtemps  attribué  au 
trésorier-général  de  France  Bouret,  et  une  autre  leçon  dans 
presque  toutes  les  éditions  de  Grécourt,  devient  chez  notre 
conteur,  si  l'on  ose  dire,  un  conte  à  dormir  debout.  De 
même  Alphonse,  la  Méprise,  les  Dévirgineurs,  etc.,  sont  des 
répliques  tout  aussi  maladroites  d'anecdotes  galantes  qui 
circulaient  alors  dans  toutes  les  sociétés.  On  ne  peut  pas 
même  regretter  que  Dorât,  poète  de  bonne  compagnie  —  ce 
qui  fut  toujours  une  médiocre  façon  d'être  poète  —  n'ait  pas 
emprunté  à  ses  contemporains  des  sujets  plus  piquants  et 
plus  vifs,  retenu  qu'il  était  par  les  convenances  :  ce  confi- 
seur les  aurait  délayés  dans  un  tel  sirop  qu'on  y  reconnaî- 
trait bien  difficilement  la  présence  du  sel  original. 

Le  seul  recueil  où  Dorât  ait  montré  quelque  esprit  —  et 
quelque  licence  -  se  compose  de  pièces  rassemblées  après  sa 
mort,  dans  un  livre  rare,  connu  des  bibliophiles  sous  le 
titre  de  :  la  Muse  libertine  ou  œuvres  postumes  (sic)  de 
M.  Dorai  (sans  indication  de  lieu  ni  nom  d'imprimeur),  1783 


DORAT  131 

in-8o  de  76  pages.  11  faut  dire,  à  la  décharge  de  Dorât,  que 
l'attribution  de  la  Muse  libertine  est  des  plus  incertaines.  Ses 
imprimeurs  prétendent  avoir  «  entendu  ces  pièces  dans  le 
secret  de  l'amitié,  et  de  la  bouche  même  de  l'auteur.  »  Or  le 
meilleur  morceau  du  recueil,  la  Sonnette,  conte  joliment 
troussé,  appartient  en  réalité  à  Robbé  de  Beauveset. 

Les  seules  éditions  sûres  des  Contes  de  Dorât,  sont  des 
livres  à  gravures  délicieuses,  comme  tous  les  livres  de  cet 
auteur.  Nous  en  citerons  une,  tout  particulièrement,  parce 
qu'elle  est,  à  notre  avis,  plus  complète  que  celles  qui  la  pré- 
cédèrent :  Recueil  de  Contes  de  poèmes  par  M.  D...,  quatrième 
édition,  corrigée  par  l'auteur,  augmentée  du  Coureur  alerte  et 
de  la  Moisonneuse,  à  la  Haye  et  se  trouve  à  Paris  chez  Dela- 
lain,  1776,  in-8«  (Figures  d'Eisen  gravées  par  de  Longueil  et 
de  Ghendt).  

CONTE 

Dans  lequel  il  falloit  faire  entrer  ces  mots  :  Fanatisme, 
Sorbonne,  République,  Pot  de  Chambre,  Secrétaire,  Viril, 
Accoucher,  Voltaire,  Bidet,  Canulle,  Arlequin,  Rameau, 
Foyer,  Majesté,  Lèche  fritte  t  Matrice,  Capucin. 

Muse,  raconte-nous  les  passe-temps  divers, 
Que  du  besoin  des  lois  impérieuses, 
M'ont  fait  choisir  dans  ce  triste  univers. 
Hélas  !  s'il  est  des  étoiles  heureuses, 
Il  est  aussi  d'affreux  revers. 

A  quatorze  ans  le  Fanatisme, 

Egare  ma  crédulité, 

Alors  dans  un  cloitre  jette, 
Je  ne  vis  plus  que  l'afTreux  rigorisme, 

Et  les  suppôts  de  monachisme, 

Me  marchandant  l'éternité. 
Mais  la  raison  !  cette  douce  lumière, 

Que  nous  donna  l'être  puissant, 


132  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Pour  distinguer  sa  voix,  de  la  voix  sanguinaire, 
De  l'Imposteur  qui  n'en  fait  qu'un  tyran, 

La  raison,  dis-je,  à  mon  égarée, 

Leveloppa  l'horreur  de  mon  destin, 

Et  m'inspira  le  vigoureux  dessein, 

De  fuir  la  retraite  abhorrée, 

Oùj'avois  vécus  Capucin. 
Je  m'échappe,  et  je  vais  dans  cette  République. 
Qu'un  Lac  superbe  arrose  de  ses  eaux, 
Et  dont  jadis  par  des  dogmes  nouveaux 
Calvin  chassa  le  dogme  catholique. 
Le  Dieu  des  vers  a  dans  ce  beau  séjour, 
Fixé  depuis  longtemps  sa  vieillesse  immortelle, 

C'est  là  qu'on  le  voit  tour  à  tour, 
Persifler  Pompignan  ou  chanter  la  Pucelle  ; 
Nous  arracher  des  pleurs  pour  la  jeune  Adaté, 
Ou  se  mocquani  d'un  Dieu  bienfaisant. 

Inviter  Rigolct  et  la  Société, 
A  repêcher  l'hostie  au  fond  des  Pois  de  Chambre. 
Je  contai  mes  malheurs  à  ce  Dieu  bienfaisant. 
On  est  bien  éloquent  quand  on  peint  sa  misère. 
Ma  franchise  lui  plut,  et  dans  le  même  instant, 
Du  plus  beau  des  Esprits  je  devins  Secrétaire. 
Tandis  que  je  vivois  en  un  cloitre  enfermé, 
J'ignorois  tous  les  dons  que  nous  fait  la  nature, 
Et  je  ne  scavois  pas  qu'un  cœur  inanimé, 
Fut  à  ses  yeux  la  plus  cruelle  injure. 

Ou  s'il  faut  parler  sans  figure, 

Je  conservois  avec  grand  soin, 
Cette  agréable  fleur  dont  on  fait  la  parure 
De  cet  âge  charmant  qui  n'en  a  pas  besoin. 
Cependant  certains  mots  fatiguoient  ma  pensée, 
Un  courage  Viril,  un  Viril  instrument, 

Tenoient  mon  âme  embarassée. 
Je  soupais  tous  les  soirs  avec  un  jeune  enfant, 
Dont  l'œil  perçant  et  la  taille  élancée, 


DORAT  133 

Soulevoient  malgré  moi  mon  cœur  indifférent. 
Elle  vit  mes  désirs  sans  crainte  et  sans  allarmes 
Et  souriant  à  mes  jeunes  ardeurs, 
J'appris  en  devenant  possesseur  de  ses  charmes 

Que  le  plaisir  pouvoit  verser  des  pleurs. 
Cet  enfant,  d'un  enfant  devint  dépositaire, 
Au  bout  de  quelques  mois  il  fallut  accoucher. 

Et  fuir  une  famille  entière 

Qui  croit  pouvoir  tout  reprocher 

A  la  fille  qui  devient  mère, 

A  regret  je  fuyois  Ferney, 
Mais  l'amour  m'imposoit  une  loi  si  sévère. 
Sans  lui  jamois  je  n'eusse  abandonné, 
Mon  protecteur  et  mon  Dieu  tutélaire, 

A  qui  la  France  littéraire, 
Vient  d'élever  l'arc  de  triomphe,  orné 
Pour  toute  inscription  de  ce  beau  nom  Voltaire. 
Au  bout  de  quinze  jours  d'un  pénible  chemin 
Monté  sur  un  Bidet,  dont  la  démarche  fière, 

Portoit  une  famille  entière, 

Paris  me  reçut  dans  son  sein, 
Après  divers  efforts,  ne  sachant  plus  que  faire 

Je  conçus  le  hardi  dessein, 

De  devenir  garçon  apothicaire. 
Quand  on  est  malheureux  on  ne  fait  rien  de  bien 
Envoyé  par  hazard  pour  donner  un  clystère 

A  la  Baronne  de  Peslin, 

J'enfilai  le  mauvais  chemin, 
Et  laissai  la  Camille  auprès  de  son  derrière  ; 

Heureusement  elle  n'en  sentit  rien. 
Mais  craignant  tôt  ou  tard  le  feu  de  sa  colère, 
Je  n'osai  retourner  chez  mon  apothicaire, 

Et  j'allai  me  faire  Arlequin. 
En  vain  du  grand  Rameau,  l'éclatante  harmonie 

Avoit  réuni  dans  Castor, 

Le  feu  brillant  que  son  génie, 


154  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

N'avoit  pu  déployer  encor  ; 
Mais  tous  les  jours  la  foule  réunie, 

A  la  gayeté  de  l'Italie. 
Àpplaudissoit  avec  transport, 
Et  du  grand  Opéra  la  pompe  délaissée, 
Pour  ramasser  la  foule  dispersée, 

Faisoit  un  inutile  effort. 
Le  suffrage  inconstant  du  parterre  volage, 
Reprit  bientôt  ses  applaudissements 
Les  propos  du  Foyer  jadis  encourageans 

Se  changèrent  en  persiflage. 
Un  jour  que  mes  esprits  étoient  bien  animés, 

J'eus  la  tête  assez  mal  timbrée, 
Pour  comparer  des  Rois  la  Majesté  sacrée 

Aux  météores  enflâmes, 
Qui  ne  font  aucuns  biens  à  la  terre  éplorée, 
Et  brûlent  quelquefois  sur  la  glèbe  altérée, 

Les  épies  à  demi  formés. 
Ce  beau  discours  me  fit  exiler  du  théâtre. 

Je  fus  retrouver  ma  Lison, 

Lison  que  mon  cœur  idolâtre, 

Et  prête  alors  à  faire  son  poupon. 
Mais  oh  regrets  affreux  !  oh  douleur  !  oh  tristesse  ! 
Dans  une  Lèchefritte  un  pigeon  oublié, 
Du  vert  de  gris  subitement  frappé, 
Porta  la  mort  au  sein  de  ma  maîtresse. 
Dans  sa  Matrice  un  enfant  délaissé, 

Ne  put  percer  l'écorce  épaisse, 

Qui  le  tenoit  encor  enveloppé. 
Je  désirai  pour  lors  la  fin  de  ma  carrière, 
Et  je  me  dis,  plutôt  que  d'être  père, 
D'aimer  Lison,  de  faire  Y  Arlequin, 
Et  même  d'être  auprès  du  grand  Voltaire 
J'aurois  mieux  fait  cent  fois  de  rester  Capucin. 

(La  Muse  libertine  ou  œuvres  postâmes  (sic) 
de  M.  Dorât,  1783). 


LOUIS  D'AQUIN  DE  CHATEAU-LYON 


Fils  de  Louis-Claude  d'Aquin,  organiste  célèbre,  et  rival 
parfois  heureux  de  Rameau,  —  ce  qui  faisait  dire  à  Rivarol  : 
c  Pour  le  père,  on  souffla,  on  siffla  pour  le  fils.  »  —  Pierre-Louis 
d'Aquin  de  Château-Lyon  naquit  àParis  vers  1740.  Grimraen 
parle  pour  la  première  fois  en  1759  :  «  M.  d'Aquin,  dit-il,  un  de 
nos  plus  mauvais  écrivailleurs  en  verset  en  prose  vient  de 
publier  une  Satire  en  vers  sur  la  corruption  du  goût  et  du  style 
(Liège,  Poubens  de  Courbeville,1759,  in-8°),et  il  nous  en  promet 
bien  d'autres.  »  En  dépitdeces  promesses,  c'est  surtout  comme 
compilateur  que  d'Aquin  se  fit  connaître  de  ses  contemporains. 
Il  fonda  en  1760,  une  sorte  de  revue  de  48  pages  in  8°,  intitu- 
lée le  Censeur  hebdomadaire.  «  Ce  journaliste  dit  Bachaumont  à 
la  date  du  8  février  1762,  n'est  ni  profond  ni  plaisant.  Comme 
c'est  celui  qui  se  reproduit  le  plus  souvent,  il  est  à  même  de 
se  saisir  de  ce  qui  paroît  et  d'en  orner  son  ouvrage.  C'est 
un  auteur  précaire,  qui  ne  se  soutient  absolument  que  parle 
travail  des  autres.»  Un  peu  plus  tard,  on  le  vit  avec  M.  delà 
Dixmérie,  à  la  tête  de  Y  Avant-coureur,  «  ouvrage  périodique 
assez  fêté,  disent  les  Mémoires  secrets,  du  6  juin  1769,  pour  la 
célérité  avec  laquelle  il  annonce  les  modes  en  tout  genre.  » 
Enfin  pendant  dix  sept  années,  il  se  fit  l'éditeur  de  VAlmanach 
Littéraires,  ou  étrennes  d'Apollon,  contenant  de  jolies  pièces 
en  prose  et  en  vers,  des  saillies  ingénieuses,  des  variétés  inté- 
ressantes et  beaucoup  d'autres  morceaux  curieux,  avec  une 
notice  des  ouvrages  nouveaux,  remplie  d'anecdotes  piquantes, 
par  M.  Daquin,  cousinde  Rabelais,  dont  Rivarol  aparlé  comme 
il  suit  dans  son  Petit  Almanachde  nos  grands  hommes: 

«Ce  sont  de  ces  livres  qui  à  la  longue  donnent  a  la  France  une 
supériorité  sur  tous  ses  voisins.  M.  deChateau-Lyon  y  glisse 


136  CONTES  BT  CONTEURS   GAILLARDS 

quelquefois  de  ses  vers,  quand  il  n'est  pas  assez  content  de 
sa  récolte;  si  bien  que,  bon  an,  mal  an,  l'abondance  est  tou- 
jours la  même,  et  les  aclions  françaises  se  soutiennent.  Quand 
nous  aurions  cent  bouches  et  cent  voix,  nous  ne  pourrions 
compter  tous  les  services  que  cet  honnête  Citoyen,  Rédacteur, 
Poêle,  Prosateur  et  Médecin,  a  rendus  aux  corps  et  aux  esprits 
de  la  capitale,  et  la  foule  de  noms  que  son  Recueil  a  sauvés 
de  l'oubli  :  mais  comme  le  torrent  grossit  chaque  jour,  il 
pourrait  bien  a  la  fin  être  entraîné  avec  eux  et  rester  victime 
de  son  zèle.  Voilà  pourquoi  nous  nous  pressons  de  venir  à 
son  secours  :  nous  nous  chargeons  des  noms  des  auteurs,  et 
par  conséquent  du  sien  ;  afin  qu'il  puisse  goûter  de  son  vivant 
cette  immortalité  qu'il  dispense  à  tant  d'autres,  et  qu'il  ne  soit 
pas  renvoyé  à  la  postérité  où  peut-être  ce  sage  ne  voudra 
point  aller.  » 

La  notice  deRivarol  ne  parut  qu'en  1788.  Deux  ans  plus  tard, 
elle  eût  été  plus  plaisante  encore.  D'Aquin  était  entré  dans 
la  Révolution,  comme  on  disait  alors,  et,  en  bon  patriote,  insé- 
rait dans  YAlmanach,  des  harangues  municipales,  entre  des 
contes  erotiques  et  des  anecdotes,  et  des  discours  de  repré- 
sentants de  la  Nation  entre  des  madrigaux  du  xvne  siècle  et 
des  notices  sur  les  nouveautés  littéraires.  Nul  doute  qu'on 
y  eût  vu  des  Carmagnoles  de  sa  façon,  si  sa  publication  ne 
s'était  arrêtée  en  1793.  Pour  se  dédommager,  d'Aquin,  devenu 
jacobin,  publia  Y  Apparition  de  Moral  (Paris,  imprimerie  du 
Lion,  s.  d.,  in-8°). 

Le  titre  de  cousin  de  Rabelais,  dont  d'Aquin  se  pare  dans 
son  Almanach  littéraire  tire  son  origine  d'un  recueil  de  Contes 
en  vers,  parus  sans  nom  d'auteur  en  un  volume  in-8°,  avec 
fleuron,  figure  et  vignette  d'Eisen,  gravés  par  de  Launay,  à 
Paris,  chez  Ruault,  en  1775  :  Contes  mis  en  vers  par  un  petit 
cousin  de  Rabelais.  Grimm,  dans  sa  Correspondance  littéraire 
de  1775  déclare  «  ce  petit  recueil  fort  joliment  imprimé,  assez 
facilement  versifié,  mais  c'est  aussi  son  seul  mérite.  La  plu- 
part des  sujets  sont  si  connus,  si  usés,  ou  si  insignifiants 
qu'il  eût  été  difficile,  même  à  La  Fontaine  de  les  rendre  inté- 


LOUIS   D'ÀQUIN   DE   CHATEAU-LYON  137 

rossants  ;  et  l'anonyme  n'a  pas  plus  hérité  de  la  grâce  du 
poète,  qu'il  prétend  avoir  pris  pour  modèle,  que  de  l'origina- 
lité du  bon  curé  dont  il  se  vante  d'être  le  petit  cousin.  »  Tel 
n'était  pas  l'avis  de  d'Aquin,  lequel  sur  son  ouvrage,  s'est  ex- 
primé dans  un  Avertissement  qui  renseigne  trop  sur  les  inten- 
tions et  l'esprit  de  l'Auteur,  pour  qu'on  ne  le  trouve  point  ici: 
«  La  Fontaine  a  fait  mes  plus  chères  lectures  et  les  délices 
de  loute  ma  vie.  Cela  ne  m'autorise  pas  sans  doute  à  conter 
après  lui.  D'ailleurs  sa  manière  est  inimitable.  J'ai  donc  suc- 
combé à  la  tentation,  sans  avoir  trop  été  le  maître  d'y  résis- 
ter. La  réflexion  arrête,  mais  le  goût  entraîne.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  est  question  à  présent  de  dire  un  mot  sur  mon  travail, 
puisque  j'ai  osé  m'y  livrer.  Je  me  suis  appliqué  à  jeter  beau- 
coup de  variétés  dans  mon  Ouvrage  ;  car,  selon  un  homme 
d'esprit, 

L'ennui  naquit  un  jour  de  l'uniformité. 

J'espère  que  les  scrupuleux  me  passeront  quelques  gaîtés. 
Il  faut  bien  rire  quelquefois  .  Quant  aux  belles  Dames,  je  leur 
donne  pour  excuse  ces  vers  du  maître  : 

Chaste  sont  les  oreillesi 
Encor  que  les  yeux  soient  fripons. 

Parent  de  Maître  François  Rabelais  je  serais  trop  heureux 
si  les  zélés  partisans  du  charmant  curé  de  Meudon  me  pre- 
naient sous  leur  protection.  Je  pourrais  compter  sur  ces 
encouragements  flatteurs  qui  donnent  seuls  des  ailes  aux 
artistes.  •. 


138  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 


LA  PARURE 

Quelquefois  le  trop  de  parure, 
Attire  fâcheuse  aventure. 

Un  petit-maître  au  rang  des  plus  railleurs, 
Qui  frondait  tout,  qui  n'avait  point  de  mœurs, 

Voyant  en  Cour  une  femme  élégante, 
Du  feu  des  diamants  la  tête  étincelante, 

L'aborde  d'un  air  insolent  : 

—  «  Madame,  jamais  de  la  vie 

Je  n'ai  rien  vu  de  si  brillant, 

Il  est  fort  bon  d'être  jolie 

Par  ma  foi,  la  galanterie 
Est  un  métier  non  moins  lucratif  que  charmant.  » 
—  «  Petit  mignon,  dit  la  Dame  en  colère, 
Vous  croyez  donc  parler  à  votre  mère  ?» 


LE  PROCUREUR  A  CONFESSE 

Le  pur  hasard,  souvent,  produit  des  aventures, 
Qui  blessent  l'amour-propre  et  qui  font  enrager  ; 
On  entend  quelquefois  des  vérités  fort  dures  ; 

Bien  fou  de  s'en  venger  : 
Non,  jamais  le  hasard  ne  peut  nous  outrager  ; 
Et  l'intention  seule  est  mère  des  injures. 

Une  nuit  de  Noël,  un  dévot  Procureur, 

(Boniface  est  son  nom)  d'humeur  un  peu  jalouse, 

Fut  à  confesse  avec  Madame  son  épouse. 

Un  Père  Cordelier  était  leur  directeur. 

Bon  homme,  aimant  le  vin,  et  pourtant  grand  Docteur. 


LOUIS  D'AQUIN  DE  CHATEAU-LYON  139 

Notre  très  Révérend  commença  par  la  femme  ; 
Mais  étant  fatigué,  bientôt  il  s'endormit. 
La  pénitente,  ayant  bien  nettoyé  son  âme, 
Garde  un  profond  silence  :  elle  croit  que  le  bruit 
Que  faisaient  au  moment  les  orgues  ravissants, 
Sous  les  doigts  (1)  de  Marchand,  si  vifs,  si  brillants, 

L'avait  privé  d'ouïr  son  absolution  : 
Elle  se  lève,  et  va  non  loin  du  sanctuaire, 
Faire  acte  solennel,  dit  de  contrition, 
Et  marmotter  tout  bas  avec  componction, 
Dix  Pater,  dix  Ave,  tous  par  grains  de  Rosaire  ; 
De  Madame,  c'était  pénitence  ordinaire. 
Le  Procureur  dévot,  d'un  air  doux  et  contrit, 
Sans  tarder  un  instant,  de  la  place  s'empare  ; 
Puis  il  se  signe  :  mais,  et  le  cas  n'est  pas  rare, 
Le  confesseur  ronflait  comme  dans  son  lit. 

—  «Révérend,  vous  dormez,  lui  dit  l'homme  de  plume? 
Vous  savez  qu'une  fois,  ne  fut  jamais  coutume  : 

Par  tous  les  saints,  daignez  m'écouter  cette  nuit.  » 

—  «  Non,  non,  je  ne  dors  pas,  repartit  le  père  Hume, 
S'éveillant  en  sursaut  :  votre  dernier  péché, 
Madame,  c'est  d'avoir  cinq  ou  six  fois  couché 

(De  quelqu'une  peut-être  encore  je  vous  fais  grâce), 
Avec  le  Maître-Clerc  de  Monsieur  Boniface.  » 


LE  GOSIER  ETROIT 

Aux  champs,  ainsi  qu'à  la  ville, 
Langue  de  femme  incessamment  frétille, 
Déjà  veuve  de  deux  maris, 
Une  bourgeoise  égrillarde 

(1)  Le  plus  grand  organiste  de  son  temps. 


140  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Jeune,  affable,  et  très  bavarde, 

Dans  les  environs  de  Paris 

Possédait  maison  de  plaisance  : 
Tous  les  Etés,  la  Dame  avec  ses  bons  amis 

Y  faisait  résidence. 

Pendant  la  journée  on  jouait 

Au  Brelan,  puis  au  Lansquenet  ; 
Le  soir  venu  (la  coutume  était  telle), 
On  babillait  aux  portes  du  jardin  ; 
Madame  présidait,  et  mettait  tout  en  train  ; 
Les  habitants  du  lieu  faisaient  cercle  autour  d'elle. 

Chacun  y  disait  sa  nouvelle  : 

On  y  médisait  du  prochain, 
Et  sur  pareil  chapitre,  on  parlait  à  merveille. 
La  diligente  aurore,  à  la  face  vermeille, 

Plus  d'une  fois  les  surprit  le  matin. 
Un  soir,  que  le  propos  était  plus  que  badin, 
La  Dame  Présidente,  en  beaux  mots  très  féconde, 
Dit  bien  haut  :  —  «  J'aime  mieux  mettre  un  enfant  au  monde 
Que  d'avaler  un  œuf...  «Alors  d'un  grand  sang-froid: 
—  «  En  voici  la  raison,  dit  quelqu'un  de  l'endroit; 

C'est  que  Madame  a  le  gosier  étroit.  » 

(Contes   mis  en  vers  par  un  petit  cousin  de  Rabelais, 
Paris,  Ruault,  1775). 


MERARD  DE  SAINT-JUST 


«  Une  querelle  fort  singulière  s'est  élevée  entre  deux  petits 
auteurs,  dit  Pidansat  de  Mayrobert  à  la  date  du  l«r  février 
1779.  On  connoissoit  depuis  plusieurs  années  une  pièce  de 
vers  très  agréables,  intitulée  :  Confession,  de  Zulmé.  On  l'avait 
attribuée  d'abord  à  M.  Dorât,  mais  M.  de  Pezay  l'ayant 
réclamée  en  son  temps,  on  la  lui  avait  laissée.  Un  nommé 
Guinguené,  mauvais  poète  arrivé  de  Bretagne  par  le  coche, 
s'est  avisé  de  vouloir  se  faire  une  réputation  et  a  fait  insérer 
dans  YAlmanach  des  Muses  de  cette  année,  différens  morceaux 
de  poésie  pillés  de  côté  et  d'autre,  entre  autres  celui-là.  Un 
autre  poète,  appelé  Mérard  de  Saint-Just,  a  crié  au  vol  et  a 
prétendu  que  l'ouvrage  étoit  de  lui  :  il  en  a  résulté  une 
querelle  très  ridicule,  où  chaque  partie  a  produit  les  preuves 
de  sa  propriété  ;  mais  comme  aucune  n'a  ébranlé  la  récla- 
mation plus  antérieure  du  défunt,  tous  deux  sont  reconnus 
pour  plagiaires.  » 

C'était  en  effet  un  passionné  de  lettres  que  ce  Simon-Pierre 
Mérard  de  Saint -Just  dont  Pidansat  nous  conte  ici  cette 
anecdote  avec  sa  malveillance  coutumière.  Né  à  Paris  en  1749, 
et  gentilhomme  de  Monsieur,  frère  du  Roi,  dont  il  exerça 
la  charge  de  maître  d'hôtel  de  1776  à  1782,  il  est  un  de  ceux 
dont  l'histoire  est  tout  entièredanscelledeses  livres.  Non  con- 
tent de  consacrer  sa  vie  aux  Muses,  au  point  de  vivre  dans  la 
retraite  pour  les  mieux  servirai  leur  voua  celle  d'Anne-Jeanne- 
Félicité  d'Ormoy,  fille  de  condition  qu'il  épousa  sur  le  tard  (1). 
Il  leur  sacrifia  même  sa  fortune,  ayant  la  manie  de  compo- 

(1)   Anne-Jeanne-Félicité  d'Ormay,  née  à    Pithiviers,  le  28  juillet 


142  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

ser  sans  cesse  des  petits  romans,  des  petites  poésies,  et  s'en 
faire  de  petites  éditions,  tirées  à  non  moins  petit  nombre, 
occupation  que  des  revers  l'obligèrent  i.njour  de  suspendre. 
Viollet  le  Duc  a  décrit  en  partie  ces  ouvrages  dans  le 
Catalogue  des  livres  composant  sa  Bibliothèque  poétique  (1). 
Pour  nous,  nous  ne  nous  arrêterons  qu'à  ce  joli  livre, 
YOccasion  et  le  Moment,  publié  pour  la  première  fois  en 
1770  et  réimprimé  en  1782,  et  à  ce  recueil  audacieux  que 
Viollet  le  Duc,  avec  dédain,  appelle  les  Folies  de  Jeunesse  de 
notre  auteur  :  Espiègleries,  joyeusetés,  bons  mots,  folies,  des 
vérités,  de  la  jeunesse  de  Sir  S.-Peters  Talassa-Aithéi,  Londres 

1765  et  morte,  dit-on,  vers  1830.  Elle  a  laissé  divers  ouvrages  qui 
manquent  fort  peu  d'imagination  :  Bergeries  et  Opuscules  de  Mlle 
d'Ormoy  l'aînée,  Paris  1784,  et  1798,  in-8°;  Le  petit  Lavater  ou 
Tablette  mystérieuse,  sorte  d'Almanach  pour  les  années  1799,  1800, 
1801,3  vol.  in-18,  etc. 

(1)  Le  Père  Honoré,  conte,  1760,  in-18°  ;  des  Poésies,  1770,  in-8°  ; 
Cataloguedes  livresen  très  petit  nombre  qui  composent  la  bibliothèque 
de  M.  Mérard  de  Saint-Just,  1783,  in-8°,  tiré  à  25  ex.  ;  Eloge  de  J. -B.- 
Louis Gresset,  1788,  in-12;  Poésies  diverses  à  la  suite  de  Mon  Journal 
d'un  an,  in-12  (ouvrage  de  M""  Mérard  de  Saint-Just)  ;  Cantiques  et 
Pots-Pourris,  Londres  (Paris),  1789,  in-18  ;  Le  Parterre  des  Muses,  à 
l'usage  de  ceux  qui  donnent  des  banquets  aux  jours  de  fêtes.  Etrennes 
dédiées  aux  personnes  qui  ne  font  pas  de  vers,  et  Dieu  merci  elles 
sont  en  grand  nombre  (sans  date),  in-8°  ;  Les  Hautes-Pyrénées  en 
miniature,  etc.,  Paris,  chez  l'auteur,  1790,  in-8°,  tiré  à  25  ex.  ; 
Imitation  en  vers  français  des  Odes  d'Anacréon  (sans  date),  in-8°  ; 
Fables  et  Contes  en  vers,  1791,  2  tomes  en  1  vol.  in-12  ;  Manuel  du 
Citoyen,  S.P.D.M.S.J.C  S  F.H.P.E.,  éditeur,  1791,  in-12;  Le  Petit 
Jehan  de  Saintré,  romance  suivie  de  celle  de  Gérard  de  Nevers^  etc., 
Paris,  an  VI  (1798,  in-8°,  26  exemplaires  ;  Mes  opinions,  discours  en 
vers,  1797,  in-8°  ;  Mélanges  ou  lettres  de  S. -P.  Mérard-Saint-Just, 
chez  l'auteur  1794,  in  12,  25  exemplaires  ;  Lettres  en  prose  et  en  vers, 
à  Mm«  Julie  D.  Ch...  M...  de  R.,  1794,  in-8°  ;  Contes  et  autres  baga- 
telles en  vers,  etc.,  Paris,  chez  l'auteur,  tiré  à  25  ex.,  1800,  in-18  ; 
La  Courtisane  d'Athènes,  ou  la  Philosophie  des  Grâces,  Paris, 
Legras,  1801,  in-8°,  etc. 


MÉRARD   DE  SAINT-JUST  143 

1777,  3  vol.  in-18  (tiré  à  15  exemplaires  et  réimprimé,  avec 
quelques  variantes,  à  Kehl,  en  3  parties  in-18,  en  1789,  sous  le 
titre  fallacieux  a" Œuvres  de  la  marquise  de  Palmarèze).  C'est 
un  des  ouvrages  les  plus  hardis  qui  aient  paru  dans  un 
temps  très  peu  réservé  ;  mais  d'un  tour  leste,  vigoureux,  et 
toujours  fort  littéraire,  il  justifie  bien  la  réimpression  qui  en 
a  été  faite  récemment  à  Roterdam,  en  2  vol.  in-12,  par 
Joseph  Van  Ten  Bock  pour  les  bibliophiles  néerlandais, 
sous  le  titre  :  Œuvres  de  la  marquise  de  Palmarèze.  Espiègle- 
ries, Joyeuselés,  Bons  mots,  Folies,  Vérités  de  la  Jeunesse,  de 
sir  S.  Peters  Talasa-Aithèi,  etc.,  sur  la  copie  de  Londres  1777 
et  de  F  édition  s.  I.  n.  d.  (Kehl  1789). 


LA  CLEF  PROPRE  A  TOUTE  SERRURE 
OU  LE  PASSE-PARTOUT  (1) 

Un  plat  bourgeois  avoit  fille  charmante, 
Que  les  galanls  courtisoient  de  fort  près  ; 
Faut  et  si  bien  qu'un  d'eux  eut  le  succès 
Qu'il  désiroit.  Si  Lise  fut  contente, 
Je  n'en  crois  rien  ;  car  au  bout  de  six  mois 
Il  y  parut.  Aux  yeux  de  qui?  du  père. 
Il  n'en  fut  pas  seulement  en  colère  : 
Armant  sa  main  d'un  tricot  à  plein  bois, 
Il  vient  sur  elle,  et,  furieux,  l'étrille 
A  l'assommer.  Vite,  aux  cris  de  sa  fille, 
La  mère  accourt,  veut  savoir  la  raison 
Qu'à  son  mari  pour  de  telle  façon 

(1)  Traité  par  d'Aquin  de  Château -Lyon  :  La  serrure  el  sa  clef. 
Contes  mis  en  vers  par  un  petit  cousin  de  Rabelais,  Paris,  Ruault, 
1775.) 


144  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Battre  sa  Lise.  —  «  Oui  je  devrois  m'en  prendre. 

M'en  prendre  à  vous,  dit-il  ;  car  en  effet 

A  son  honneur  Lise  n'eut  point  forfait, 

Si  plus  soigneuse  à  veiller,  à  défendre 

Son  innocence...  Avec  elle  il  falloit 

Etre  toujours,  et  ne  point  condescendre 

A  ses  désirs.  Certes  sur  notre  front 

Elle  n'eût  point  imprimé  cet  auront.  » 

—  «  Oh  î  oh!  reprit  la  femme  un  peu  gaillarde, 

Mon  cher  ami,  difficile  est  la  garde 

D'une  serrure  où  toutes  les  clefs  vont.  » 


LA  MESURE  DE  SAINT-DENIS  (1) 

La  jeune  Ervaise  adroite  et  bonne  lame, 
Dans  ses  filets  prit  un  certain  Derans, 
Un  franc  nigaud,  qui  la  voulut  pour  femme, 
Voire,  en  dépit  d'amis  et  de  parans. 
Pour  éluder  la  défense  formelle 
Faite  au  curé  d'unir  la  péronelle 

(1)  Le  sujet  de  ce  conte  imité  d'une  facétie  de  Poggio  florentin,  a 
inspiré  de  nombreuses  épigrammes  aux  poètes  des  xvne  et  xviu« 
siècle.  On  en  trouve,  sous  forme  de  couplet,  une  curieuse  version 
dans  Les  Muses  en  belle  humeur  (1742)  : 

Le  gros  Guillot  d'amour  épris 

Epousa  Guillemette 
De  la  ville  de  Saint-Denys 

Où  la  noce  fut  faite. 
En  lui  mettant,  il  fit  un  cri, 

Disant  :  «  Quelle  ouverture  I  » 
—  «  Apprens,  lui  dit-elle,  qu'ici 

L'on  a  grande  mesure.  » 


Lawhkinck  :   L'AMOUR   FRIVOLE 


MÉRÀRD    DE   SAIKT-JUST  145 

Au  jeune  gars,  ils  vont  à  Saint-Denis, 
Lieu,  dans  ce  temps,  hors  de  la  dépendance 
De  Févêché.  Les  voilà  donc  bénis; 
Les  voilà  donc  près  de  la  jouissance. 
Le  soir  arrive,  et  le  plaisir  appelle 
Notre  galant  au  déduit  amoureux. 
Comme  pensez,  point  ne  fut  paresseux 
A  s'assurer  si  sa  temme  est  pucelle. 
Mais  ne  trouvant  nulle  difficulté 

—  «  Ah  I  ah  !  dit-il,  c'est  donc  la  vérité  !  » 
Mais  elle,  fine,  et  faisant  l'ignorante  : 

—  «  Qu'avez-vous  donc,  et  qui  vous  mécontente  !  » 

—  Parbleu  !  dit-il,  cette  facilité... 

Vous  m'entendez?  J'aurais  du  croire...  »  —  «  Bas  ! 

N'est-ce  que  ça  ?  bon  !  bon  !  je  me  rassure. 

Eh  !  mon  ami,  ne  savez-vous  donc  pas 

Qu'à  Saint-Denis,  plus  grande  est  la  mesure  ?  » 


LE  HAUT  DE  CHAUSSE 


Un  sot  mari  tranchoit  de  l'importance. 
Il  prétendoit  être  chez  lui  le  maître  : 

—  «  Oui,  disoit-il,  oui  je  ferai  connoître, 
Quand  je  voudrai,  que  seul  j'ai  droit  constant 
De  commander  ;  que  personne  ne  hausse 

Ici  la  voix,  lorsque  ma  volonté 

Est  qu'on  se  taise,  et  que  le  haut  de  chausse, 

Moi  je  le  porte,  el  l'ai  toujours  porté.  » 

—  «  Si,  qui  la  porte,  à  le  pouvoir  suprême, 
Repartit  Paul,  son  valet  favori, 

Madame  doit  l'avoir  plus  que  vous-même; 

Rien  n'est  plus  sûr.  »  —  «  Mais,  reprend  le  mari, 

10 


146  CONTES   ET   CONTEURS  GAILLARDS 

Comment,  gros  Paul,  l'entends-tu  donc  ?  —  «  Oh  !  dame, 
Le  fait  est  clair,  et  chacun  son  tour. 

Lehaut-de-chausse....  »—  «  Eh  !  bien? dis.  »  —  «  Votre  femme 
En  porte  au  moins  cinq  ou  six  en  un  jour.  » 


LE  DON  MUTUEL 

En  fait  d'amour  un  écolier 
Serroit  de  près  certaine  fille, 
Des  plus  fines  de  son  métier, 
D'ailleurs  accorte,  assez  gentille. 
Ayant  fait  l'œuvre  quatre  fois  : 

—  «  Adieu  dit-il,  ma  douce  amie  ; 
Garde  cela  ;  c'est  pour  neuf  mois,  i 

—  «  Adieu,  reprit-elle,  l'anglois  : 
Garde  cela  ;  c'est  pour  ta  vie.  » 


MANIÈRE  D'AIMER  QUI  NE  SE  TROUVE  PAS 
DANS  L'ARETIN  (1) 

A  Dom  Jean  le  bénédictin, 

Un  jeune  élève  de  Guerchin 
Se  confessoit  qu'ayant  peint  une  belle, 
Il  devint  de  son  œuvre  épris,  amoureux  fou. 
—  «  Pour  contenter,  dit-il,  ma  passion  charnelle. 
A  l'endroit  que  savez,  je  fis  un  petit  trou 
Par  où 

J'introduisois  mon  allumelle...  » 

(1)  On  trouve  une  variante  de  ce  conte  dans  Le  Singe  de  la  Fon- 
taine, de  Théis.  Voir  la  pièce  intitulée  :  Le  Scrupule  ou  le  Tableau. 


MÉRARD    DE   SAINT-JUST  147 

Mais,  reprit  le  prêtre,  comment  ? 

Vous  trouviez  là  quelque  contentement  ?  » 
—  *  Oui  Derrière  la  toile,  en  commode  posture, 

Un  tendre  enfant,  d'une  aimable  figure, 
A  la  peau  blanche  et  douce  et  longue  chevelure, 

Me  présentoit  le  cl  le  plus  charmant  ; 
De  sorte  que,  Dom  Jean,  j'enconn. . .  en  peinture, 

Et  fenc...  réellement. 

(Œuvre  de  la  marquise  de  Palmarèze,  etc.  Londres,  1777) 


GUDIN 


Il  est  une  plaisanterie  à  laquelle  n'ont  point  manqué  les 
écrivains  qui  eurent  à  parler  de  Paul-Philippe  Gudin,  corres- 
pondant de  l'Institut,  et  chantre  d'un  poème  sur  l'Astro- 
nomie. «  Etoile  de  seconde  grandeur,  humble  satellite  d'une 
planète  singulièrement  mobile  et  lumineuse»  écrit  M.  Maurice 
Tourncux  dans  l'introduction  à  Y  Histoire  de  Beaumarchais 
composée  par  notre  auteur.  (I)  «  Clair  de  lune  »  de  Beau- 
marchais, ajoute  le  regretté  Virgile  Josz  dans  une  étude  sur 
le  Logis  du  Mercure  de  France  (2).  Personne  en  effet  hormis 
quelques  curieux  ne  connaîtrait  Gudin,  si  sa  vie  n'avait  été 
liée,  pendant  de  longues  années,  au  destin  accidenté  de 
Beaumarchais,  dont  il  fut  jusqu'à  la  mort  l'administrateur, 
l'ami,  et  dans  une  certaine  mesure,  le  factoton,  le  Figaro  mé- 
diocre et  terne,  et  dont  il  entreprit  de  perpétuer  la  mémoire 
en  publiant  ses  Œuvres  complètes  et  une  Histoire  éloquente, 
par  la  sincérité  de  l'émotion. 

Né  à  Paris,  le  6  juin  1738,  Paul-Philippe  Gudin  de  la  Bru- 
nellerie,  était,  comme  Beaumarchais,  fils  d'un  horloger  «  dis- 
tingué dans  son  art  ».  Cette  origine,  si  d'ailleurs  elle  ne  fut 
pour  rien  dans  sa  liaison  avec  le  père  de  Figaro,  semble  par 
contre  lui  avoir  ouvert  l'accès  de  Ferney,  où  il  fut  visiter 
Voltaire,  dontle  souci  principal  étaitl'installation  de  sa  fabrique 

(1)  Histoire  de  Beaumarchais,  par  Gudin  de  la  Brenellerie,  mé- 
moires inédits  publiés  sur  les  manuscrits  originaux  par  Maurice 
Tourneux,  Paris,  Pion,  1888,  in-32  Jésus. 

(2)  Mercure  de  France,  mai  1904. 


GUDIN  149 

de  montres. Mais  le  grand  homme,lorsqu'il  entendit  ce  jouven- 
ceau frais  émoulu  de  la  Faculté  de  théologie  de  Genève  —  car 
l'auteur  delà  Conquête  de  Naples  par  Charles  VIII  el  dénombre 
de  contes  badins,  était  par  une  ironie  du  sort,  né  protestant — 
l'entretenir,  non  d'horlogerie,  mais  de  projets  littéraires,  lui 
fît  une  mine  assez  fraîche,  et  lui  donna  le  conseil,  — que  per- 
sonne n'a  jamais  suivi  —  de  renoncer  à]cette  dangereuse  car- 
rière. Paul-Philippe,  cela  va  de  soi,  n'en  présenta  pas  moins 
aux  histrions  français  une  tragédie  en  cinq  actes,  Clytem- 
nestre  ou  la  Mort  d'Agamemnon,  laquelle  fut  accueillie  avec 
politesse,  mais  ajournée  indéfiniment.  Une  secondetragédie, 
Lothaire  et  Valrade  ou  le  Royaume  en  interdit,  ne  fut  pas 
jouée  davantage,  «  mais  eut  l'honneur,  dit^Grimm  (1),  d'être 
brûlée  à  Rome  (en  1768,  par  décret  de  l'Inquisition),  à  la 
grande  satisfaction  de  l'auteur»,  lequel  y  traitait  du  divorce. 
Entre  les  deux,  il  avait  écrit  et  lu  dans  quelques  salons  son 
poème  de  La  Conquête  de  Naples  par  Charles  VIII  (publié  à 
Paris  en  1801,  3  vol.  in-8«)  qui  obtint  le  suffrage  de  Grimm  : 
«  Ce  qui  m'a  bien  rappelé  la  manière  de  M.  de  Voltaire,  dit 
celui-ci  en  octobre  1765,  c'est  un  jeune  homme  de  vingt  ans, 
fils  d'un  horloger  de  Paris  appelé  Gudin  et  protestant,  qui 
nous  a  lu,  ces  jours  passés,  deux  chants  d'un  poème  épique 
dans  le  goût  de l'Arioste.  Cela  ma  paru  plein  de  chaleur,  de 
verve,  d'originalité,  de  folie,  de  goût,  d'élégance  et  de  poésie. 
Je  ne  sais  si  M.  Gudin  parviendra  à  ordonner  un  plan  général, 
à  composer  une  fable  intéressante,  à  choisir  un  sujet  heu- 
reux pour  son  poème,  mais  il  fera  un  ouvrage  supérieur  à 
celai  de  la  Pucelle,  car  il  m'a  paru  avoir  tout  autant  d'agré- 
ments, de  grâce  et  de  chaleur  que  l'auteur  de  Jeanne  d'Arc,  et 
bien  plus  d'invention  et  d'originalité.  Tout  cela  esttrès-libre; 
mais  c'est  la  faute  ou  le  privilège  du  genre.  »  Le  pronostic 
de  Grimm  était  juste  en  un  point,  qui  est  le  point  critique.  (2) 

(1)  Correspondance  littéraire,  août  1776. 

(2)  Grimm  revint  plus  tard  sur  ce  défaut  de   Gudin  (août   1776) 
«  Son  Coriolan  annonce  de  l'esprit,  des  connaissantes,  de  l'imagina- 


150  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Le  caractère  de  Gudin,  en  effet,  c'est  l'incapacité  d'or- 
donner un  plan  général.  Aussi  brouillon  que  son  illustre  ami, 
mais  dénué  du  génie  qui  fait  réussir  les  défauts  eux-mêmes, 
Gudin  s'est  essayé  tour  à  tour  dans  la  tragédie,  la  poésie,  le 
ballet,  le  conte,  l'histoire  littéraire,  la  philosophie  de  l'his- 
toire, la  politique,  avec  une  médiocrité  abondante  et  par- 
tout égale.  (1). 

tion,  et  même  une  sorte  de  verve  :  ce  qui  parait  lui  manquer,  c'est 
la  faculté  d'embrasser  fortement  l'ensemble  d'un  objet,  faculté  sans 
laquelle  les  facultés  les  plus  heureuses  demeurent  toujours  impar- 
faites ;  le  goût  qui  choisit  les  détails  et  leur  donne  de  l'élégance, 
cette  attention  soutenue  qui  les  achève,  et  plus  encore  cette  chaleur 
d'âme  et  de  tête,  qui  répandant  la  lumière  et  la  vie  sur  toutes  les 
beautés  d'un  ouvrage,  en  font  oublier  les  défauts.  » 

(1)  Voici  les  titres  de  quelques  ouvrages  de  Gudin  :  Hugues  le 
Grand,  tragédie  (non  représentée).  Caïus  Marius  Coriolan,  ou  le 
Danger  d'offenser  un  grand  homme,  tragédie,  (qui  fit  four),  Lycurgue 
et  Solon,  Supplément  à  la  manière  d'écrire  l'histoire,  Kehl,  1784. 
Supplément  au  Contrat  social,  plusieurs  fois  réimprimé.  Discours 
en  vers  sur  l'abolition  de  la  servitude,  Paris,  1781,  etc.,  etc.  Celui  de 
ses  ouvrages  qui  paraît  avoir  eu  le  plus  de  succès,  est  son  Essai  sur 
le  progrès  des  arts  et  de  l'esprit  humain  sous  le  règne  de  Louis  XV. 
Aux  mânes  de  Louis  XV  et  des  grands  hommes  qui  ont  vécu 
sous  son  règne,  1776,  2  vol.  in-8°.  «  On  peut  définir  cette  produc- 
tion, disent  les  Mémoires  secrets  à  la  date  du  19  janvier  1777, 
une  table  des  matières  très  exact  et  fort  utile.  »  Cette  publication 
eut  le  don  d'exaspérer  Voltaire,  qui  toutefois  écrivit  à  Gudin 
pour  le  remercier.  On  lit  dans  une  lettre  à  d'Argental,  du  7  mars 
1777  :  «  La  génération  [des  gens  de  lettres]  s'affaiblit  beaucoup, 
quoique  en  dise  M.  Gudin.  Je  suis  plein  de  reconnaissance  pour  lui, 
mais  je  n'en  sens  pas  moins  mon  indignité.  Je  vous  avoue  que  je 
suis  encore  plus  indign.:  qu'il  ait  osé  mettre  ce  détestable  Emile  de 
Jean-Jacques  au-dessus  du  Télémaque.  Passe  encore  s'il  s'en  était 
tenu  à  cinq  ou  six  pages  du  Vicaire  savoyard  :  Je  ne  suis  pas  comme 
le  dieu  jaloux  qui  ne  veut  pas  qu'on  encense  d'autres  dieux,  mais  je 
ne  puis  souffrir  qu'on  soit  en  même  temps  à  Dieu  et  à  Belzébuth. 
L'ouvrage  sera  goûté,  il  fera  du  bruit,  mais  il  fera  du  mal,  car  il 
encouragera  les  talents  médiocres.  »  Le  défaut  de  l'ouvrage   était 


GUDIN  151 

Il  semble  que  ce  soit  à  l'une  de  ses  lectures,  faite  chez 
Madame  de  Miron,  sœur  de  Beaumarchais,  que  Gudin  dut 
de  connaître  ce  dernier.  Il  fit  entrer  son  frère  comme  caissier 
chez  son  nouvel  ami,  et  de  même  qu'on  avait  eu  Caron  de 
Beaumarchais,  et  Gudin  de  la  Brunellerie,on  eut  Gudin  de  la 
Ferlière.  Virgile  Josz  a  raconté  le  colletage  fameux  qui  se 
produisit  entre  Beaumarchais  et  le  duc  de  Chaulnes  (dans  la 
maison  qui  porte  aujourd'hui  le  numéro  26  de  la  rue  de 
Condé)(1),  au  sujet  de  cette  «  gaupe  »  de  Mlle  Ménard,  pour 
parler  avec  Grimm.  Gudin,  dans  cette  affaire,  n'aurait  pas  eu 
la  vaillante  attitude  qu'il  se  donna  depuis,  et  au  lieu  de  ter- 
rasser ce  colosse  qu'était  le  duc  de  Chaulnes,  ainsi  qu'il  s'en 
vante  dans  son  Histoire,  se  serait  allé  prudemment  terrer 
dans  un  coin.  Quoi  qu'il  en  soit,  Gudin  ne  manqua  jamais 
de  témoigner  le  zèle  le  plus  véritable  pour  son  ami.  «  La  can- 
deur et  la  sincérité  de  tous  ces  éloges,  dit  Meister  au  sujet 
de  son  Essai  sur  le  progrès  des  arts  et  de  l'esprit  humain, 
n'empêcheront  pas  que  M.  de  Beaumarchais  ne  soit  lui-même 
un  peu  étonné,  de  se  voir  représenter  comme  le  Brutus  ou 
le  Caton  de  la  France,  pour  avoir  disputé  à  la  dame  Goez- 
mann  quinze  louis  avec  plus  de  caractère,  d'esprit  et  de 
gaîté  qu'on  n'en  avait  encore  mis  dans  aucun  mémoire.  »  Il 
alla  même  en  faveur  de  Beaumarchais,  jusqu'à  braver  les 
foudres  du  Grand  Conseil,  ci-devant  métamorphosé  en  Parle- 
ment, en  publiant  sous  son  nom  dans  le  Courrier  de  V Europe 
une  épître  en  vers  où  on  lisait  ceci  : 

D'un  Sénat  avili  la  balance  vénale. 

une  adulation  excessive.  Voltaire  dit  dans  une  autre  lettre  à  d'Ar- 
gental  (7  avril  1777)  :  «  Ce  titre  un  peu  trop  fastueux  ne  promet-il 
pas  trop  ?  et  ne  peut  il  pas  se  faire  que  l'encens  qu'il  prodigue  à 
tout  le  monde  n'ait  plu  à  personne?  Cependant  le  style  en  est  noble 
et  ne  ressemble  point  au  style  insupportable  qui  règne  aujourd'hui. 
L'auteur  paraît  réunir  l'éloquence  à  la  philosophie  et  à  beaucoup  de 
connaissances.  » 

(1)  C'est  l'hôtel  qu'occupe  actuellement  le  Mercure  de  France. 


152  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

«  Après  avoir  donné  à  l'auteur  le  temsdc  se  rétracter,  dit 
Pidansat  (4  décembre  1778),  il  l'a  décrété  de  prise  de  corps 
et  a  fait  saisir  et  annoter  ses  meubles.  »  Gudin  dut  se  réfu~ 
gierau  Temple,  lieu  d'asile,  où  il  vécut  chez  une  aventurière 
quelque  peu  galante,  mais  pas  plus  que  bien  d'autres, 
Madame  dcGodeville,  née  Levassor  de  la  Touche,  sœur  du 
célèbre  amiral,  et  dont  Pidansat  fait  une  «  femme  perdue 
d'honneur  et  de  débauche  »  sur  ce  qu'elle  avait  été  mêlée  à 
des  négociations  contre  son  ami  Thévenau  de  Morande.  La 
retraite,  chez  cette  «  femme  fort  belle  et  de  beaucoup  d'es- 
prit »  paraît  d'ailleurs  n'avoir  pas  été  désagréable  à  Gudin. 
«  Elle  était  au  Temple  pour  ses  dettes,  et  nous  ne  cessions  pas 
de  rire  en  pensant  que  nous  logions  ensemble,  elle  par  décret 
du  Châtelet  et  moi  par  décret  du  Grand  Conseil.  Gela  nous 
parut  si  gai  que  le  lendemain  nous  l'écrivîmes  à  M.  deSartines, 
qu'elle  connaissait  beaucoup.  Nous  lui  envoyâmes  d'assez 
drôles  épigrammes  que  nous  faisions  ensemble  sur  nos 
affaires.  »  Ajoutons  que  quelques  jours  plus  tard  Beaumar- 
chais fut  chercher  son  ami,  le  retira  chez  lui,  et  que  Gudin, 
au  commencement  de  janvier  1779,  fut  compris  dans  une 
sorte  d'amnistie  accordée  à  l'occasion  des  couches  de  la 
Reine.  «  Mais  il  n'en  est  pas  plus  sage,  dit  Pidansat  (11  jan- 
vier 1779)  ;  il  répand  aujourd'hui  manuscrit,  il  est  vrai,  et 
sans  le  signer,  un  conte  intitulé  Madame  Her miche,  apologue 
bien  propre  à  lui  attirer  une  seconde  fois  l'animadversion  de 
cette  cour,  si  elle  pouvait  acquérir  les  preuves  certaines.  Le 
morceau  comme  littéraire,  n'est  point  mal  fait  ;  il  est  assez 
lestement  narré  et  très  malin.  » 

«  Était-il  bien  de  lui,  ce  morceau  «  très  malin  »  dit  à  ce 
propos  M.  Tourneux  qui  ne  l'a  pas  retrouvé  à  la  bibliothè- 
que de  l'Arsenal  où  les  papiers  de  Gudin  sont  conservés  sous 
la  cote  Ms.  français  n<»  6871-6881,  en  onze  volumes  compac- 
tes. Était-il  bien  de  lui,  répéterons-nous,  après  avoir  lu  les 
pages  grises  et  ternes  de  son  recueil  de  contes  en  vers, 
Graves  observations  sur  les  bonnes  mœurs,  faites  par  le  frère 
Paul  Hermite  de  Paris,  dans  le  cours  de  ses  pèlerinages,  à 


GUDIN  153 

l'Hermitage,  1779,  in-8°.  Ce  n'est  pas  que  les  vers  de  Gudin 
manquent  de  facilité  ni  même  d'agrément  et  l'on  comprend 
fort  bien  qu'avec  ses  peintures  licencieuses  et  la  mode 
aidant,  ce  livre  ait  obtenu  un  succès  suffisant  pour  que  son 
auteur  le  réimprimât.  Mais  sous  leur  apparence  badine,  ces 
contes  sont  le  fruit  d'une  imagination  glacée,  d'un  esprit 
solennel  qui  s'applique  péniblement  à  la  galanterie.  Le 
titre  sous  lequel  il  les  réimprima,  et  la  distribution  qu'il  leur 
donna,  fait  voir  la  gravité  avec  laquelle  il  travaillait  dans  le 
genre  leste  :  Histoires  ou  recherches  sur  Vorigine  des  con- 
tes, etc.  Paris,  messidor  an  XI,  2  vol.  in-8«.  Précédées  d'une 
étude  sur  l'origine  des  contes,  étude  fort  sommaire,  mais 
dont  Gudin  s'excuse  en  disant  qu'il  la  prépara  lors  de  son 
exil  pendant  et  après  la  Terreur,«  confiné  dans  un  très  petit 
hameau  où  il  avait  peu  de  livres  français  et  peu  d'étran- 
gers »,  accompagnées  d'exemples  abondants,  interprétés  ou 
transcrits,  soit  en  prose,  soit  en  vers,  les  productions  de 
Gudin  se  divisent  en  neuf  livres  :  I,  Contes  dans  les  mœurs 
de  l'ancienne  Grèce,  contes  anacréontiques  ;  II,  Contes  dans  les 
mœurs  des  anciens  Romains;  III  et  IV;  Contes  dans  les  mœurs 
de  nos  pères  ;  V,  Contes  dans  les  mœurs  des  trois  derniers 
règnes  ;  VI,  Contes  dans  les  mœurs  étrangères  ;  VII,  Contes 
dans  les  mœurs  de  la  Révolution  ;  VIII,  Contes  erotiques  ; 
IX,  Très  petits  contes.  Au  milieu  de  cette  confusion  se  trou- 
vent cependant  quelques  bonnes  pages,  dont  quelques  unes 
fort  sensuelles,  qui  assurent  au  conteur  une  place  dans  ce 
Recueil. 

Paul  Philippe  Gudin  de  la  Brunellerie  mourut  à  Paris  le 
26  février  1812,  «  correspondant  de  l'Institut  ainsi  que  de 
diverses  académies  provinciales.  » 


154  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 


LES  QUATRE  PIEDS 

Certain  plaisant,  pourvu  du  noble  emploi, 
Très  recherché,  d'être  le  fou  du  roi  ; 
Sous  ce  prétexte  ayant  droit  de  tout  faire, 

Chez  l'abbé  d'un  gros  monastère 

Entre  un  matin,  le  trouve  au  lit, 
Juge  qu'il  n'est  pas  seul,  ne  dit  rien,  et  sans  bruit 

Gagne  le  bout  de  la  couchette, 

Ecarte  d'une  main  adrette 
Les  deux  draps,  et  saisit  un  pied.  —  «  0  moine  1  à  qui 

Ce  pied?  »  —  «  A  moi.  »  —  «  Fort  bien   Et  celui-ci?  » 
«  A  moi.  »  —  «  Bon;  mais  cet  autre  ?»  —  «  A  moi  sans  doute  aussi .  » 
— «  Et  celui-là?  »  —  «  De  même.  »  —  «  A  vous?  »     «  Eh  oui!» 
—  «  Pardieu  j'en  suis  bien  aise;  or  pour  vous  mieux  ébattre, 
Etalon  du  couvent,  vous  en  avez  donc  quatre?  » 


LA  PRÉPARATION  AU  SACREMENT  DE  PÉNITENCE 


Avec  son  Directeur  ayant  un  rendez-vous, 

La  dévote  Mélèse  éloigna  son  époux 

Et  prit  un  chapelet  pour  aller  à  confesse. 

Un  jeune  président,  d'elle  fort  amoureux, 
Arrive  en  ce  moment,  lui  parle  de  ses  feux, 
Se  jette  à  ses  genoux,  et  vivement  la  presse, 
L'esprit  plein  du  devoir  qu'elle  est  prête  à  rempli 

Et  voulant  le  faire  finir, 
Elle  allègue  les  lois  qu'il  viole,  dit-elle. 
—  «  Je  ne  connais  de  loi  que  la  loi  naturelle, 


GUDIN  155 

Lui  répart-il  ;  l'Amour  est  mon  législateur. 
Mon  droit  . . .  vous  le  voyez,  est  puisé  dans  mon  cœur. 
Mon  code  est  l'Art  d'aimer  :  c'est  le  vôtre  sans  doute.  » 
Malgré  tous  ces  propos  si  tendres,  si  pressans, 
Qu'avec  quelque  plaisir  cependant  elle  écoute, 

Elle  lui  résiste  longtemps. 
Mais  venant  à  penser  que  dans  peu  de  moment 
Des  péchés  qu'elle  a  faits  elle  doit  être  absoute  ; 
Qu'un  de  plus  ou  de  moins  ne  fait  pas  un  grand  tort  ; 

Et  que,  fut-il  même  un  peu  fort, 
Il  ne  pèserait  pas  beaucoup  dans  la  balance  ; 
Elle  se  détermine,  et  de  sa  résistance 
Adoucit  par  degrés  le  vigoureux  effort. 
Bientôt  du  Président  l'éloquence  fleurie 
Ecarte  la  chicane,  obtient  un  plein  succès, 

Et  lui  fait  gagner  son  procès. 
La  dévote  en  appelle,  et  le  prend  à  partie, 
Le  nomme  juge  inique,  enfin  le  congédie  ; 
Reprend  ses  gants,  sa  croix,  sa  coiffe,  son  mouchoir  ; 
De  ses  sens  agités  pour  calmer  le  tumulte, 

Tout  à  la  fois  elle  consulte, 

Sa  conscience  et  son  miroir. 

Contente  de  son  cœur,  de  sa  simple  parure, 
Elle  appelle  ses  gens,  demande  sa  voiture, 
Veut  partir,  et  déjà  croit  gagner  l'escalier. 

On  annonce  un  jeune  officier. 
On  se  retire,  avec  elle  on  le  laisse. 

—  «  Je  ne  veux  pas  vous  voir,  car  je  vais  à  confesse,  » 
Dit-elle.  —  «  Bon  :  parlez,  me  voilà  prêt.  »  —  «  Comment  ?  » 

—  tJevousabsous.»-  «De  quoi?»  —Mais  du  péché  charmant 
Que  vous  allez  commettre  avec  moi  dans  l'instant.  » 

— «  Vous  vous  moquez.»  —«Non  pas.»)—  «Cessez.»— «Pour  q  ne  je  cesse 
Il  faut  que  je  commence,  aimable  pécheresse...  » 

—  «  J'ai  jeûné  ce  matin,  je  suis  d'une  faiblesse ...   » 

—  t  Tant  mieux  ;  moi  je  suis  fort.  »  —  «  C'est  un  péché  de  plus.  » 


156  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

—  «  Tant  mieux  :  vous  n'allez  pas  vous  confesser,  je  pense, 

Pour  vous  vanter  de  vos  vertus. 

Aller  chercher  une  indulgence 
Sans  qu'on  la  méritât,  serait  un  grand  abus. 
Je  ne  souffrirai  point  que  jeune,  vive,  aimable, 
De  cet  abus  criant  vous  vous  rendiez  coupable.  » 

—  «  Ah  !  que  vous  êtes  importun  !  » 
Dit-elle  en  lui  cédant.  Mais  en  proie  au  scrupule, 
Et  pensant  aux  péchés,  hélas  I  qu'elle  accumule  ; 

—  «  Encore  un,  disait-elle,  encore  un...  encore  un...» 
Son  amant,  à  ces  mots,  croit  qu'elle  l'encourage, 

Et  d'encore  en  encore,  il  fait  beaucoup  d'ouvrage. 
Mais,  malgré  tant  d'ardeur,  cependant  il  finit. 
La  dévote  aussitôt  se  relève,  rougit  ; 

Se  scandalise  de  la  joie 
Qu'éprouve  son  vainqueur  ;  le  gronde,  le  renvoie 
En  disant  que  jamais  elle  ne  veut  le  voir, 
Puis  se  remet  a  son  miroir 
Pour  effacer  jusqu'à  la  moindre  trace 

Du  trouble  qu'elle  vient  d'avoir. 

Bientôt  elle  voit  dans  sa  glace 
Briller  une  croix  d'or,  qui,  sous  un  teint  fleuri  ; 
Se  haussant,  s'abaissant  sur  un  sein  rebondi, 
Annonce  des  vertus  la  présence  efficace. 

—  «  C'est  mon  Evêque.  Ah  ciel  !  Ah  Monseigneur  I 
Je  partais  pour  aller  trouver  mon  Directeur.  » 

—  «  Eh  bien  !  ma  chère  enfant,  si  je  tenais  sa  place  ?  » 

—  «  Mes  péchés  devant  vous  ne  sauraient  trouver  grâce.  » 

—  «  En  faites-vous  quelqu'un  qui  ne  parte  du  cœur? 
Ou  sont-ils  si  nombreux  qu'un  sage  et  bon  pasteur 
Ne  puisse  ramener  son  ouaille  égarée  ?  » 

—  «  Si  vous  saviez  combien  I  »  —  «  Il  est  remède  à  tout, 

Et  vous  êtes  trop  timorée. 
Si  le  plus  grand  pécheur  ne  pouvait  être  absout, 
La  foule  des  élus  serait  moins  honorée, 


GUDIN  157 

Oui,  de  quelque  douleur  que  le  corps  soit  atteint, 
Frottez-le  doucement  aux  reliques  d'ua  saint, 
Il  guérit  aussitôt  ;  la  chose  est  avérée. 

Fiez-vous  donc  à  mon  conseil. 
Si  cette  bouche  fraîche,  au  coloris  vermeil, 
Par  un  peu  de  malice  en  secret  inspirée, 
A  menti  quelquefois,  ou  raillé  son  prochain, 
Appliquez-la  bien  vite  à  la  bouche  sacrée 
D'un  prélat  véridique,  à  pardonner  enclin. 
De  mauvais  sentiments  troublent-ils  votre  sein  ? 
Confiez  sa  rondeur  à  ma  pieuse  main. 
Si  vous  avez  forfait  à  la  foi  conjugale, 
Voilà,  pour  vous  guérir,  ma  crosse  épiscopale. 
Daignez  vous  en  servir,  et,  par  l'attrition, 

Banisscz  la  tentation. 
Je  vous  seconderai.  »  —  La  Dévote  surprise 
Croit  devoir  obéir  aux  ordres  de  l'église  ; 

Se  soumet  à  tout  humblement. 
Du  bâton  pastoral  use  très-amplement, 
Et  fait  au  saint  Prélat,  qu'un  même  zèle  embrase, 

Partager  la  plus  douce  extase. 
L'évêque  lui  trouvant  dans  sa  dévotion 

Tant  de  ferveur  et  d'onction, 
Lui  dit  :  —  *  Ne  craignez  rien  ;  que  votre  àme  épurée, 
Des  trésors  de  la  grâce  à  bon  droit  enivrée, 
Suive  tous  les  devoirs  de  la  religion  : 
Ne  manquez  pas  la  messe  ;  assistez  au  sermon. 
Soyez  à  mes  conseils  docilement  livrée  ; 
Allez  vous  confesser  ;  mais  ne  me  nommez  pas.  » 
—  «  Oui,  Monseigneur,  dit-elle,  oui,  j'y  vais  de  ce  pas  ; 
Pour  la  confession  je  suis  bien  préparée.  » 


158  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 


AVANTAGE  DE  LA  CONFESSION 

Une  beauté  qui  pour  sainte  passait, 

A  certain  carme  un  jour  se  confessait, 

Et  s'accusait  d'avoir  fait  adultère, 

La  veille,  au  soir,  avec  un  cordelier. 

—  «  C'est  un  péché  bien  dur  à  délier, 

Repart  le  moine  avec  un  ton  sévère. 

Pour  pénitence,  allez,  il  faut  le  faire 

Avec  un  carme.  »  —  «  Hélas  î  dit  d'un  ton  doux 

Notre  dévote,  en  baissant  sa  paupière, 

Je  m'en  doutais  ;  et  pour  cela,  mon  père, 

Je  suis  venue,  et  je  m'adresse  à  vous.  » 


(Histoire  et  recherches  sur  l'origine  des 
Contes,  etc.,  Paris,  Messidor,  an  XI, 
tome  II). 


Baudoin  ,   LES  SOINS  TARDIFS 


AUGUSTIN  DE  PUS 


«  L'insolence  de  M.  de  Piis,  dit  Pidansat  le  23  décembre 
1781,  devenant  intolérable,  ainsi  qu'on  l'a  vu  dans  ses  répon- 
ses à  la  Comédie  Italienne  (1)  donne  lieu  de  rechercher  quel 
il  est. 

Ceux  qui  l'ont  suivi  l'ont  connu  élève  de  M.  Vasse  qui 
tenoit  une  petite  société  littéraire,  où  il  formoit  les  jeunes 
poètes  sans  asile  et  sans  fortune.  M  de  Piis  portoit  alors  le 
nom  d'Auguste,  y  venoit,  dans  un  accoutrement  misérable, 
lire  ses  productions  et  recevoir  les  conseils  de  ce  Mécène.  Il 
passoit  pour  un  enfant  de  l'amour,  déposé,  dès  sa  naissance, 
chez  un  M.  Le  Bel,  faubourg  Saint-Marceau  ;  et  voici  ce 
qu'on  raconte. 

Avec  l'enfant,  s'étoit  trouvé  un  rouleau  de  50  louis,  joint  à 


(1)  Mémoires  secrets,  17  décembre  1780  :  «  La  foule  de  pièces  de 
toute  espèce  présentée  aux  comédiens  italiens  a  déterminé  les  gen- 
tilshommes de  la  Chambre  de  faire  un  règlement  suivant  lequel 
l'auteur  doit  d'abord  soumettre  son  ouvrage  à  un  Comité,  qui  décide 
s'il  est  digne  d'être  lu  à  la  troupe.  En  conséquence  MM.  Auguste  de 
Piis  et  Barré  ayant  demandé  jour  pour  la  lecture  d'un  nouvel  opéra- 
comique  de  leur  façon  intitulé  le  Gâteau  des  Rois,  on  leur  a  fait  part 
de  l'arrangement.  M.  Piis  s'en  est  scandalisé  et  a  répondu  que  c'étoit 
déjà  trop  pour  eux  de  lire  une  fois  et  qu'après  les  succès  multipliés 
qu'ils  avoient,  leurs  ouvrages  dévoient  être  reçus  d'emblée.  Les 
comédiens  ont  demande  du  tems  pour  se  consulter  et  prendre  les 
ordres  de  leurs  supérieurs  et  ont  fini  par  écrire  à  ces  messieurs  une 
lettre  fort  honnête,  où  ils  leur  disoient  qu'ils  ne  pouvoient  se  dépar- 


160  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

une  lettre  où  l'on  prioit  M.  Le  Bel  d'en  prendre  soin  et  de 
lui  donner  le  nom  d'Auguste. On  lui  promettoit  de  lui  envoyer 
chaque  année  pareille  somme.  Quoique  cet  instituteur  n'eût 
reçu  depuis  aucun  argent,  il  l'avoit  gardé  chez  lui  et  élevé. 
Ce  n'a  été  que  longtems  après  qu'on  lui  a  tenu  compte  de  ses 
déboursés  et  qu'on  lui  a  appris  que  cet  enfant  étoit  fils  d'un 
M.  de  Piis,  clandestinement  marié  ;  en  sorte,  qu'on  ne  peut 
assurer  s'il  sera  habile  à  succéder.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est 
alors  que  M.  Auguste  a  pris  le  nom  de  son  père,  et  a  fait  con- 
naissance avec  son  grand-père,  le  Baron  de  Piis,  encore  exis- 
tant à  Bordeaux.  Il  se  trouve  en  effet  d'une  famille  distin- 
guée en  Provence  ;  il  en  a  été  reconnu  à  un  certain  point,  a 
arboré  le  plumet,  et  a  porté  ses  prétentions  très  haut  ;  on 
cite,  dans  une  de  ses  pièces,  des  vers  qui  ont  fort  intrigué 
ceux  qui  n'étoient  pas  instruits  de  la  métamorphose  ;  en 
s'apostrophant  lui-même,  il  s'écrie  : 

Attends  tout  des  dieux  de  la  terre, 

Ils  finiront  par  t'honorer 

D'un  titre  auquel  ton  cœur  aspire . . . 

On  ne  savoit  ce  que  signifioit  cette  nouvelle  prétention  de 
M.  de  Piis.  On  se  demandoit  s'il  voulait  être  Comte  ou  Mar- 


tir  en  leur  faveur  d'un  règlement  général,  établi  pour  tous  les 
auteurs  sans  exception  et  auquel  venoit  de  se  soumettre  tout  récem- 
ment M.  Marmontel  au  sujet  de  son  Dormeur  éveillé. 

M.  de  Piis  a  répondu  en  son  nom  et  en  celui  de  son  confrère  une 
lettre  fort  impudente,  dont  la  substance  est  qu'ils  dévoient  être 
dans  une  classe  à  part,  comme  les  restaurateurs  du  Vaudeville, 
comme  les  pères  nourriciers  de  leur  théâtre  qui  seroit  tombé 
sans  eux  ;  que  l'exemple  de  M.  Marmontel  ne  pou  voit  être  une 
règle  à  leur  égard  ;  qu'ils  n'en  faisoient  pas  assez  de  cas  pour  se 
modeler  sur  lui . 

La  Cour,  désirant  voir  jouer  le  Gâteau  des  Rois,  a  exigé  des  comé- 
diens qu'ils  le  reçussent  et  l'apprissent. 


AUGUSTIN    DE   PUS  161 

quis.  On  a  su  enfin  qu'il  aspiroit  seulement  à  être  Commis- 
saire de  guerres  par  commission,  comme  une  récompense 
de  la  Cour,  pour  l'avoir  amusée  et  fait  rire,  ce  qui  n'est  pas, 
en  effet,  un  petit  mérite.  » 

Pure  calomnie  que  tout  cela,  ainsi  qu'on  doit  s'y  attendre 
de  la  part  du  sieur  Pidansat.  Antoinc-Pierre-Augustin  de 
Piis,  qui  appartenait  à  une  famille,  non  de  Provence,  mais 
de  Guyenne,  naquit  à  Paris  le  17  septembre  1755,  d'un  che- 
valier de  Saint-Louis,  major  du  Cap  Français.  Une  partie  de 
sa  jeunesse  passée  à  Saintes,  il  vint  achever  ses  études  à 
Paris,  aux  collèges  d'Harcourt  et  Louis-le-Grand,  et  sur  les 
conseils  de  l'abbé  de  Lattaignant,  de  Sainte-Foix  et  de  l'abbé 
de  Bernis,  neveu  du  cardinal,  décida  de  se  consacrer  à  la 
poésie  légère.  S'étant  lié  avec  Barré,  greffier  au  Châtelet,  (ce 
qui  fit  dire  que  dans  ses  pièces  il  y  avait  beaucoup  à  barrer) 
il  composa  toutes  sortes  de  pièces  comiques,  vaudevilles  et 
opéra-comiques,  qui  obtinrent  les  plus  vifs  succès. 

Dès  le  31  mai  1780,  (Piis  avait  alors  vingt-cinq  ans  à  peine) 
on  lit  dans  les  Mémoires  secrets  :  «  Les  Italiens  ont  encore 
donné  une  nouveauté  ayant  pour  titre  Cassandre  oculiste. 
Cette  bagatelle  de  M.  Auguste  a  eu  plus  de  succès  qu'on 
aurait  cru.  »  La  vogue  de  ces  pièces  paraît  avoir  été  due  aux 
couplets  et  ariettes,  alors  tombés  en  désuétude,  que  Piis  et 
Barré  eurent  la  hardiesse  de  ressusciter. 

En  voici  un  exemple,  dans  la  note«  sensible  et  gracieuse  », 
comme  on  disait  alors.  Ce  sont  des  couplets  tirés  du  Bonnet 
magique, «  lequel  n'eut  pas  de  succès,  mais  qui  méritent  d'être 
conservés  », assurent  les  Mémoires  du  11  janvier  1781  : 


Lise  à  douze  ans  demanda  ses  étrennes, 

Et  sa  maman  lui  donna  des  rubans 

C'étoit  bien  peu  ;  mais  chaque  âge  a  les  siennes, 

C'étoit  bien  peu  ;  mais  Lise  avoit  douze  ans. 


11 


U)'J  CONTES  ET   CONTEURS  GAILLARDS 

Lise  à  treize  ans  demanda  ses  étrennes, 
On  lui  donna  des  almanachs  charmans. 
Du  Dieu  d'amour  elle  y  vit  les  fredaines  ; 
Elle  en  sourit  car  Lise  avoit  treize  ans. 

A  quatorze  ans  Lise  pour  ses  étrennes 
Choisit  Colin  la  perle  des  amans. 
Mais  la  maman  se  moquoit  de  ses  peines 
En  lui  disant  tu  n'as  que  quatorze  ans. 

Lise  à  quinze  ans  ne  reçut  point  d'étrennes 
Mais  l'amour  vint  apaiser  ses  tourmens  ; 
Il  était  tems  qu'elle  donnât  les  siennes 
Et  son  époux  eut  un  cœur  de  quinze  ans. 

Cela  se  chante, en  effet  ;  et  Ton  ne  s'étonne  point  que  M. 
le  comte  d'Artois,  ce  «  faraud  des  boulevards  »  comme  l'ap- 
pelait Conti,  ait  fait  représenter  devant  la  Cour  à  Choisy, 
après  avoir  choisi  Piis  pour  son  secrétaire  interprète,  plu- 
sieurs pièces  de  Piis  et  Barré,  et  partnielles  Les  deux  porteurs 
de  chaises,  comédie  en  un  acte  (1781)  et  Les  quatre  coins, 
opéra-comique  en  un  acte  (1783). 

Soit  que  ses  succès  aient  valu  à  Piis  bon  nombre  d'en- 
vieux, soit  qu'ils  l'aient  rendu,  comme  c'est  l'ordinaire, 
arrogant  d'autant  qu'il  avait  été  plus  humble  au  début,  peu 
d'hommes  ont  été  plus  moqués,  et  même  calomniés  que 
l'écuyer  de  M.  le  comte  d'Artois.  On  a  pu  se  faire,  d'après 
Pidansat,  une  idée  de  la  calomnie  comme  de  l'arrogance. 
Celle-ci  était  d'autant  plus  maladroite  que  nul  ne  peut 
escompter  le  succès  au  théâtre.  Ce  Gâteau  des  Rois  qu'il  fit 
imposer  par  la  Cour  avec  tant  de  superbe,  s'enfourna,  si 
j'ose  dire,  de  manière  lamentable.  Tombée  à  plat  le  12  jan- 
vier 1782,  la  pièce  fut  représentée  à  nouveau,  après  correc- 
tion, le  28  janvier  mais  sans  plus  de  succès.  Dans  la  salle, 
une  cabale  faisait  entendre  que  les  autres  pièces  de  Piis  et 
Barré  n'étaient  pas  d'eux.  Un  musicien  de  l'orchestre  s'écria 


AUGUSTIN   DE  PUS  163 

même  à  ce   propos   qu'elles   étaient   d'un   savetier.   L'épi- 
gramme  suivante  courut  le  lendemain  tout  Paris  : 

Pour  ton  gâteau  fait  à  la  hâte, 

Te  voilà,  cher  Piis,  rudement  rembarré, 

Quoi  diable  aussi  fais-tu  de  ton  monsieur  Barré, 

Car  entre  nous,  c'est  un  vrai  gâte-pâte. 

On  connaît  le  mot  de  Guichard,  qui  s'inspire  des  saintes 
Ecritures:  Auge  Piis  ingenium.  Le  chevalier  de  Chastellux 
en  fit  un  autre  tiré  des  Géorgiques: 

Di  meliora  Piis,  erroremque  hostibus  illum  ! 

Le  vaudevilliste,  il  faut  le  dire,  ne  manquait  pas  à  riposter 
dans  ses  couplets.  Mais  ayant  persifflé  Geoffroy,  demandant 
si  c'était  Geoffroy  l'Asnier  ou  Geoffroy  l'Agénois  (1)  il  s'at- 
tira cette  réplique  : 

Oui,  Piis,  je  suis  Geoffroy  l'Asnier  sans  doute, 
Car  à  grands  coups  de  fouet  je  chasse  devant  moi 
Tous  les  ânes  brayans  et  têtus  comme  toi 
Que  je  rencontre  sur  ma  route. 

Et  ce  qui  l'acheva,  fut  un  malencontreux  poème  en  quatre 
chants  sur  Y  Harmonie  imitative  de  la  langue  française,  publié 
en  1786  où  on  lisait  des  vers  comme  ceux-ci  : 

A  décider  son  ton  pour  peu  que  le  D  tarde, 
Il  faut  contre  les  dents  que  la  langue  le  darde, 
Et  déjà  de  son  droit  usant  dans  le  discours, 
Le  dos  tendu  sans  cesse  il  décrit  cent  détours... 
L'I  droit  comme  un  piquet  établit  son  empire... 
Le  K  partant  jadis  pour  les  Kalcndes  grecques, 
Laisse  le  Q,  le  C  pour  servir  d'hypothèques... 
Le  Q  trainant  sa  queue  et  querellant  tout  bas 
Vient  s'attaquer  à  l'U  qu'à  chaque  instant  il  choque, 
Et  sur  le  ton  du  K  calque  son  ton  baroque  etc. 

(1)  Noms  de  deux  rues  de  Paris. 


164  CONTES  ET   CONTEURS  GAILLARDS 

Ce  Q  traînant  sa  queue  et  querellant  tout  bas  fit  dire  à 
Rivarol,  dans  son  Petit  Almanachdes  grands  hommes  :  *  M.  de 
Piis  est  le  premier  poète  qui  ait  songé  à  donner  un  état  fixe 
aux  vingt-quatre  lettres  de  l'alphabet.  »  La  verve  de  Rivarol 
est  d'ailleurs  intarissable  sur  le  compte  de  Piis.  «  La  ma- 
nière de  M.  Raté  est  tellement  à  lui, dit-il,  qu'on  nomme  ses 
couplets  les  Ratés  comme  on  nomme  les  Augustins  les  cou- 
plets de  M.  Auguste  de  Piis  ».  Et  il  termine  le  Petit  Aima 
nach  par  cette  note  :  «  Les  lettres  X.  Y.  Z.  se  trouvent  frap- 
pées de  stérilité.  Il  n'y  a  que  M.  de  Piis  qui  ait  pu  faire 
quelque  chose  pour  elles  dans  son  Poème  de  l'Harmonie  ; 
c'est  là  qu'ils  ont  un  rang  ou  une  existence  : 

Renouvelé  du  S  l'X,  excitant  la  rixe, 
Laisse  derrière  lui  l'Y  grec,  jugé  prolixe, 
Et  mis,  malgré  son  zèle  au  même  numéro, 
Le  Z,  usé  par  l'S,  est  réduit  à  zéro.  »  (1) 

Tour  à  tour  auteur  dramatique,  directeur  de  scène,  fon- 
dateur de  théâtre,  Piis  entra  dans  la  farce  révolutionnaire, 
et  obtint  par  là  des  compensations  à  la  perte  de  ses  privi- 
lèges et  emplois.  D'abord  agent  de  la  commune  de  Chene- 
vière-sur-Marne,  puis  commissaire  directorial  du  canton  de 
Sucy  et  du  1er  arrondissement  de  Paris,  il  devint,  au  lende- 
main du  18  brumaire,  l'un  des  cinq  administrateurs  du 
Bureau  central  «  qui  avait  remplacé  depuis  quatre  ans  la 
municipalité  de  Paris  »  et  fut  nommé  secrétaire  général  de 
la  Préfecture  de  Police,  fonction  qu'il  occupa  du  14  mars 
1800  au  17  mai  1814.  Le  retour  des  Bourbons  l'obligea  un 
moment  de  résigner  son  emploi  mais  ses  connaissances 
administratives  autant  que  de  puissantes  relations  le  firent 
installer  dans  la  place  d'archiviste  de  la  police.  Rien,  de  la 
sorte,  ne  lui  parut  changé  dans  l'état  politique.  Féal  sujet  et 

(1)  On  lit  encore  dans  les  Rioaroliana  :  «  Du  chevalier  de  P..., 
d'une  malpropreté  remarquable  :  il  fait  tache  dans  la  boue.  » 


AUGUSTIN    DE  PUS  165 

serviteur  auprès  de  M.  le  comte  d'Artois,  sans  culotte  avec 
les  jacobins  —  ce  qui  lui  fut  aisé  d'autant  que  sa  tenue  avait 
toujours  été  fort  négligée  —  bonapartiste  avec  le  Héros,  légi- 
timiste enfin  sous  le  podagre  de  Gand,  il  n'eut  jamais  besoin 
de  renouveler  ses  convictions,  n'en  ayant  jamais  eu,  et,  bon 
comédien,  sut  de  tout  temps,  accorder  ses  façons  au  ton  du 
jour.  Aussi,  à  aucun  moment,  sa  belle  humeur  de  membre 
du  Caveau  ne  le  quitta-t-elle.  Et  c'est  en  chansonnant  et  con- 
tant qu'il  rendit  son  âme  au  Dieu  des  bonnes  gens,  le  22  mai 
1832. 

On  a  de  Piis  une  foule  d'ouvrages  dont  les  titres  allonge- 
raient sans  profit  cette  notice  déjà  trop  longue.  Rappelons 
ici,  simplement,  un  volume  de  poésies  et  de  contes  en  vers, 
Les  Augusiins,  publié  à  Londres  sans  date  en  2  vol.  in-18  et 
réimprimé  par  Cazin  en  1781  sans  nom  d'auteur  sous  le  titre  : 
Recueil  de  poésies  fugitives  et  contes  nouveaux,  en  deux  parties. 
Alertes  et  spirituelles,  les  historiettes  qu'il  renferme  l'em- 
portent selon  nous  par  leur  concision  et  leur  réelle  poésie 
sur  la  banalité  du  genre,  et  elles  valent  que  la  célébrité  du 
chansonnier  ne  fasse  pas  oublier  les  talents  du  conteur. 


A  DEUX  DE  JEU 

—  «  Combien  ce  ruban-là,  parlez,  ma  belle  Dame  ?  » 

—  «  Cent  sols,  mon  bon  Monsieur,  je  n'en  rabattrai  rien, 
Car  il  me  coûte  à  moi  quatre  francs,  sur  mon  âme, 

Comme  il  est  vrai  que  vous  êtes  chrétien 
Et  que  je  suis  honnête  femme.  » 

—  «  En  ce  cas-là  ce  n'est  pas  fort  certain, 

Car  voyez-vous,  je  suis  athée.  » 
Lors  la  Marchande  un  peu  déconcertée  : 
—  «  Parguienne  et  moi  ne  suis-je  pas  catin?  » 


166 


CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 


La  balançoire 

Il  n'est  pas  de  jeux  innocens, 

Fût-ce  même  au  village. 
Dès  qu'on  badine  avec  les  sens 

La  vertu  déménage. 
J'en  ai  pour  preuve  en  ce  moment 

L'histoire  de  Rosine 
Qui  se  balançoit  fréquemment 

Dans  la  foret  voisine. 
Colas  un  jour  s'étoit  niché 

Tout  au  haut  d'un  des  chênes 
Ou  Rosine  avoit  attaché 

Ses  vagabondes  chaînes. 
Et  là  mon  drôle  entrevoyoit 

Certaines  grâces  nues 
Qu'en  s'élevant  elle  croyait 

Ne  dévoiler  qu'aux  nues 
«  Amour,  dit-il  alors  tout  bas, 

J'ai  besoin  de  ton  aide  : 
Du  mal  que  me  fait  tant  d'appas 

Donne-moi  le  remède. 
Pour  lorgner  tout,  de  mes  deux  yeux 

En  vain  je  faia  usage 
J'en  vois  trop  peu  pour  être  heureux 

Et  trop  pour  rester  sage.  » 
Colas  dit,  et  l'amour  malin 

Rompant  la  balançoire 
Rosine  en  tombant  montre  en  plein 

Et  i'ébène  et  l'y  voire. 
Du  chêne,  ardent  comme  un  brasier 

Colas  se  précipite 
Et  met  ses  doigts  sur  un  rosier 

Dont  la  fraîcheur  l'irrite  ; 
N'y  mit-il  que  les  doigts  ?  holà  ! 


AUGUSTIN   DE   PUS 

Il  faut  de  la  décence. 
Rosine  depuis  ce  jour-là 

Jamais  ne  se  balance, 
Et  quand  les  filles,  de  ce  jeu 

Lui  rappellent  les  charmes, 
Rosine  leur  dit  avec  feu 

Mais  non  sans  quelques  larmes 
—  «  Ne  croyez  pas  qu'à  la  santé 

Ce  jeu  puisse  être  utile. 
Car  plus  le  corps  est  agité, 

Moins  le  cœur  est  tranquille  ; 
L'honneur  alors  est  en  suspens 

Et  si  la  corde  casse 
Ce  n'est  jamais  qu'à  nos  dépens 

Que  l'amour  nous  ramasse.  » 


167 


LA  MAUVAISE  DEVINERESSE 

Suzon,  jeune  et  fraîche  ribaude, 

Avec  six  gars,  tous  six  fort  innocens, 

Voulut  un  soir,  jouant  à  la  main  chaude, 

Leur  faire  entrer  de  l'esprit  par  les  sens. 

La  voilà  qui  se  penche  en  court  jupon  d'indienne, 

Main  droite  sur  le  dos  pour  recevoir  les  coups. 

Main  blanche  à  cette  place  eut  invité  la  mienne, 

A  la  donner  moins  dessus  que  dessous. 
Le  plus  nigaud  des  six,  dit  aux  autres  :  —  «  J'opine 

A  ce  qu'ici  la  baisions  tous, 

Jusques  à  tant  qu'elle  devine, 

Qui  l'aura  frappée  entre  nous.  » 
Suzon  en  rit  sous  cape,  on  la  claque,  on  la  baise, 

«  Je  ne  veux  plus  jouer  à  tel  jeu  désormais, 
Dit-elle  en  soupirant,  moins  de  douleur  que  d'aise; 

Je  ne  devinerois  jamais.  » 


168  CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 


LE  CERTITUDE  FACHEUSE 

Un  Perruquier,  trop  certain  que  sa  femme 

Venoit  hélas  !  de  le  faire  cornard, 
La  larme  ù  l'œil,  lui  dit  :  —  «  Eh  bien,  madame. 
Que  pensez-vous  du  compère  Naccard, 
Depuis  longtemps  sans  doute  il  vous  reluque. 

—  «  Vraiment,  répond  la  barbière  aussitôt, 

Vous  avez  cru  le  voir  là-haut, 
Et  ce  n'était  que  sa  perruque  ; 
Notre  garçon,  sans  nul  dessein, 
Prés  des  vitres  l'aura  pendue  ; 
Et  vous  m'injuriez  soudain, 
Pour  l'avoir  d'en  bas  apperçue  ?  » 

—  «Morbleu,  dit  le  Barbier,  point  de  raisonnemcns, 

J'ai  regardé  par  la  serrure  ; 
Que  ce  fut  sa  perruque  ou  non,  je  vous  assure, 
Que  sa  tête  étoit  bien  dedans.  » 


LE  MAUVAIS  IMPRIMEUR 

Nicodeme,  fils  d'Imprimeur, 

Et  Suzon,  fille  de  Libraire, 

S'éprirent  d'une  folle  ardeur, 

Sans  pourtant  songer  à  mal  faire. 

Amour  fit  un  jour  au  duo, 
Essayer  du  baiser  la  volupté  suprême, 
Si  que  la  passion  du  pauvre  Nicodeme, 
D'in-seize  qu'elle  était  devint  in-folio. 

Leurs  quatre  lèvres  toutes  neuves 
Du  premier  choc  trouvèrent  le  plaisir  ; 
Tant  est  vrai  qu'on  fait  bien  quand  on  cède  au  désir  î 


AUGUSTIN    DE   PUS  169 

Tant  est  vrai  qu'en  baisant  n'est  pas  besoin  d'épreuves  ï 
Or  Nicodème  aussitôt  s'en  alla  : 
—  <(  Ah  I  dit  la  fille  du  Libraire, 
Le  sot  imprimeur  que  voilà  ! 
Peut-il  attraper  la  manière 
D'un  baiser  comme  celui-là, 
Et  n'en  tirer  qu'un  exemplaire  !  » 

(Recueil  des  Poésies  fugitives  et  Contes  Nouveaux, 
Londres,  1781.) 


THËIS 


Donner  à  présent  un  ouvrage 

Wst  un  pas  des  plus  délicats  : 

Hout  effraye  et  rien  n'encourage  ; 

ffieureux  qui  n'écrit  point  et  n'imprime  pas  ! 

étrange  alternative  I  et  comment  faut-il  faire  ? 

~1  faut  s'envelopper  des  ombres  du  mystère  : 

c/3i  mon  livre  déplaît,  mon  nom  n'est  point  au  bas. 

Voilà  comme  a  signé  M.  le  baron  Marie-Alexandre  de 
ïhéis,  un  plaisant  recueil  publié  en  1773  sous  le  titre  :  Le 
Singe  de  La  Fontaine,  contes  et  nouvelles  en  vers,  suivies  de 
quelques  poésies,  à  Florence,  aux  dépens  des  héritiers  de 
Bocace  (sic),  à  la  Reine  de  Navarre,  2  volumes  in-8«(l).  C'est 
que  M.  le  baron  de  Théis,  ne  se  piquant  point  d'être  homme 
de  lettres,  n'avait  pas  même  la  vanité  commune  aux  ama- 
teurs. Il  faut  voir,  dans  sa  préface  en  vers,  comme  il  s'ex- 
cuse encore  de  présenter  son  livre  au  lecteur.  Il  le  donne 
comme  un  manuscrit  trouvé,  et  dont  il  n'est  que  le  publiciste  : 

J'ai  pris  le  manuscrit,  j'ai  connu,  j'ai  vendu. 
Proiitez  du  larcin,  ô  lecteur  bénévole. 
Sifflez-le,  ou  de  près,  ou  de  loin, 
Effeuillez,  déchirez,  brûlez  même  au  besoin 
Je  suis  vêtu,  je  me  console. 

(1)  La  Bibliotèque  Nationale  conserve  un  exemplaire  de  cet  ou- 
vrage sous  les  cotes  Y  8210  et  8211. 


THÉIS  171 

De  fait,  la  plupart  des  Contes  de  Théis,  s'ils  ne  sont  pas 
trouvés  comme  il  dit,  sont  du  moins  empruntés  franche- 
ment à  Boccace  et  à  la  Reine  de  Navarre,  ainsi  que  l'étaient 
déjà  la  plupart  de  ceux  de  La  Fontaine,  d'où  ce  titre  de  Singe 
de  La  Fontaine.  Mais  au  milieu  de  ces  imitations  qui,  tout 
réussies  qu'elles  soient,  n'en  sentent  pas  moins  l'exercice, 
l'auteur  a  pris  soin  d'insérer  quelques  contes  originaux 
d'un  ton  léger,  d'un  langage  savoureux  et  d'une  invention 
ingénieuse,  contes  qui  lui  méritent  une  place  dans  ce  recueil. 

Avant  que  de  publier  le  Singe  de  La  Fontaine,  Théis  avait 
composé  deux  comédies,  Le  Tripot  comique  ou  la  Comédie 
bourgeoise,  pièce  en  3  actes,  en  prose  mêlée  de  vers,  Paris 
1772,  in-8°,  et  Frédéric  et  Clitie,  ou  l'amour,  iamitié  ou  la  re- 
connaissance, comédie  en  vers  libres  en  3  actes,  Florence 
(Paris)  A.  Caillot,  1773,  in-&>.  Depuis,  il  n'imprima  qu'une 
Encyclopédique  morale  ou  code  primitif,  Bouillon,  Bruxelles, 
et  Paris,  Belin,  in-12,  sorte  d'ouvrage  pédagogique  et  d'ail- 
leurs fort  ennuyeux. 

La  vie,  pour  Théis,  paraît  avoir  coulé  sans  obstacles.  Né  à 
Sinceny  (Aisne)  d'un  inspecteur  général  des  manufactures, 
il  fit,  dit-on,  d'excellentes  études  à  la  Flèche  et  ensuite  à 
Paris,  où  il  se  maria.  Après  avoir,  pendant  quelques  années, 
rempli  à  Nantes  la  charge  de  maître  des  Eaux  et  Forêts,  il 
se  retira  dans  une  campagne  de  Picardie,  et  là,  se  consacra 
tout  entier  à  l'éducation  de  son  fils  Alexandre-Etienne- 
Guillaume,  lequel  devint  préfet  sous  le  Régime  de  Juillet,  et 
de  sa  fille  Constance-Marie,  qui,  après  avoir  divorcé  d'avec 
Pipelet  de  Leury,  ci-devant  médecin  du  Roi,  épousa  en  1803 
le  Prince  de  Saim  (1).  Théis  mourut  à  Paris  en  1796. 

(1)  Morte  en  1843.  Elle  s'était  signalée  dès  l'âge  de  18  ans  par  des 
poésies  agréables,  et  notamment  la  romance  du  Bouton  de  Rose  qui 
eut  une  grande  vogue  dans  les  salons.  Klle  laissa  une  tragédie  lyrique  •' 
Sapho  (musique  de  Martini),  qui  fut  joué  au  Théâtre  Louvois,  ainsi 
que  des  cantates,  des  discours,  épitres,  etc.  réunis  sous  le  titre 
d  Œuvres  Complètes  etc,  Paris,  1?U1,  4  vol.  in-8  .  On  doit  également 
plusieurs  ouvrages  à  son  frère. 


172  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 


LES  HABITS  CHANGÉS 

Trois  merciers  allaient  à  la  foire, 

Deux  desquels  avaient  leurs  moites, 
Qui  les  suivaient  à  ce  que  dit  l'histoire. 
Le  maris  s'appelaient,  l'un  Grégoire, 
L'autre  Camford,  et  le  tiers  Jacotiés  ; 

Les  femmes,  Babet  et  Victoire. 

C'est  tout,  si  je  me  suis  trompé. 
Or,  voilà,  certain  soir,  mes  gens  et  leur  bagage, 

Dans  un  cabaret  de  village  ; 

Le  nom  du  lieu  m'est  échappé. 
On  court  à  la  cuisine,  on  souffle,  on  se  secoue  ; 

Chambre  à  deux  lits  et  cabinet 
Est  le  lot  du  qiiinqne  ;  l'hôtesse  est  jeune  ;  On  joue  : 
L'un  attrape  un  baiser,  l'autre embourse  un  soufflet; 
Enfin,  le  souper  vient.  On  soupe,  on  se  goberge, 

Le  vin  est  bon  dans  cette  auberge  ; 
—  «  A  ta  santé  Camford!  »  —  «  Grand  merci  Jacotiés.  » 

—  «  Eh  bien,  vous  sommeillez,  mesdames  ? 
Au  lit,  au  lit.  Par  la  morbleu,  les  femmes 

N'ont  rien  de  tendre  que  les  pies.  » 
Et  de  rire,  et  chacun  d'en  conter  des  meilleures  ; 

La  nape  ôtée,  il  n'était  que  sept  heures. 

Jacotiés  qui  médite  un  tour, 
Propose  de  jouer  ;  cartes  sont  exhibées. 
On  apporte  du  vin  ;  les  dames  fatiguées 
Vont  se  refaire  au  lit  de  leurs  travaux  du  jour. 

Camford  jouait  avec  Grégoire  ; 
Jacotiés  regardait  et  leur  versait  du  vin  : 

Il  buvait  et  les  faisait  boire. 
Tant  il  les  fit  lamper,  que  mes  gars,  dit  l'histoire, 
Ne  pouvaient  de  leur  lit  discerner  le  chemin 

Tout  succédant  au  bon  apôtre, 


THÉIS  173 

Le  voilà  gravement  qui  les  prend  par  la  main 

Et  les  conduit  aux  femmes  l'un  de  l'autre. 
Il  avait  eu  le  soin  de  changer  leurs  habits. 

Ceux  de  Victoire  il  avait  mis 

Auprès  de  sa  compagne,  et  le  sire  de  même 
Avait  de  la  Babeau  déplacé  le  paquet. 

Ne  doutant  rien  du  stratagème, 
Outre  que  le  Champagne  échauffait  leur  toupet, 
Chaque  époux  se  coucha.  L'oracle  de  Phrygie, 
Esope,  a  prétendu  que  de  l'ivrognerie 
Les  premiers  résultats  sont  désir,  volupté  : 

Tel  qui  ne  s'en  est  pas  vanté, 
Ayant  sous  le  rosier  rencontre  la  couleuvre, 

A  prouvé  cette  vérité. 
Que  Bacchus  de  l'Amour  est  le  metteur  en  œuvre  : 
Au  défaut  de  témoins,  notre  couple  paillard 

En  fournirait  preuve  certaine. 
Auprès  de  leurs  tendrons  mes  gars  étaient  à  peine, 

Qu'aiguillonnés  par  le  nectar, 

Voilà  chacun  qui  se  démène. 
Les  femmes,  se  dit-on,  juraient  entre  leurs  dents, 
De  voir  qu'ils  se  mettaient  aussi  tard  à  l'ouvrage. 

Le  plus  court  en  tels  accidents 
Est  d'enrager  tout  bas,  si  tant  est  qu'on  enrage. 
Il  est  bon  d'observer  que  de  nos  amoureux, 
L'un  était  très  replet,  et  l'autre  entre  les  deux, 

Ni  gras,  ni  maigre.  On  conçoit  bien  d'avance 
Que  lorsque  le  premier  désirait  ouvrager 
Il  fallait  que  sa  femme  eût  cette  complaisance 

De  se  prêter,  de  s'arranger  ; 
Trop  de  rotondité  nuit  dans  telle  occurrence. 

Camford,  élancé  comme  un  daim, 

Besognait  d'une  ardeur  extrême, 

Et  menait  la  Babet  grand  train. 
Mais  de  son  compagnon  il  n'en  était  de  même  ; 

Peine,  eflort,  travail,  tout  fut  vain. 


174  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Faut  dire  aussi  pour  sa  décharge, 

Que  la  Victoire  en  ce  conflit 

Ne  fît  pas  le  dû  de  sa  charge  ; 
Un  rien,  un  oreiller  placé  bien  à  profit, 
Du  gênant  embonpoint  eût  absorbé  la  marge  ; 

Mais  le  tendron  n'était  instruit. 
Ajoutez  à  cela  que  de  la  bonne  dame 

Le  sommeil  engourdissait  l'âme. 
Lassé  d'un  vain  effort,  Grégoire  s'endormit. 

Le  lendemain,  rempli  d'impatience, 
Jacotiés  chez  nos  gens  se  rend  en  diligence  ; 

—  «  Eh  bien,  mes  fieux,  levez-vous  donc  I 

Au  lit  encore  !  on  ne  vit  onc, 
Jusqu'à  quel  point,  porter  la  négligence. 

Allons  debout,  il  se  fait  tard.  » 
—  Qui  va  là  ?  dit  Grégoire,  Au  diable  soit  la  tête. 

De  venir  si  matin  nous  rompre  ainsi  la  bête. 
Est-ce  toi,  Jacotiés  ?»  —  «  Oui  c'est  moi,  gros  paillard.  » 

Ce  colloque  éveilla  nos  dames, 
Dont  les  premiers  regards,  tombant  sur  les  maris, 

De  frayeur  glacèrent  leurs  âmes  ; 
Les  voilà  tout  à  coup  qui  jettent  de  grands  cris. 
Les  époux,  à  leur  tour,  considèrent  leurs  femmes... 
Peignez-vous,  s'il  se  peut,  l'embarras  du  quatrain 

A  la  double  reconnaissance. 
Il  fut  juré,  sacré,  maugréé  d'importance. 

Grégoire  était  le  plus  chagrin. 

Par  soi  jugeant  de  son  confrère, 
Bien  voyait  que  son  front  avait  eu  son  affaire  ; 
Ne  l'avoir  pas  rendu  le  cas  était  touchant, 
Si  fallut-il  au  sire  avaler  la  pilule. 

Victoire,  à  ce  qu'on  dit  pourtant, 
D'acquitter  son  mari  se  fit  un  vrai  scrupule. 

Auquel  cas  plus  de  malheureux. 

Jacotiés  les  servit  tous  deux. 


THÉIS  175 

LES  POIRES  PAYÉES 

Auprès  d'un  couvent  de  Clairettes, 

Un  manant  avait  son  taudis. 
Un  mur  le  séparait  du  jardin  des  nonnettes. 
Là  croissaient  à  plaisir  les  plus  savoureux  fruits, 

Les  légumes  les  plus  exquis, 

Dont  le  voisin,  par  parenthèse, 

Voulait  se  gorger  à  son  aise. 
La  méthode  était  simple  et  commode  à  la  fois. 
La  nuit,  pendant  qu'au  chœur  on  chantait  les  Matines  ; 

Notre  galant  en  tapinois 
S'en  allait  secouer  les  arbres  des  béguines, 

Prendre  leurs  choux,  cueillir  leurs  noix. 

Or,  une  nuit  que  notre  drôle, 
Sur  les  poiriers  des  sœurs,  jouait  son  petit  rôle, 

Une  jeune  et  tendre  Nonaia, 
Que  possible  l'amour,  travaillait  en  sous-œuvre, 
Attirée  en  ce  lieu  par  le  frais  du  matin, 
Du  nocturne  larron  vit  toute  la  manœuvre. 
Une  autre  eût  par  ses  cris  réveillé  le  couvent, 

Et  mis  notre  homme  fort  en  presse. 
La  nonette  jugea  tel  éclat  imprudent, 
D'autant  qu'elle  était  là  sans  congé  de  l'abbesse, 
Elle  prit  son  parti,  courut  au  maraudeur, 

Qui  tout  entier  à  son  labeur, 

Ne  songeait  qu'à  garnir  son  grelle. 

—  «  Ah  !  je  vous  prends  à  nous  piller,  » 

Dit-elle  au  compagnon, «  c'est  pour  vous  qu'on  les  grotte. 

Allons,  vite,  et  sans  babiller, 
Vuidez  ce  panier-là...  La  dose  est  raisonnable... 

Fort  bien  ;  mais  ce  n'est  pas  assez, 

Et  vous  aurez  pour  agréable 

De  payer  les  dégâts  passés.  » 

—  «  Payer,  répondit  le  compère, 

«  Y  pensez-vous,  ma  sœur?  Je  suis  un  pauvre  hère, 


176  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Je  n'ai  pas  un  sou,  par  ma  foi.» 

—  «  Vraiment,  mon  cher,  tant  pis  pour  toi. 
Je  vais  donc  en  ce  cas  réveiller  notre  mère, 

Et  tu  seras  pendu.  »— «  Moi-même  ?»  —  «  En  plein  marché.,. 
Tout  cela  se  disait  avec  certain  sourire  ; 
Le  gaillard  comprenant  ce  qu'on  voulait  lui  dire, 

Bien,  dit-il,  branché  pour  branché, 

Je  vais  donc  jouer  de  mon  reste  ; 
Il  faut,  autant  qu'on  peut,  adoucir  son  malheur. 

Alors,  d'un  pas  robuste  et  preste, 
Sur  les  iruits  renversés,  il  renverse  la  sœur. 

—  «  Puisque  mon  sort  ainsi  l'ordonne, 
Je  mourrai,  dit-il  à  la  nonne, 

Mais  pardieu,  vous  n'en  rirez  pas, 

Et  vous  me  suivrez  à  trépas.  » 

A  ces  mots,  d'un  poignard  perfide, 

Que  sur  lui  toujours  il  portait, 

Du  tendron  qui  se  débattait, 

Il  entama  le  nonicide  ; 

La  belle  fut  dure  à  mourir  : 
Le  sexe  est  corriacc  et  tient  beaucoup  au  monde  ; 
Malgré  que  sa  blessure  eût  été  très  profonde, 
Il  fallut  cependant  quatre  fois  la  rouvrir. 

Du  jour  la  brillante  cornière, 
Sur  son  char  azuré,  ramenant  la  lumière, 

La  défunte,  et  son  assassin, 
Après  s'être  embrassés,  se  quittèrent  enfin. 
Le  manant  se  hâtait  de  gagner  sa  chaumière, 

Laissant  tous  les  fruits  en  tas  ; 
Quand  la  gente  nonnain  s'apercevant  du  cas, 

Elle  était  bonne  autant  que  belle  ; 

—  «  Eh  !  voisin,  voisin,  lui  dit-elle, 
Attendez  donc,  vous  oubliez, 
Prenez  vos  fruits  ils  sont  payés.  » 

(Le  Singe  de  La  Fontaine,  etc.,  Florence,  aux  despeiu 
des  her.  de  Bocace  (sic)  1773.) 


L'ABBE  BRETIN 


Quelques  recherches  que  nous  ayons  faites,  l'existence  de 
l'abbé  Bretin  reste  aussi  fabuleuse  qu'il  convient  à  un  auteur 
se  proposant,  -  tel  M.  le  comte  deTressan,  et  dans  la  même 
époque,—  de  rajeunir  les  vieux  fabliaux.  C'est  du  moins  l'in- 
tention qui  se  voit  dans  la  Lettre  à  Madame  '"%  laquelle  sert 
de  préface  à  1  édition  originale,  et  où  l'abbé  manifeste,  sur 
ses  productions,  la  modestie  bienséante  à  son  état  :  «  Je  crois 
qu'il  est  à  propos  de  vous  prévenir,  Madame,  que  l'on  doit 
vous  adresser  un  recueil  de  vieux  contes  rajeunis  et  défi- 
gurés pour  la  plupart.  C'est  un  amas  de  folies  et  d'absur- 
dités qui  n'ont  pas  le  sens  commun,  c'est  un  ouvrage  rempli 
de  négligences,  de  vers  trop  libres,  pour  ne  rien  dire  de 
plus...  Vous  feriez  bien,  madame,  de  renvoyer  ces  contes 
puérils  sans  les  lire...  »  Quoique  tournés  fort  joliment,  ces 
contes  sont  en  effet  assez  libres  pour  que  quelques-uns  aient 
demandé  des  cartons  aux  pages  43-44,  57-58  et  137-138,  du 
volume  qui  les  contient,  sous  le  litre  de  Contes  en  vers  et 
pièces  fugitives,  à  Paris,  chez  Gueffier,  1797,  in-8^. 

Mais,  si  nous  ne  pouvons  rien  dire  sur  ce  mystérieux 
ecclésiastique,  supposé  toutefois  que  ce  nom  d'Abbé  Bretin 
ne  soit  pas  une  plaisante  mystification,  nous  saurons  affir- 
mer que  les  dictionnaires  sont  très  imprévus,  et  peut-être 
bien  inexacts,  lorsqu'ils  disent  après  Michaud  :  «  l'abbé 
Claude  Bretin  naquit  en  1726  et  mourut  en  1807.  Il  avait  été 
aumônier  de  Monsieur,  père  de  Louis  XVI,  depuis  Louis  XVIII. 
Il  écrivit  un  recueil  de  contes  piquants...  »  A  moins  que 
l'abbé  n'ait  été  aumônier  du  prince  pendant  l'émigration,  — 
ce  qu'un  biographe,  si  bien  informé  de  la  date  du  décès,  n'au- 

12 


178  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

rait  pas  manque  de  dire,  —  le  nom  de  Bretin  ne  se  trouve 
mentionné  dans  VAlmauach  Royal  en  aucune  année,  parmi 
les  gens  qui  composaient  la  maison  du  comte  de  Provence. 
Faut-il  croire,  après  cela,  cette  note  au  crayon  que  porte 
l'exemplaire  de  la  Bibliothèque  nationale  :  «  Ces  contes  sont 
de  l'abbé  Bertin,  père  du  chevalier,  mort  en  1800?  »  Lais- 
sons plutôt  aux  romanciers  de  l'histoire  littéraire  —  car  il 
n'en  manque  guère  —  le  soin  de  nous  peindre  en  pied  ce 
personnage  de  légende  et  d'en  conter  par  le  menu  les  péri- 
péties fantastiques. 

Entre  les  conteurs  gaillards  ou  libertins,  comme  on 
voudra,  —  le  personnage  dénommé  l'abbé  Bretin  est  un  des 
rares  qui  n'aient  pas  laissé  de  verser  dans  la  scatologie. 
Encore  en  a-t-il  usé  en  homme  de  goût  dans  le  galant  dessein 
de  faire  valoir  un  spectacle  qui  paraît  l'avoir  enchanté  sans 
cesse.  Certains  de  ses  contes  avaient  paru  dans  les  Elremus 
de  Mnémosine  et  autres  recueils  ultra-légers  de  son  temps. 
La  plupart  ont  été  réimprimés  à  Houen,  par  J.  Lemonnyer, 
en  1879,  à  la  suite  de  l'édition  du  Fond  du  sac,  de  Félix 
Nogaret. 


PLUS  QU'ON  NE  DEMANDE 


Que  j'aime  à  voir  ces  fertiles  coteaux, 
Qu'un  printemps  éternel  couronne  de  verdure  I 
Lieux  enchantés,  où  la  belle  nature, 
Pour  nos  plaisirs  variant  ses  tableaux 
Des  dons  de  Pomone  et  de  Flore, 
Et  s'enrichit  et  se  décore, 
Prodigue  de  parfums  et  de  fruits  tour  à  tour  ! 
Un  limpide  ruisseau  qui  fuit  par  maint  détour, 


l'abbé  bretin  179 

Vient  arroser  dans  sa  course  légère 
Tous  les  arbrisseaux  d'alentour; 
Le  gazon  sur  ses  bords  offre  un  trône  à  l'amour, 

Et  le  feuillage  un  asile  au  mystère. 
Au  milieu  des  bosquets  de  ce  riant  séjour, 
S'élève  un  monument  de  gothique  structure  : 
Un  modeste  ermitage,  où  l'adroite  imposture 
S'engraisse  des  tributs  de  la  crédulité. 
Les  pieux  fainéants  de  ce  lieu  respecté, 
Dans  leur  temple,  avec  soin,  conservent  la  relique 
De...  le  saint  n'y  fait  rien,  dont  la  vertu  mystique 
Procure  la  fécondité. 
Dans  le  couvent  on  vient  de  tout  côté, 
Tant  la  dévotion  ou  la  sottise  est  grande. 
Aspirant  au  bonheur  de  la  maternité, 
Dame  Remonde,  un  jour,  y  porte  son  offrande 

Et  de  l'avis  d'un  sage  directeur, 
Pour  prier  avec  elle,  elle  y  mène  sa  sœur, 
Vierge  et  novice  encor,  dévote  pèlerine. 
Son  âge  ?  quatorze  ans;  son  nom  ?  la  belle  Aline. 
Ne  doutons  pas  que  le  succès 
A  tant  de  zèle  ne  réponde  : 
Dieu  soit  loué  !  quelque  neuf  mois  après, 
La  belle  Aline  et  la  dame  Rémonde, 
Par  un  prodige  au-dessus  de  leurs  vœux, 
Accouchèrent  toutes  les  deux. 
Dans  ses  justes  soupçons,  ne  pouvant  se  contraindre, 
Rémonde,  furieuse,  au  prieur  va  se  plaindre. 
Ce  digne  homme  l'écoute  et  réplique  soudain  : 
—  x  Eh  !  pourquoi  donc,  belle  Rémonde, 
Lorsque  le  ciel  vous  rend  féconde, 
Pourquoi  vous  plaignez-vous  d'un  saint 
Qui  donne  plus  qu'on  ne  demande? 
En  trouve-l-on  beaucoup  dans  la  légende?  » 
«  Comme  une  autre  j'entends  raison, 
Dit  Rémonde  au  prieur,  mais  c'est  un  crime  atroce  : 


180  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Devenir  mère  avant  la  noce  !  » 
—  «  Allez  en  paix,  dit  ce  docteur  profond, 
Le  même  saint  qui  rend  fécond, 
Peut  bien  aussi  rendre  précoce.  » 


L'ENFANT  MODESTE 

Les  bonnes  gens  de  nos  villages, 

Dans  leurs  processions,  assez  grossièrement, 
Représentent  les  personnages 

Célèbres  de  l'Ancien,  du  Nouveau  Testament. 
Pour  honorer  l'Etre  suprême, 

Gomme  l'on  peut,  on  fagote  un  dévot; 

D'Assuérus  il  ceint  le  diadème  : 
Il  se  croit  un  grand  homme  et  n'est  rien  qu'un  magot. 

Pour  égayer  ces  pieuses  folies, 
Des  filles  du  canton  on  prend  les  plus  jolies, 
L'une  est  Esther;  on  voit  Judith  un  peu  plus  loin, 
Sabre  en  main,  et  parée  avec  le  plus  grand  soin, 
Pour  séduire  Holopherne,  et  faire  sa  conquête, 
Afin  d'avoir  l'honneur  de  lui  couper  la  tête. 
Là,  Magdeleine  en  pleurs,  au  ciel  levant  les  yeux, 

Sur  la  blancheur  d'un  bras  voluptueux 

Laisse  flotter  sa  longue  chevelure  ; 

Ce  négligé  lui  fait  une  belle  parure  ! 
Chacun,  selon  son  goût,  se  choisit  un  patron  ; 
L'un  sera  Barrabas,  l'autre  le  bon  larron. 
On  voit  l'apôtre  ici;  là,  c'est  l'évangéliste. 
De  son  fils,  le  pédant,  un  jour  fait  Jean-Baptiste, 
Comme  le  précurseur,  errant  dans  le  désert, 
Son  corps,  d'une  toison,  est  à  demi  couvert; 
Et  crainte  d'alarmer  les  yeux  de  l'innocence, 
Le  point  essentiel  se  couvre  avec  décence. 


l'abbé  bretin  181 

Pour  le  voiler  en  son  entier, 
Faute  de  gaze  on  se  sert  de  papier, 
Mais  avec  des  rubans  de  manière  on  l'attache 
Que  je  défie  à  l'oeil  de  rien  apercevoir. 

—  Puisqu'avec  tant  de  soin  mon  cher  père  le  cache 
Ce  serait  donc  pécher  si  je  le  faisais  voir. 

Cet  enfant  raisonnait  juste,  sans  le  savoir. 
Un  rien  met  en  défaut  la  prévoyance  humaine  : 
Jean  se  trouvait  placé  près  de  la  Magdeleine, 
Et  pour  la  contempler,  oubliant  son  agneau, 
Tant  de  charmes  sur  lui  font  un  effet  nouveau, 

Qui  l'inquiète  et  le  tourmente. 

On  voit  qu'il  souffre  et  s'impatiente. 
Le  héraut  ne  sachant  ce  qu'il  peut  éprouver  : 

—  «  Mon  enfant,  lui  dit-il,  qu'est-ce  donc  qui  te  gêne?  » 

—  «  Si  de  moi,  promptement,  n'éloignez  Magdeleine, 
Mon  père,  on  le  verra,  le  papier  va  crever.  » 


LA  JARRETIERE 

Lise  au  ton  précieux,  mais  pleine  de  candeur, 
Moi  présent,  l'autre  jour,  dit  à  son  parfumeur  : 

—  «Tout  le  monde  se  plaint,  monsieur,  de  vos  jartières 
Je  ne  puis  m'en  servir,  elles  sont  meurtrières.  » 

—  «  Madame,  c'est  pourtant  ce  que  j'ai  de  plus  beau  ; 
Et  vous  avez  eu  soin  de  les  choisir  vous-même.  » 

—  «  Des  manchettes,  monsieur,  elles  sont  le  fléau  ; 
J'ai  vu,  depuis  hier,  déchirer  la  sixième  ; 

Vous  sentez  qu'à  la  longue,  on  n'y  pourrait  tenir.  » 

—  «  Cet  inconvénient  me  semble  bien  étrange. 
Ah!  madame,  je  vois  d'où  cela  peut  venir.  » 

—  «  Quelle  qu'en  soit  la  cause,  il  faut  que  je  les  chan  e. 

—  «  Cela  me  paroit  juste,  et  si  vous  faites  bien, 


182  CONTES   ET   CONTEURS    GAILLARDS 

Madame,  vous  prendrez  la  jartièreà  rosettes; 
L'échange  ne  coûtera  rien, 
Et  vos  amis,  par  ce  moyen, 
Ne  craindront  plus  pour  leurs  manchettes.  » 

(Contes  en  vers  et  pièces  fugitives, 
Paris,  Gueffler,  1797.) 


PELLUCHON-DESTOUCHES 


Un  des  plus  jolis  recueils  de  contes  en  vers  qui  aient  paru 
à  la  fin  du  xvnie  siècle,  Le  Petit  neveu  de  Boccace,  par  M.  Pl.- 
D  ,  a  été  quelquefois  attribué,  (sans  doute  à  cause  de  la  com- 
munauté d'initiales),  à  un  certain  Aristide  Plancher  de  Val- 
court,  comédien,  auteur  dramatique,  et  finalement  utilité 
dans  la  tragédie  révolutionnaire,  où  il  participa  notamment 
à  la  découverte  de  l'armoire  de  1er.  Dans  ses  Originaux  du 
siècle  dernier,  Charles  Monselet  a  prêté  à  cette  attribution  son 
autorité, d'ailleurs  fort  légère,  d'écrivain  spirituel  plutôt  que 
d'historien  sérieux.  On  n'ignore  plus  maintenant,  grâce  à  la 
communication  faite  au  Bulletin  du  bouquiniste  en  1862  par 
feu  M.  Eusèbe  Castaigne,  de  son  vivant  bibliothécaire  de  la 
ville  d'Angoulême,  que  Le  Petit  neveu  de  Boccace,  ouvrage 
imprimé  plusieurs  fois  et  successivement  augmenté,  est  l'ou- 
vrage d'un  plaisantin  de  bonne  compagnie,  Pelluchon-Des- 
touches,  né  à  Verrière,  près  Cognac,  d'un  assesseur  civil  et 
criminel  au  siège  royal  de  Cognac  (l).Pelluchon  ou  Pluchon- 
Destouches  avait  été,  dit-on  ainsi  que  son  père, assesseur  civil 
et  lieutenant  criminel  au  bailliage  de  Cognac.  Il  devint,  en 
1791,  l'un  des  administrateurs  du  département  de  la  Charen- 
te, et  mourut  président  du  Tribunal  civil  de  Barbezieux,  le 
27  janvier  1819. 

«  J'ai  —  raconte  Eusèbe  Castaigne  beaucoup  connu  son 
fils,  juge  d'instruction  a  Cognac,  sous  la  Restauration, décédé 
à  Oran  sous  le  gouvernement  de  Juillet.  Il  se  plaisait,  dans 

(1)  Registres  de  l'état  civil  de  Barbezieux,  1819.1)écès  de  Monsieur 
Gabricl-Jean-Antoine  Pelluchon-Destouches.  L'an  mil  huit  cent  dix 
neuf,  le  vingt-huitième  jour  du  mois  de  janvier. 


184  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

ses  moments  de  gaîté,  à  réciter  les  contes  un  peu  graveleux 
de  son  père,  et  M.  Mauldc,  ancien  conseiller  de  préfecture  à 
Angoulêmc,  m'a  souvent  montré  un  exemplaire  de  l'édition 
en  3  volumes  (1)  portant  un  ex-dono  de  l'auteur  à  M.  Mauldc 
père,  collègue  de  Pluchon-Destouches  (sic)  dans  l'adminis- 
tration du  département.  » 

Publié  pour  la  première  fois  à  Amsterdam,  chez  Arkstée  et 
Merkus,  en  un  volume  in-8»»  à  la  date  de  1771,  ce  recueil  ne 
tarda  pas  à  être  fort  recherché.  On  en  connaît  plusieurs 
réimpressions  :  Amsterdam,  Arkstée  et  Merkus,  1781,  petit 
in-8°  ;  Avignon,  1781,  in-8°  (illustrée  de  2  figures  et  4  vignet- 
tes de  Patas,  d'après  C.-L.  Derais)  ;  Amsterdam,  1787,  3  vol. 
gr.  in-8°.  C'est  à  cette  dernière  édition,  publiée  sous  les  ini- 
tiales PI. -D.,  revue,  corrigée  et  augmentée  de  deux  volumes, 
que  nous  avons  emprunté  les  contes  qui  se  trouvent  ici. 
Déjà,  trente  et  une  des  compositions  de  Pelluchon-Destou- 
ches  avaient  été  données  sous  la  signature,  tantôt  de  Wille- 
main  d'Abancourt,  tantôt  de  Plancher  de  Valcourt,  dans  les 
Drôleries  poétiques  publiées  par  les  frères  Garnier  en  1850. 

Pelluchon-Destouches,  qui  était  fort  jeune  lorsqu'il  écrivit 
ses  Contes,  s'est  parfaitement  bien  exprimé  sur  eux  dans  leur 
Préface  :  «  Je  n'ai  pas  le  sot  orgueil  de  me  croire  l'égal  de 
Boccace  ;  mais,  comme  dit  La  Fontaine  : 


...  Ce  champ  ne  se  peut  tellement  moissonner 
Que  les  derniers  venus  n'y  trouvent  à  glaner. 

Ce  n'est  point  non  plus  pour  les  gens  graves  que  j'écris. 
Quel  charme  aurait  pour  eux  une  bagatelle  qui  n'est  faite  que 
pour  la  jeunesse?  Plaire,  amuser  un  instant,voilà  toute  mon 
ambition  ;  si  je  puis  y  parvenir,  mon  but  sera  rempli. 

La  poésie  de  ces  contes  est  facile  et  négligée  ;  elle  sent  un 


(1)  Il  s'agit  de  l'édition  d'Amsterdam,  la  plus  complète  de  toutes. 


PELLUCHON-DESTOUCHES  185 

peu  le  désordre  ;  c'est  une  femme  du  jour  à  sa  toilette,  peut- 
être  la  première  :  heureusement  que  dans  ces  sortes  d'ou- 
vrages, on  ne  juge  pas  la  Poésie  à  la  rigueur;  comme  on  ne 
iuge  pas  à  la  rigueur  une  jolie  femme  à  son  réveil  ;  quant 
aux  tableaux,  on  pourrait  me  reprocher  que  sans  avoir  la 
beauté,  la  légèreté  des  grâces,  ils  en  ont  la  nudité  ;  j'a1 
cependant  tâché  de  les  ombrer  d'une  gaze  légère,  mais  je 
l'avoue,  cette  gaze  est  bien  claire.  Peut-être  auraient-ils 
gagné  a  être  présentés  dans  un  jour  plus  éloigné.  » 


LE  TROU  DE  SOURIS 

A  raison  de  certaine  enflure 

Qui  dans  trois  mois  disparaîtra, 

Ainsi,  gentille  créature 

Et  figurante  de  l'Opéra, 
Demandait  l'autre  jour  un  congé. . .  —  «  Pauvre  sotte  ! 

Lui  disait  la  jeune  Lolotte  : 

Comment  diable  t'arranges-tu  ? 

Tu  m'as  connu  cette  Eminence 

Avec  laquelle  j'ai  vécu 

En  assez  bonne  intelligence 
Pendant  six  mois...  »  —  «  Sans  doute.  Hé  bien  ?  » 

—  «  Eh  bien,  à  son  départ  pour  Rome 

J'eus  un  Prélat  italien. 
Le  Monsignor,  sans  m'en  témoigner  rien, 
Au  bout  d'un  an  me  vit  donner  la  pomme 

A  ce  noble  Vénitien 
Que  débusqua  bientôt  son  majordome. 
Ils  m'ont  tous  fait...  ce  que  nous  fait  tout  homme 
Qui  nous  est  joint  par  le  plus  doux  lien  ; 
Mais  point  d'enfans,  ma  chère,  et  voilà  comme 

Doit  se  conduire  une  fille  de  lien. 


186  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Mais  des  enfans  !  Fi  donc  !  je  ris  de  ta  sottise  ; 

En  voilà  trois  depuis  deux  ans  .. 
Mais  parmi  nous,  il  n'est  petits  ni  grands 
Que  ton  enflure  ici  ne  scandalise.    » 
—  «  Je  le  crois,  dit  Mimi,  ton  ami  est  fort  bon, 
Mais  de  mon  accident  je  ne  suis  point  surprise  ; 
Souris»  qui  n'a  qu'un  trou,  dit-on, 
Ma  bonne  amie,  est  bientôt  prise  »  (1). 


LA  MEPRISE  (1) 


Un  batelier,  non  pas  à  barbe  grise, 
Ains  au  contraire  assez  beau  jouvenceau, 
Près  de  Margot,  poissarde  bien  apprise, 
S'insinuait  un  jour  dans  son  bachau. 
S'insinuer,  comme  a  dit  La  Fontaine, 
C'est  proprement  semparer  des  tétons. 
Il  s'en  empare,  et  plus  bas,  à  tâtons, 

Va  boire  un  coup  à  la  fontaine, 
Source  d'amour.  Soit  hasard,  soit  dessein, 
Au  lieu  de  suivre,  ainsi  qu'il  est  d'usage, 
Le  bon  sentier,  le  sentier  d'abordage, 

Le  drôle  enfila  le  voisin  : 
Sur  quoi,  Margot  se  récriant  soudain  ; 
-  «  Eh  !  dis  donc,  chien  !  c'n'est  pas  sti-ci,  c'est  l'autre, 
Tu  prends  saint  Pierre  pour  saint  Paul.  »  —  «  Eh  !  putain  ! 
Tu  prends  ton  cl  pour  un  apôtre?  » 


(1)  Ce  mot  a  été  attribué  à  Sophie  Arnould. 

(1)  Traité  par  Vasselier  (Contes,  Londres,  1800)  :  L'apostolat. 


PELLUCHON-DESTOUCHES  187 


LE  CAS  DE  CONSCIENCE 

Dame  Calliste,  aux  pieds  du  père  Hilaire, 
De  ses  péchés  disposant  le  fardeau, 
Versait  des  pleurs,  et  lui  disait:  —  Mon  père  ! 
Vous  me  voyez  tremblante  et  toute  en  eau, 
Sur  certain  cas  dont  il  me  reste  à  faire 
Aveu  naïf  et  pour  moi  tout  nouveau. 
Très  bien  savez  que  l'usage  autorise... 
Que  dis-je?  usage  !  Eh  !  vous-même  à  l'église 
Traitez  le  don  d'amoureux  merci 
Comme  un  tribut  que  femme  bien  apprise 
Doit  à  son  chef,  en  disant  grand'merci. 
Aussi,  depuis  qu'un  heureux  hyménée 
A  mon  époux  a  joint  ma  destinée, 
J'ai  satisfait  au  plus  doux  des  tributs 
Avant-coureur  du  plaisir  des  élus. 
Mais  combien  l'homme  est  pervers,  et  volage  ! 
Entrelacé  dans  mes  bras  caressans, 
Comme  on  le  doit,  pour  flatter  tous  les  sens 
Pour  l'ordinaire,  il  m'offrait  son  hommage. 
Là,  bouche  à  bouche,  enchaînés,  confondus, 
Portant  l'ivresse  en  ses  sens  éperdus, 
Je  recueillais  ses  soupirs  au  passage. 
Ce  tems  n'est  plus.  Monsieur  veut  raffiner. 
Et  sans  pudeur,  hélas,  me  fait  tourner 
Ce  que  des  Dieux  le  monarque  suprême 
Dans  Ganymède  admirait,  ce  dit-on  ; 
Ce  que  souvent,  sans  être  son  giton, 
Montre  au  régent  un  morveux  de  sixième.  » 
-  «  Eh!  dites-moi,  reprit  le  Révérend, 
Dans  quel  pertuis  fait-il  la  douce  affaire? 
Est-ce  devant,  ou  si  c'est  pas  derrière?  » 
—  «  Que  dites-vous  ?  poursuit  en  se  signant 
La  pénitente. ..  Oh  !  par  devant,  mon  père; 


188  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Et  c'est  toujours  dans  le  vase  ordinaire 

Que  l'arrosoir...  »  —  «  En  ce  cas,  mon  enfant, 

Vous  y  gagnez,  reprend  le  père  Hilaire, 

Et  le  scrupule,  ici,  n'est  que  chimère. 

Saint  Paul  a  dit  que  femme  ayant  époux, 

Doit  se  soumettre  au  caprice  de  l'homme; 

Et  puis,  d'ailleurs,  de  quoi  vous  plaignez-vous  ? 

Vous  le  voyez  :  tout  chemin  mène  à  Rome.  » 


LA  POIVRIERE 


Pour  aller  à  la  comédie, 

Un  peintre,  excellent  compagnon 
Et  plein  d'esprit  (on  le  nommait  Sfumon), 
Donnait  le  bras  à  la  vieille  Emilie 
En  négligé  même  assez   indécent. 

Près  d'eux  passait  en  cet  instant, 

Par  cas  forfuit,  certaine  Actrice 
Aux  gros  tétons,  mais  tant  soit  peu  pendans, 
Et  qui,  dit  on,  faisait  à  ses  amans, 
Certain  cadeau  dont  la  rime  est  en  isse. 

—  «  Quelles  salières  !  voyez  doncl  » 

Dit  tout  bas  la  prude  douairière. 

«  Bon!  ce  n'est  rien,  lui  répondit  Sfumon; 

Si  vous  voyiez  la  poivrière  !  » 


PELLUCHON-DESTOUCHES  189 


L'EPOUX   NOURRICE 


Un  jour  la  jeune  Vermeille 
Nommait  son  mari,  maman. 

—  «  Pourrait-on,  tendre  fanfan, 
Lui  dit  Damis  à  l'oreille, 
Savoir  pourquoi  votre  époux 
Est  ainsi  nommé  par  vous  ?  » 

—  «  Mais  c'est  tout  simple,  dit-elle. 

—  «  Bon  !  vous  voulez  plaisanter.  : 

—  «  Point  du  tout,  reprit  la  fille; 
Car  si  maman  je  l'appelle, 

C'est  qu'il  me  donne  à  têter.  » 


FELIX  NOGARET 


Félix-François  Nogaret,  l'auteur  du  Fonddusac  et  de  F  Ans- 
ténète  français,  naquit  à  Versailles  le  4  novembre  1740,  de 
Louis  Nogaret,  officier  du  Roy  (1)  et  de  Marie-Jeanne  Chau- 
deron  de  Villeneuve,  son  épouse.  Il  était  le  cadet  de  deux 
frères,  dont  l'aîné,  Armand-Frédéric-Ernest,  nécn  1734,  après 
avoir  obtenu,  par  la  protection  de  La  Vrillière,  une  pension 
du  Roi  de  13.500  livres,  acquis  la  charge  de  trésorier-général 
du  comte  d'Artois,  constitua  à  Paris  une  galerie  de  tableaux 
célèbre  en  son  temps,  fut  impliqué  dans  la  poursuite  crimi- 
nelle intentée  en  juillet  1780  contre  les  comptables  du  comte 
d'Artois,  et  sombra  misérablement,  quoiqu'un  arrêt  du 
26  juillet  1783  l'eût  déchargé  d'accusation.  Félix-François, 
âgé  de  quinze  ans,  débuta  petit  commis  chez  ce  noble  frère. 
Il  y  fit  un  service  fort  médiocre,  s'il  faut  en  croire  une  lettre 
adressée  par  celui-ci,  le  23  juin  1763,  à  M.  Mariette,  l'amateur 
d'art,  où  sont  déplorées  «  une  inconduite  qui  mériterait  pu- 
nition, une  paresse,  source  de  tous  vices,  et  une  indocilité 
qui  révolte  ».  Le  jeune  employé  n'en  fut  pas  moins  attaché, 
quelque  temps  après,  aux  bureaux  de  M.  de  Saint-Florentin, 
avec  d'assez  beaux  appointements,  et,  s'étant  marié  le  2  oc- 
tobre 1769.  avec  la  fille  d'un  Auvergnat  enrichi  dans  la  bon- 
neterie, se  trouva  tout  à  fait  en  situation  de  consacrer  ses 
loisirs  aux  Neuf  Pucellcs 

(1)  Louis  Nogaret  était  chef  du  gobelet  de  Louis  XV,  emploi  qu'a- 
vait aussi  tenu  le  grand-père  du  poète.  Il  fut  également  secré- 
taire du  comte  de  Saint-Florentin.  Nous  empruntons  tous  ces  détails 
à  l'intéressante  étude  publiée  par  M.  P.  Fromageot  dans  la  Revue  de 
l'histoire  de  Versailles  de  février  et  mai  1904. 


FÉLIX   NOQARET  191 

Nogaret,  toutefois,  ne  sacrifia  pas  tout  d'abord  à  celle  quia 
nom  Erato.  Il  se  prit,  à  l'imitation  de  son  ami  Cubières,  lequel 
préparait  un  savant  in-tolio  sur  les  mœurs  et  amours  des  Coquil- 
lages, d'une  passion  généreuse  pour  la  malacologie.  On  le  vit 
aussi,  plusieurs  années  durant,  grand  ornithologue.  C'est-à- 
dire  qu'il  avait  empli  ses  tiroirs  de  débris  marins  et  ses  éta- 
gères d'oiselets  empaillés.  Dans  ces  dispositions,  il  imprima 
en  1770  une  Apologie  de  mon  goût  1)  dédiée  à  M.  le  comte  de 
Buffon,  ouvrage  baroque,  mais  qui  n'en  valut  pas  moins  à 
son  auteur  d'élogieux  articles  dans  le  Journal  des  Connais, 
sauces  humaines,  dans  le  Journal  des  Beaux-Arls,et  l'honneur 
inappréciable  d'être  associé  aux  Académies  de  Marseille  et 
d'Angers. 

Il  faudrait  ignorer  les  plaisanteries  qui  se  font  au  sujet  de 
maints  coquillages  dans  les  pays  maritimes,  pour  ne  pas  sen- 
tir la  transition  toute  naturelle  du  malacologue  au  poète  ero- 
tique. Sous  l'anagramme  de  Xanferligole,  Nogaret  mit  au  jour 
en  1776  un  recueil  moitié  prose,  moitié  vers,  Les  Vœux  des 
(Cretois,  histoire  renouvelée  des  Grecs,  où,  après  avoir  établi 
que  dans  la  vie  humaine  la  somme  des  plaisirs  l'emporte  sur 
celle  des  douleurs,  l'écrivain  publiait,  apparemment  à  l'appui 
de  sa  thèse,  un  certain  nombre  de  contes  légers  et  tournés 
avec  facilité.  Le  succès  de  cette  seconde  partie  détermina 
dans  la  voie  galante  notre  Nogaret,  lequel,  entre  tous  les  con- 
teurs du  xvme  siècle,  fait  cette  exception  fâcheuse  qu'il  n'é- 
crivit pas  moins  en  ce  genre  par  amour  du  lucre  que  par 
goût  personnel  du  libertinage.  Il  est  vrai  qu'il  en  donna  une 
excuse  patriotique  dans  V Introduction  du  recueil  publié  en 
1779  (2  parties  in-8")  à  Venise,  chez  Pantalon  Phèbus,  Le 
Fruit  de  ma  quête  ou  l'ouverture  du  sac,  recueil  qui  contient 
ses  meilleurs  contes  :  «  Tout  coupable  que  je  suis,  dit-il,  je 
mérite  peut-être  quelque  indulgence.  Je  suis  de  la  famille 
d'Œdipe.  Fales  nolentem  trahunt.  Toute  la  différence  qu'il  y  a 

(1)  Apoloyie  de  mon  goût,  épilre  en  vers  sur  l'Histoire  naturelle. 
A  Paris,  chez  Couturier,  1771,  1  vol.  iu-8". 


192  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

entre  les  effets  de  son  étoile  et  de  la  mienne,  c'est  que  Laïus 
mourut  du  trait  qui  le  perça  et  que  la  renaissance  des  êtres  est 
le  résultat  des  traits  que  je  décoche.  »  Aussi  bien,  l'Ouver- 
ture du  sac  ayant  réussi  en  un  volume,  le  conteur  donna 
l'année  suivante  le  Fond  du  sac,  en  deux  volumes  (1)  bientôt 
suivis  de  trois  autres  sous  le  titre  de  YAristenète  français. 
Cette  fois,  il  paraît  qu'on  s'émut,  et  que  l'éditeur  Cazin  fut 
menacé  de  la  Bastille.  Ce  fut  la  gloire  pour  Nogaret.  M,ne 
la  comtesse  d'Artois  en  fit  son  bibliothécaire,  et  lorsque 
parurent  les  Quarts  d'heure  d'un  joyeux  solitaire  et  Y  Are  tin 
français(2),  son  nom  se  trouva  tout  indiqué  pour  l'attribution. 
Nogaret,  disons-le,  se  défendit  d'en  être  l'auteur,  mais  sans 
doute  le  succès  de  ces  livres  l'invita-t-il  à  perfectionner  sa 
manière  :  après  avoir  traversé  la  Révolution  (nous  allons  voir 
avec  quelle  vertu,  quel  patriotisme,  et  aussi  quelle  effron- 
terie), il  fit  à  l'édition  des  Contes  en  vers  de  Félix  Nogaret, 
publiée  par  lui  en  deux  volumes  in-8°,  l'an  VI,  à  l'âge  de 
cinquante-huit  ans,  des  additions  tellement  scabreuses  que 
la  police  de  Vienne,  dont  la  tolérance  est  pourtant  connue, 
tient  encore  le  livre  à  l'index.  Voici  comme  il  s'en  expliqua 
dans  une  Epître  à  Palissot  : 

Ma  plume  un  peu  libre  m'exclut 
De  toute  illustre  Académie, 
Et  me  conduit  à  Belzébuth  ; 
Mais...,  un  sourire  d'Aspasie, 
Je  le  préfère  à  mon  salut  I 
Enfin,  soit  sagesse  ou  vertige, 
Je  laisserai  là  l'Institut  (3) 
Pour  le  boudoir  de  Callipyge. 

(1)  Pour  la  description  de  ces  deux  ouvrages  nous  renvoyons  le 
lecteur  à  notre  Appendice. 

(2)  Le  Fond  du  sac,  ou  restant  des  babioles  de   M.   X...  Venise, 
1780  et  1782,  2  vol.  in-8'  ;  nombreuses  réimpressions. 

(3)  M.  Fromageot  place  cette  épître  en  1782.  Il  est  évident  qu'elle 
est  postérieure  à  1705. 


FÉLIX   NOGARET  193 

L'attitude  de  Nogaret  devant  la  Révolution  fut  celle  de  tous 
ses  compatriotes.  Alors  que  profitant  plus  que  quiconque  des 
«  abus  »  de  l'ancien  régime,  le  Versaillais,  semble-t-il,  eût 
dû  être  le  dernier  à  s'insurger,  il  entra  au  contraire,  dès  le 
début,  avec  une  fureur  sanguinaire,  dans  le  parti  de  la  Révo- 
lution. Nogaret,  que  sa  chétivité  exempta  de  la  garde  natio- 
nale, ne  put  participer  ni  aux  tueries  de  la  rue  du  Vieux- 
Versailles,  ni  au  massacre  des  prisonniers  d'Orléans.  Mais 
il  compensa  son  inaction  par  la  violence  de  son  langage. 
Il  trouve,  dès  janvier  1790,  «  qu'on  va  comme  des  tortues  ». 
En  mars  il  invoque,  tel  Marat,  le  nom  sacré  de  Brutus,  il 
déclare  infâmes  les  «  adorateurs  extatiques  du  pouvoir 
absolu  ». 

L'esclave  a  disparu  ;  c'est  le  dieu  qui  raisonne,  dit-il  dans 
la  langue  d'Apollon.  Car  la  poésie  va  être  la  fonction  de 
Nogaret,  à  défaut  du  service  en  armes.  Interrogée  l'an  II  sur 
notre  personnage,  la  6e  section  de  Versailles  fit  la  curieuse 
réponse  que  voici  : 

Etat  avant  la  Révolution  :  commis. 

Etat  depuis  la  Révolution  :  poète  pour  chanter  la  Révolution. 
Ouvrages  de  sa  composition:  hymnes  et  ouvrages  pour  la  liberté. 
Quelles  fonctions  il  peut  exercer:  la  poésie. 

Et  il  s'en  acquitte  avec  un  zèle  tout  patriotique.  On  trouve 
dans  les  procès-verbaux  des  séances  de  la  Convention  qu'il 
lui  a  fait  hommage  :  le  12  frimaire  an  II,  d'une  Cantate  à  VE- 
lernelt  destinée  à  être  chantée  dans  le  temple  de  la  Raison  ; 
le  5  nivôve  an  II,  d'un  Cantique  de  louanges  à  l'Etre  suprême; 
le  7  nivôve  an  II,  d'un  Hymne  patriotique  ;  le  28  prairial  an  II, 
d'une  Profession  de  foi  républicaine  et  d'un  Nouveau  Pater; 
le  29  brumaire  an  III,  d'un  Cantique  décadaire,  etc.,  etc.  Ces 
pièces  cléricales  sont  pour  le  culte  officiel  de  la  République 
une  et  indivisible.  Voici,  à  côté  d'elles,  des  compositions  d'in- 
térêt local  :  Y  Appel  aux  Nations,  chant  héroïque  mis  en  musi- 
que par  Giroust,  autre  versaillais;  une  Scène  guerrière,  pour 
les  citoyens  gendarmes  ;  une  Invocation  pour  la  plantation 

13 


194  CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 

d'un  arbre  de  la  Liberté;  le  Bon  Conseil,  strophes,  pour  la  dis- 
tribution des  nouvelles  bannières  des  sections  ;  la  Forfan- 
terie aux  abois,  couplets  héroïques,  chantés  dans  la  grande 
fête  où  se  célèbre  la  reprise  de  Toulon  ;  les  vainqueurs  de 
Fleurus  à  la  postérité,  récit  héroïque  à  grand  orchestre,  et 
pour  finir  la  Ronde  des  Versaillais  avec  musique  de  Giroust, 
qui  eut  le  pouvoir  de  mettre  en  mouvement,  dit  la  relation 
officielle,  le  représentant  du  peuple  Crassous,  le  maire  de 
Versailles,  les  trois  citoyennes,  peu  ou  point  vêtues,  person- 
nifiant la  Liberté,  l'Egalité  et  la  Fraternité,  si  bien  qu'  «  à 
chaque  refrain,  hommes,  femmes,  magistrats,  soldats,  ins- 
tituteurs et  institutrices,  se  tenant  par  la  main,  dansent,  et 
mêlent  leur  voix  à  celle  des  musiciens  ». 

Qu'on  n'imagine  pas  néanmoins,  sous  ces  manifestations 
ferventes,  d'autre  désir  que  celui  de  flatter  les  puissances 
du  jour.  La  population  de  Versailles,  composée  en  grande 
partie  de  domestiques,  fut  révolutionnaire  pour  les  mêmes 
raisons  qu'elle  avait  été  monarchiste,  et  que  depuis  elle 
devint  bonapartiste,  légitimiste  et  orléaniste  :  pure  habitude 
de  la  servilité.  A  peine  le  «  Héros  »,  au  18  brumaire,  s'est-il 
emparé  du  pouvoir,  que  Nogaret  lui  adresse  des  «  vers  héroï- 
ques, les  plus  voisins  peut-être  de  la  sublimité  »  : 

De  quelle  essence  est  ce  grand  homme 

Qui  ne  permet  pas  qu'on  le  nomme, 

Et  qui,  né  pour  dicter  des  lois, 
Détrône  le  Superbe  et  devient  Roi  des  Rois  ? 

Ennemis  de  son  diadème, 
Il  nous  a  terrassés  et  je  le  vois  debout  1 
Il  embrasse  le  globe,  il  est  présent  partout... 

On  le  croirait  un  Dieu  lui-même. 

Du  coup,  l'on  en  fit  un  censeur.  Déjà  le  ministre  de  l'Inté- 
rieur, François  de  Neufchâteau,  l'avait,  en  1798,  commis  à  la 
surveillance  des  fêtes  décadaires  et  cérémonies  civiques 
célébrées  dans  les  ci-devant  églises,  devenues  Temples  de  la 


FÉLIX   NOGARET  195 

Raison,  de  la  Paix  ou  de  la  Victoire  (1).  Nogaret,  dans  son 
nouvel  emploi,  mit  tout  le  zèle  dont  nous  le  savons  capable. 
Le  nom  de  Dubois  ayant  été  donné,  dans  une  comédie,  à  un 
valet  fripon,  il  le  fit  supprimer,  par  respect  pour  le  préfet  de 
police  Dubois,  et  dit  là-dessus  à  quelqu'un  qui  l'en  plaisan- 
tait :  «  Si  le  ministre  me  renvoie  demain  avec  un  coup  de 
pied  au  cul,  me  rendrez-vous  ma  place?  »  Il  adressa  au  mi- 
nistre un  long  rapport  tendant  à  retirer  Tancrède  et  Tartufe 
du  répertoire  du  Théâtre  Français  :  Tancrède,  parce  qu'on  y 
voit  un  proscrit  rentrer  dans  sa  patrie  sans  en  avoir  reçu 
l'autorisation  du  gouvernement  ;  Tartufe,  pour  ne  pas  déplaire 
au  clergé,  «le  Concordat  nouvellement  établi  ayant  pour  but 
d'étouffer  tous  motifs  de  discorde  qui  pourraient  naître  du 
pouvoir  spirituel  en  contact  avec  l'autorité  civile  ».  «  Quel 
galimatias  !  s'écria,  dit-on,  Bonaparte.  Il  faut  que  ce  monsieur 
soit  bien  bête!  Comment  se  nomme-t-il?  C'est  une  place 
d'inspecteur  à  la  halle  qui  lui  convient!  »  Le  Premier  Consul, 
en  effet,  attachait  une  grande  importance  à  la  censure.  Non 
seulement  il  exigeait  de  ses  employés  les  habituelles  apti- 
tudes policières,  mais  il  les  voulait  capables  de  faire  aux 
manuscrits  des  corrections  littéraires.  Le  22  pluviôse  an  xi, 
le  Préfet  du  Palais,  Fontaine  Cramayel,  écrivait  à  Nogaret  : 
«  S'il  est  essentiel  que  les  ouvrages  dramatiques  ne  choquent 
point  le  gouvernement,  il  l'est  également  qu'ils  ne  choquent 
ni  la  raison  ni  le  bon  goût,  mais,  pour  le  premier  objet,  nous 
avons  la  voie  de  l'autorité;  pour  le  second,  nous  sommes 
réduits  à  celle  du  conseil.  Je  vous  engage  donc  à  joindre  vos 
efforts  aux  miens  pour  amener  les  comédiens,  et,  s'il  est 
possible,  les  auteurs,  à  un  meilleur  choix  d'ouvrages.  Je 
crois  même  devoir  vous  avertir  que  le  Premier  Consul  met 
beaucoup  plus  d'importance  qu'on  ne  croit  a  ceux  qui  sont 

(1)  On  avait  signalé  au  ministre  que  dans  le  faubourg  Saint-Ger- 
main, de  mauvais  plaisants  se  permettaient,  à  l'occasion  de  la  célé- 
bration des  mariages,  de  faire  jouer  pur  l'orchestre  des  airs  de 
circonstance,  de  les  applaudir  et  de  les  bisser  à  grand  bruit. 


196  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

présentés  au  théâtre  Feydeau,  théâtre  qu'il  regarde  comme 
essentiellement  national,  parce  qu'il  observe  avec  raison  que 
c'est  celui  dont  le  répertoire  est  le  plus  habituellement  joué 
dans  les  départemens.  Il  est  donc  à  souhaiter,  tant  pour  la 
gloire  de  la  nation  que  pour  l'esprit  public,  que  ce  réper- 
toire soit  le  meilleur  possible.  »  En  conformité  de  quoi 
Nogaret  écrivait  à  Raynouard,  au  sujet  de  sa  tragédie  des 
Templiers  :  «  Le  permis  qui  vous  est  accordé  est  conditionnel, 
jeveuxvousdirequevousn'cn  jouirez  qu'autant  que  vous  vous 
conformerez  au  vœu  de  M.  le  Premier  Chambellan,  qui  m'a 
chargé  de  vous  proposer  la  modification  de  quelques  pas- 
sages... ».  Le  conditionnel  est  exquis;  il  aide  à  comprendre 
pourquoi  le  prince  de  Ligne  surnommait  Napoléon  :  Brouil- 
lon /er. 

Les  événements  de  1815,  qui  firent  perdre  sa  place  au  vieux 
Nogaret,  réveillèrent  en  son  cœur  des  sentiments  royalistes. 
Il  adressa  des  épîtres  en  vers  au  duc  Decazes  et  au  roi 
Louis  XVIII,  qui  lui  octroyèrent  quelques  gratifications.  En 
1824,  l'auteur  du  Cantique  décadaire,  imprime  un  Bouquet  au 
Roi,  une  Prière  du  chrétien,  se  proclame  le  «  doyen  des  gens 
de  lettres  »  et  fait  valoir  ce  titre  à  la  bienveillance  du  nou- 
veau roi  Charles  X,  en  lui  rappelant  les  anciens  services  de 
sa  famille  auprès  du  comte  d'Artois.  Mais  il  paraît  bien  qu'en 
cette  circonstance,  le  roi  Charles  X  ait  oublié  avec  désinvol- 
ture les  obligations  du  comte  d'Artois.  Sourd,  et  à  demi 
aveugle,  le  malheureux  Nogaret  se  vit,  à  plus  de  quatre- 
vingts  ans,  réduit  à  vivre  d'expédients.  Il  n'en  continua  pas 
moins  à  rimer,  et  notamment  à  prendre  parti  dans  la  que- 
relle romantique,  par  un  Dernier  soupir  cfun  rimeur  de  89  ans 
ou  versiculets  de  Nogaret  (Félix)  sur  la  métaphysico-neologo- 
romanticologie.  En  1830,  nouvelle  diatribe  :  LŒuf  frais  ou 
Erato  gallina  puerpera,  petit  conte  en  guise  de  préambule  au 
dialogue  ci-après  :  Les  soleils  éclipsés,  prononcé  du  vieux  clas- 
sique Aristenète  sur  les  productions  ténébreuses  de  M.  Victor 
Hugo.  Cette  fois  c'était  bien  la  fin.  Nogaret  mourait  à  Paris 
le  2  juin  1831,  dans  sa  quatre-vingt-onzième  année. 


FÉLIX  XOGARET  197 

Tel  qu'il  fut,  Nogaret  a  écrit  des  contes  plaisants,  fort 
littéraires,  et  que  Palissoî,  dont,  il  est  vrai,  l'autorité  n'est 
pas  très  grande,  trouvait  supérieurs  à  ceux  de  Vergier  par 
leur  gaieté  franche  et  leur  finesse  d'expression.  Un  des  mé- 
rites de  Nogaret  est  qu'il  est  l'inventeur  de  la  plupart  de  ses 
contes. 


L'ABBESSE  ET  UN  VOLEUR 

Sur  un  baudet  une  gentille  abbesse, 
Pour  sa  santé  se  promenait  un  soir, 
A  quelques  pas  de  son  triste  manoir. 
Elle  chantait,  bannissant  la  tristesse, 
Couplets  d'amour  avec  gentil  refrain, 
Quand  un  voleur  se  présente,  et,  soudain  : 

—  «  C'est  bien  chanté,  dit-il  ;  mais  il  me  faut  la  bourse.  » 

La  belle  garda  son  bon  sens. 
Certain  hochet  qu'elle  portail  en  course, 
Dieu  de  velours  connu  dans  les  couvens, 
Dans  ce  péril  lui  fut  une  ressource. 
L'abbesse,  dit-on,  s'en  servit 
Comme  d'un  pistolet,  tout  prêt  à  faire  flamme, 
C'était  bien  avisé  :  mais  le  voleur  le  vit. 
Le  drôle  en  rit  sous  cape,  et  lui  dit  :  —  «  Sainte  dame, 

Recommandez  à  Dieu  votre  àmc  ; 
Vous  allez  périr  sous.. .  »  L'arme  dont  il  s'agit 
Se  devine  aisément  :  le  coquin  la  produit, 
Prêt  à  percer  la  belle  tout  à  l'heure. 

—  «  Ou  l'argent  ou  la  mort  :  choisissez,  beau  bijou  !  » 

—  «  Jésus,  mon  Dieu,  le  dangereux  filou  I 
Frappe,  dit-elle,  que  je  meure, 
Plutôt  que  de  donner  un  sou.  » 


r.ONTKS    i:T    CONTKI  HS    (1MLLAHDS 


TURCARET 

Mons  Turcaret,  chez  certaine  Vénus, 

Fut  payé  net  :  il  eut  pour  ses  écus, 

Tout  le  présent  que  nous  légua  Christophe. 

Mons  Turcaret,  qui  n'est  brin  philosophe, 

Désespéré,  maudissait  maint  docteur 

Du  fer  tranchant  menaçant  son  honneur. 

Voyez  Linceul,  c'est  l'aigle  de  la  ville, 

Lui  dit  quelqu'un  témoin  de  sa  douleur. 

Cet  autre  arrive.  —  «  Hé!  bonjour,  homme  habile! 

Regardez-le  ;  . . .  trouvez-vous  du  danger  ; 

Dites  :  j'ai  vu  vos  Fratrer  à  la  file 

Tous  sont  d'avis  qu'il  le  faut  abréger!. .  » 

—  «  Ah  !  les  bourreaux  !  ce  n'est  pas  nécessaire.  » 

—  «  Bon  :  grand  merci,  mon  cher  monsieur  Linceul. 
Dites-moi  donc  :  eh  bien  !  que  faut-il  faire  ?  » 

—  «  Rien  :  dans  deux  jours  il  tombera  tout  seul.  » 


L'EAU  DES  CARMES 

Frère  Luce  de  Besançon 

Peut  passer  pour  une  merveille, 

Il  sert  Bacchus  et  Cupidon  ; 

Il  a  du  poil  noir  au  menton, 

De  très  beau  rouge  à  chaque  oreille, 

Et  sur  le  nez  un  gros  bourgeon. 

Hier,  chez  la  veuve  Toinon, 
Il  alla  porter  sa  bouteille.. 
Toinon  dormait  ;  il  la  réveille. 
Elle  était  de  couleur  citron 


FÉLIX   NOGAKET  199 

Pour  l'avoir  attendu  la  veille. 

Ce  qu'il  avait  dans  un  flacon 

Il  le  verse  et  la  rend  vermeille, 

Et  puis  lui  dit  :  —  «  Adieu  Toinon.  » 

On  voit  que  le  moine  félon 

La  veille,  de  plus  d'un  tendron 

Avait  inondé  la  corbeille  : 

De  qui  la  veuve  ayant  soupçon, 

Lui  dit  :  —  «  Demain,  frère  Luçon, 

Apportez-en  de  la  pareille. 

Et  prenez  bien  garde  au  bouchon.  » 


ROULE  TOUJOURS 

Certain  époux  (jongleur  incomparable) 
Jouait  au  mieux  de  tous  les  instrumens, 
Fors  un  ;  et  celui-là,  c'est  le  plus  agréable. 
En  compagnie  il  était  adorable, 
Il  enchantait,  on  vantait  ses  talens  : 
Rentré  chez  lui,  plus  d'applaudissemens  ; 
Au  jeu  d'amour,  il  était  insolvable  ; 
Et  sa  moitié,  qui  passait  mal  son  temps 
Soir  et  matin  donnait  l'Orphée  au  diable. 
Depuis  trois  mois  qu'on  l'avait  mise  au  lit 
Avec  cet  homme,  ou  faible  ou  mal  construit, 
Elle  enrageait  ;  c'est  dire  que  la  belle, 
Après  trois  mois  d'un  long  et  vain  déduit 
Quoi  qu'elle  eût  fait,  était  encor...  très  belle. 
Elle  en  parla  :  chacun  vint  ;  un  galant 
Des  mieux  tournés  joua  de  la  prunelle, 
Et  fut  admis  à  témoigner  son  zèle. 
L'item  était  de  trouver  le  moment  ; 


200  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Car  le  mari,  toujours  en  sentinelle, 
A  leur  bonheur,  mettait  empêchement. 
Un  soir  pourtant  que  le  nigaud  s'applique 
A  composer  un  morceau  de  musique, 
(Morceau  divin,  qu'il  chante  en  griffonnant), 
Et  qu'à  sa  table  il  est  posté  de  sorte 

Qu'il  tourne  maladroitement 
La  face  au  jour  et  le  dos  à  la  porte, 
L'amant  arrive  :  il  est  incontinent 
Conduit,  caché  dans  une  garde-robe 
Sans  qu'on  s'en  doute  ;  un  long  ajustement, 
Robe  ou  manteau  se  trouvait  là  pendant, 
Un  grand  fauteuil  est  placé  par  devant  : 
Cet  attirail  à  l'Argus  le  dérobe. 

La  nuit  venue  et  le  couple  couché, 
L'époux  ronflait  sans  avoir  déniché 
L'hymen  honteux  au  fond  de  sa  cellule. 
La  dame  alors,  son  époux  éveillant... 
L'éveillant  !  oh  !  le  fait  est  surprenant, 
Dira  quelqu'un  :  la  sotte  :  hé,  par  Hercule  ! 
Il  fallait  sans  mot  dire,  aller  trouver  l'amant. 
Oui  ;  mais  le  bruit  qu'on  fait  en  se  jouant 
Pouvait  frapper  le  conduit  acoustique, 
Très  délicat,  d'un  faiseur  de  musique, 
Et  d'un  jaloux...  qui,  volontiers  feignant 
De  se  livrer  au  pouvoir  narcotique 
Mieux  que  pas  un  connaît  d'où  vient  le  vent. 
Or,  écoutez  comme  on  nous  en  revend  !.. 
En  fait  d'astuce,  une  femme  est  unique. 
Celle-ci  donc,  son  époux  éveillant, 
Feint  qu'au  bas-ventre  elle  sent  la  colique. 
—  «  Je  vais  dit-elle,  au  cabinet  céans, 
Mon  bon  !..  mais  il  fait  noir  ;  j'ai  peur  des  revenans.  » 
—  «  Eh  bien  ?»  —  «  En  pareil  cas  le  bruit  seul  me  rassure, 
S'il  vous  plaisait  jouer  d'un  instrument.  » 


FÉLIX   NOGARET  201 

—  «  Oui-dà;  duquel?  »  —  «  Héraais...  du  plus  bruyant. 
Du  tambour  ;  et  tenez,  poursuit  la  créature, 

Qui,  sans  clarté,  feint  d'aller  tâtonnant  : 
Je  le  tiens,  le  voici,  battez  fort  ;  battez-en 
Sans  intervalle  ;  allez  toujours  roulant  ; 

Cependant  sous  la  couverture 

Tenez  vos  pieds  chaudement.  » 
L'expédient  plus  fort  à  la  mazette, 

—  «  Donne  »,  dit-il  ;  il  prend  chaque  baguette, 
Et  le  voilà  qui,  sur  son  instrument, 

Fait  tant  de  bruit  que  Jupin,  en  tornant, 
N'aurait  pas  grondé  davantage. 

Déjà  la  dame  est  avec  son  amant  ; 
Le  fauteuil  sert,  et  le  combat  s'engage. 
Sans  se  gêner  le  galant  agissait  ; 
Car  de  son  mieux  le  mari  le  servait, 
Narguant  les  morts  par  son  affreux  tapage, 
De  son  côté,  la  dame  se  prêtait... 
Dans  cet  accord,  adieu...  fleur  du  bel  âge  ; 
L'heureux  amant  l'enlève,  et  se  fait  jour... 
La  dame  jette  un  cri.  L'époux  dit  :  —  «  Et,  mamour  ! 
Qu'est-ce  donc  ?  As-tu  peur  ?»  —  «  Non,  répond  la  finette  : 

J'imaginais  que  la  baguette 

Venait  de  crever  le  tambour.  » 


LA  BAGUE  PERDUE  ET  RETROUVEE 

Dans  la  maison  d'un  vieux  jaloux 
Qu'avaient  quitté  Vénus,  et  l'Amour,  et  Priape, 
Un  marquis  fréquentait,  et  faisait  les  yeux  doux 
A  sa  gente  moitié  qui  mordait  à  la  grappe  ; 


202  CONTES   ET  CONTEURS   OAILLARDS 

Si  qu'il  pouvait  compter  sur  son  consentement. 

C'est  beaucoup  :  toutefois  ce  n'était  rien  encore  ; 
Car  il  restait  à  trouver  le  moment, 
Amour  peut  tout  ;  amour  le  fit  éclore  ; 
Et  je  vais  vous  conter  comment  : 

La  dame  avait  un  diamant 
De  très  belle  eâU,  d'un  prix...  tel  qu'un  Cassandre 
Y  devait  mettre,  en  dédommagement 
Du  doux  plaisir,  de  l'amour  vif  et  tendre 
Qu'il  ne  pouvait  montrer  que  rarement. 

Un  jour,  la  belle  étant  à  sa  fenêtre, 

Le  mari  dans  l'appartement, 
Le  marquis  avec  eux,  elle  pense  à  l'instant 
Que  son  argus  les  quittera  peut-être, 
Si,  tout  à  coup,  elle  fait  le  semblant 
D'avoir  perdu  son  diamant. 
—  «  Ma  bague  de  mon  doigt  vient  de  tomber,  dit-elle 
Je  crois  la  voir  là-bas,...  dans  la  salle,...  au  jardin.  » 
Le  marquis  dit  :  —  «  J'irai  la  chercher  en  vain  ; 
Car,  sur  ma  foi,  j'ai  la  visière  telle 
Qu'en  plein  midi  je  n'y  vois  quasi  rien.  » 
Lors  le  barbon  (tout  barbon  est  avare  !....) 
Sur  son  gros  vilain  nez  camiis 
Enfonçant  sa  double  lunette, 
Descend  en  hâte,  et  cherche,  et  trouve  place  nette  ; 
Bien  qu'à  tous  les  saints  il  promette 
Des  messes  et  des  oremus. 
Sa  femme  cependant  l'anime  et  l'encourage. 

La  fenêtre  lui  sert  d'appui. 
Derrière  elle  un  rideau  ferme  à  l'œil  tout  passage  : 
Mon  jaloux  ne  voit  qu'elle,  elle  ne  voit  que  lui... 
Ainsi  caché,  le  galant  personnage 
Le  beau  marquis,  à  cette  heure  à  l'ouvrage, 
Fait  le  devoir.  .  porté...  non  pas  comme  un  mari. 


FÉLIX   NOGARET  203 

Ains  employant  le  revers  de  la  page, 
Et  je  crois  bien  n'y  laissant  aucun  pli. 

Lors  à  l'époux,  dont  la  vue  éprouvée 

Mais  sans  succès,  s'exerce  encor  là-bas, 

Cherchant  la  bague  et  ne  la  trouvant  pas, 

La  dame  dit  (toute  chose  achevée)  : 

—  «  Venez,  mon  cœur,  le  marquis  l'a  trouvée.  » 


GERONTE  A  SA  SERVANTE 


On  sait  comment  le  bonhomme  Géronte 
Perdit  son  vin;  maint  auteur  le  raconte  : 
J'ai  lu  le  texte,  et  je  puis,  Dieu  merci, 
Par  passe-temps  le  raconter  aussi. 

Le  vieux  Géronte  avait  une  feuillette 
D'excellent  vin,  que  pour  de  fins  gourmets 
Il  réserva  quand  il  en  fit  l'emplette. 
Chiche  d'ailleurs,  il  avait  pour  recette 
Qu'on  dîne  mal  avec  les  meilleurs  mets, 
Quand  par-dessus  on  boit  de  la  piquette; 
Mais  qu'un  fin  vin  dispense  des  apprêts. 
Bref,  en  ce  point,  il  était  honorable. 

Arrive  un  jour,  comme  il  était  à  table, 
Un  sien  ami.  —  «  Vous  venez  un  peu  tard, 
Dit-il,  mon  cher,  vous  ferez  maigre  chère  : 
Je  n'ai  pour  tout,  rien  que  ces  pois  au  lard. 
Pris  de  si  court,  je  ne  saurais  mieux  faire  : 


204  CONTES  BT  CONTEURS   GAILLARDS 

Tâtez  pourtant  de  ce  mince  ordinaire; 
Pour  réconfort  vous  boirez  du  nectar. 
Or  sus,  Margot,  prenez  de  la  lumière, 
Le  panier,  le  toret,  la  canellc,  un  flacon.  » 
Cet  ordre  là  fut  un  coup  de  tonnerre 
Pour  Margoton;  l'avide  chambrière 
Lampait  ce  vin  qu'elle  trouvait  fort  bon  ; 
Elle  en  buvait  chaque  jour  de  façon, 

Que  pour  lors  il  n'en  restait  guère. 
11  faut  pourtant  obéir  au  barbon. 
Elle  paraît,  la  friande  commère, 
Tenant  en  main  l'attirail  nécessaire. 
—  «  Bon  !  »  dit  Géronte.  Il  se  lève  et  la  suit. 
Dans  le  caveau  d'abord,  par  manière  d'acquit. 
Du  revers  de  l'index  Géronte  heurte  la  tonne. 
Sous  son  doigt  décharné  la  futaille  résonne  !... 
Il  s'arme  du  foret;  ô  dernier  rabatjoie  ! 
Le  tonneau  frappé  rend  un  son 
Tel  que  fit  le  cheval  de  Troie 
Sous  la  pique  de  Laocon. 
— -  «  Quoi  !  mon  vin  s'est  enfui  !  Eh,  de  quelle  façon  ? 
Et  comment?  Et  par  où?  Monte  un  peu  Margoton, 

Sur  le  tonneau;  regarde  là  du  long; 
Examine  le  fond  tourné  vers  la  muraille  : 
Quelque  cerceau,  peut-être,  aura  pu  se  lâcher.  » 

Voici  Margot  sur  la  futaille, 
Tête  bas,  croupe  haute,  et  feignant  de  chercher, 
Lanterne  en  main,  s'il  n'est  rien  là  qui  baille, 

Croyant  bien  Géronte  abusé. 
Géronte,  à  deux  genoux,  vers  le  fond  opposé, 
Dessus,  dessous,  promène  sa  lumière, 
Le  tout  en  vain.  A  la  fin  le  barbon 

Relevant  en  l'air  le  menton, 
Fort  à  propos  rencontre  le  derrière 
De  Margot,  qui  pour  lors  se  penchait  de  manière 
Qu'on  voyait  tout  sous  le  jupon. 


FÉLIX  NOGARET  205 

Au  spectacle  qui  l'enchante, 
Géronte,  à  demi  consolé, 
Dit  :  —  «  Bon  !  Margot,  je  vois  la...  fente 
Par  où  mon  vin  s'en  est  allé  »  (1). 


(1)  Cette  pièce,  dont  on  trouve  une  des  premières  versions  dans 
le  Recueil  de  Poésies  diverses  du  sieur  D'"  (Le  Fausset),  a  été  reprise 
par  bon  nombre  de  conteurs,  entr'autres  par  d'Aquin  de  Chateau- 
Lyon,  Legier,  etc.  Les  quarts  d'heures  d'un  joyeux  solitaire  (attribué 
à  L.  Sabatier  de  Castres),  en  accueille  en  outre  une  leçon  nouvelle 
sous  ce  titre  :  La  Servante  excusée. 


BEAUFORT  D'AUBERVAL 


«  Le  22  avril  1764,  je  suis  entré  dans  le  monde  par  la  porte 
ordinaire,  et  je  m'inquiète  aujourd'hui  fort  peu  par  quelle 
porte  j'en  sortirai. . .  Ma  naissance  est  un  enfantillage,  ma  vie 
un  roman...  Je  suis  le  fils  d'une  actrice  fameuse  par  sa 
beauté,  ses  talens,  et  surtout  la  bonté  de  son  cœur.  Le  pre- 
mier théâtre  de  Paris,  de  l'Univers,  l'ancienne  Comédie  fran- 
çaise, fut  son  berceau,  le  mien,  celui  de  sa  gloire,  de  ses 
plaisirs,  de  sa  fortune  et  de  ses  malheurs...  On  jouait  la  tra- 
gédie des  Horaces;  ma  mère  faisait  le  rôle  de  Camille  :  la 
superbe  imprécation  de  a  Rome,  l'unique  objet  de  mon  res- 
sentiment! »  pillée  par  Voltaire  et  tant  d'autres,  avança  de 
quelques  jours  ma  naissance,  et  pronostiqua  les  malheurs 
qui  devaient  la  suivre.  Après  avoir  porté  la  terreur  et  la 
pitié  dans  l'âme  des  spectateurs,  en  prononçant  avec  force 
les  vers  suivants  : 

Puissè-je 

Voir  le  dernier  Romain  à  son  dernier  soupir; 
Moi  seule  en  être  cause,  et  mourir  de  plaisir  î 

ma  mère  accouche  et  se  roule  dans  le  trou  du  souffleur. 

«  Le  spectacle  fut  interrompu,  comme  on  peut  le  croire. 
Plusieurs  spectatrices  me  voyant  venir  au  monde  d'une 
manière  aussi  tragique,  accouchèrent  subito  à  force  de  rire. 
La  salle  de  comédie  ressemblait  à  l'amphithéâtre  de  Saint- 
Côme;  le  cours  de  morale  fut  fermé,  celui  des  accouche- 
ments fut  ouvert,  et  je  puis  dire  que  jamais  naissance  de  fils 


BEAUFORT   d'AUBERVAL  207 

d'Empereur  ou  de  Roi  ne  fit  plus  de  bruit  que  la  mienne.  » 
Ainsi  débuta  dans  le  monde,  et  même  sur  les  planches, 
Alphonse-Aimé  de  Beaufort  d'Aubcrval,  comédien,  poète, 
auteur  dramatique  et  même  directeur  du  théâtre  de  la  Mon- 
naie, à  Bruxelles,  en  1818,  s'il  faut  en  croire  l'exorde  de 
VEnfant  du  Trou  du  Souffleur,  sorte  de  roman  autobiogra- 
phique, où  du  reste  le  merveilleux  abonde,  publié  à  Paris, 
chez  Petit,  Maradan  et  Pigereau,  l'an  xi,  en  2  volumes  in-12. 
Le  récit  de  cette  naissance,  cela  va  sans  dire,  est  une  fan- 
taisie entre  mille  autres.  Rien,  que  nous  sachions,  ne  vient  à 
son  appui  dans  la  chronique  de  l'époque.  Le  nom  même  de 
l'actrice  à  qui  un  accident  si  singulier  serait  arrivé  est  resté 
inconnu  jusqu'ici.  Auguste  Imbert,  qui  fut  le  dernier  éditeur 
de  Beaufort,  et  qui  lui  consacra  quelques  lignes  émues  en 
tête  de  cette  œuvre  posthume  :  Le  Bâtard  d'une  haute  et  puis- 
sante dame,  laisse  entendre  que  Beaufort  «  dut  le  jour  à 
M,le  Con*",  qui  fut  longtemps  l'honneur  de  la  scène  fran- 
çaise ».  Si  le  biographe,  ici,  désigne  M1^  Contât  l'ainée,  celle 
dont  Grimm  prit  plaisir  à  se  railler  et  qui  fut  victime  d'une 
mystification  restée  célèbre,  il  ignore  apparemment  que  celle 
actrice,  née  le  17  juin  1760,  avait  quatre  ans  au  moment  que 
naquit  Beaufort.  La  mère  de  celui-ci  semble  plutôt  être  une 
demoiselle  D***,amie  de  mesdemoiselles  Clairon  et  Dumesnil, 
mais  beaucoup  plus  jeune  qu'elles,  mademoiselle  Dubois, 
peut-être.  Quant  à  son  père,  voici  ce  qu'en  dit  Imbert  : 
«  Alphonse-Aimé  de  Beaufort  d'Auberval  était  le  filleul  du 
duc  de  ***  et  assurait  même  qu'il  lui  tenait  de  plus  près.  » 
Ignorant  si  Beaufort,  d'une  aussi  noble  bâtardise,  se  vanta 
jamais,  nous  ne  voudrions  pas,  sur  ce  point,  démentir  le 
respectable  Imbert,  mais  nous  observerons  qu'à  la  première 
ligne  de  VEnfant  du  Trou  du  Souffleur,  le  nouveau  Figaro, 
comme  il  s'intitule  lui-même,  emploie  un  tout  autre  langage  : 
«  On  est  toujours  V enfant  de  quelqu'un  »,  dit-il,  reprenant  la 
sentence  mémorable  de  Bridoison,  au  troisième  acte  du 
Mariage  de  Figaro.  Parle  de  son  père  qui  voudra,  pour  moi, 
je  n'en  sonnerai  mot,  je  n'ai  jamais  parlé  des  absens,  encore 


208  CONTES  ET   CONTEURS   GAILLARDS 

moins  de  ce  que  je  ne  connais  point;  j'ai  fait  dans  nia  vie 
assez  de  bévues  sans  faire  encore  celle-ci. 

Je  suis  trop  fier  de  ma  mère  pour  m'embarrasser  ici  du 
collaborateur  de  ma  naissance.  Que  ce  soit  Pierre,  ou  Paul 
ou  Jacques,  ou  Jean-Baptiste,  ou  Jean  de  Nivelle,  je  m'en 
bats  l'œil,  c'est  le  cadet  de  mes  soucis.  Je  suis  l'enfant  de 
ma  mère,  cela  répond  à  tout.  » 

Triste  existence,  au  demeurant,  que  celle  de  Beaufort 
d'Auberval,  en  dépit  de  «  l'horoscope  que  tirèrent  plusieurs 
grands  astrologues  de  ce  temps-là...  Je  devais,  à  les  entendre, 
être  un  jour  un  Curiace,  un  Horace,  un  Le  Kain,  un  grand 
homme,  que  sais-je,  un  phénix...  Hélas  !  je  ne  fus  pas  même 
le  fils  de  mon  père  aux  yeux  des  lois;  et  aux  miens,  je  ne 
suis  que  moi,  c'est-à-dire  un  peu  plus  que  rien.  »  D'abord 
comédien  en  province,  puis  journaliste,  auteur  dramatique 
applaudi,  poète  recherché,  la  fortune  parut  un  temps  lui 
sourire,  et  V Enfant  du  Trou  du  Souffleur,  roman  plein  d'es- 
prit et  d'originalité,  nous  fait  voir  qu'il  en  était  bien  digne. 
Mais  les  mêmes  qualités  qui  firent  le  succès  de  sa  jeunesse, 
le  goût  de  l'esprit  et  de  la  volupté,  furent,  dit-on,  ce  qui  le 
perdit.  Après  avoir  été  directeur  du  Théâtre  de  la  Monnaie, 
à  Bruxelles,  en  1818,  —  c'est  l'apogée  de  sa  carrière,  —  on  le 
vit  sombrer  dans  la  crapule  et  dans  la  débauche.  Sans  souci 
du  lendemain,  vivant  de  charité,  sollicitant  et  empruntant 
sans  relâche,  il  fréquentait  alors  de  méchants  cabarets,  et, 
«  pourvu  qu'on  lui  payât  à  boire  »,  récitait  des  contes  gra- 
veleux, des  fables  libertines,  voire  même  des  satires  poli- 
tiques, si  bien  que  la  police  saisit  et  confisqua,  dit-on,  ses 
manuscrits.  Lui  qui,  ayant  fait  «  son  entrée  dans  le  monde 
par  la  porte  ordinaire  »,  mais  dans  un  trou  de  souffleur, 
s'inquiétait  fort  peu  dans  sa  jeunesse  «  par  quelle  porte  il 
en  sortirait  »,  faillit  bien  finir,  pour  faire  pendant  avec  sa  nais- 
sance, dans  un  trou  de  souffleur,  et  de  quel  théâtre,  hélas!... 
M.  Comte  (de  Genève),  «  physico-magi-ventriloque,  le  plus 
célèbre  de  nos  jours  »,  et  pour  tout  dire  le  Robert-Houdin 
d'alors,  l'avait  engagé  comme  souffleur  dans  son  «  Théâtre 


BEAUFORT    D'AUBERVAL  209 

déjeunes  élèves  ».  Victime  de  manœuvres  policières,  Beau- 
fort  perdit  son  emploi  et  dut  errer  de  façon  lamentable, 
vieillard  sexagénaire  que  les  excès  et  les  privations  avaient 
rendu  tout  à  fait  caduc,  jusqu'à  l'heure  où,  miné  par  le  mal, 
l'hôpital  Beaujon  le  recueillit  (1),  le  19  août  1825.  Il  s'éteignit 
quelques  jours  après,  le  26  août,  de  «  phtisie  pulmonaire  ». 

Beaufort  d'Auberval  a  laissé  un  certain  nombre  d'ouvrages 
dont  quelques-uns  ont  mérité  d'être  réimprimés  dans  ces 
dernières  années  ;  des  romans  :  Elle  et  moi  ou  Folie  et 
Sagesse,  Paris,  Laurens  jeune,  1800,  2  vol.  in-12;  L'Enfant  du 
Trou  du  Soujfleur,  etc.,  Paris,  Lepetit,  Leprieur,  etc.,  1803, 
2  vol.  in-12  (1);  Le  Bâtard  d'une  haute  et  puissante  dame,  etc., 
Paris,  Poulton,  1831,  2  vol.  in-12;  des  poèmes  :  Epîires  libé- 
rales en  vers  ou  satires  (comme  on  voudra)  à  mes  souliers,  aux 
arts,  à  rien,  etc.,  Paris,  chez  tous  les  marchands  de  nou- 
veautés, et  chez  l'auteur,  rue  Bourbon-Villeneuve,  1819,  in  8°; 
La  France  fière  d'elle-même  ou  Hommage  à  ses  Grands  Hom- 
mes depuis  le  gaulois  Brennus  jusqu'à  l'immortel  Cambronne, 
Paris,  Ponthieu,  1820,  in-8<>,  et  Paris,  A.  Clérisse,  1820,  in-8°; 
UOpinion,  poème  (Chants  i  et  n  seuls),  Paris,  l'éditeur,  1821, 
in-8°  ;  des  comédies,  des  vaudevilles  dont  La  Vérité  dans  un 
puits  ou  la  Comédie  sans  acteur  sur  la  scène,  vaudeville  en 
1  acte,  Troyes,  Gobelet,  an  vin  (1800),  in-8°;  une  fantaisie  en 
prose  :  Voyages  et  séances  anecdotiques  de  M.  Comte  (de 
Genève),  physico-magi-ventriloque,  le  plus  célèbre  de  nos  jours, 
publiés  par  un  témoin  auri- oculaire,  etc.,Dentu,  1816,  in-12,  etc. 

De  toutes  ces  productions,  nous  ne  retiendrons  que  ce 
très  curieux  recueil  :  Contes  Erotico  philosophiques  (Bruxelles, 
Dcmanet,  et  Paris,  Ferra,  1818,  2  vol.  in-18),  réimprimé  à 
Bruxelles,  sur  l'édition  de  1818,  avec  illustrations  d'Amédée 
Lynen  «  cette  présente  année  1882,  par  Henri  Kistemaeckers, 

(1)  Les  registres  de  cet  hôpital  le  désignent  sous  le  nom  de  Beau- 
fort  d'Auberualle. 

(1)  Il  existe  une  réimpression  récente  de  cet  ouvrage  :  L'Enfant  du 
Trou  du  Souffleur  ou  V Autre  Figaro,  Bruxelles,  J.-.I.  Gay,  1883,  in-18. 

14 


210  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

éditeur  »,  in-8°.  Beaufort  s'y  montre  un  des  derniers  repré- 
sentants de  la  poésie  libre  au  xvme  siècle,  et  comme  une 
épave  de  la  littérature  galante.  Encore  que  ses  vers  n'aient 
pas  la  qualité  de  sa  prose,  ils  ne  laissent  pas  d'avoir  cette 
naïveté  savante  qui  convient  au  genre,  et  cette  malice  de  bon 
aloi  sans  laquelle  le  conte  libertin  tournerait  vite  à  la  sotte 
grivoiserie. 


LE  PETIT  VOYAGE 

ou 

LES  URSULINES  ET  LES  CARMES 

Deux  hirondelles  de  carême, 

Deux  Ursulines,  c'est  de  même, 
Qui  sous  la  guimpe  avaient  gentil  minois, 
Un  teint  de  rose  et  d'amour  le  carquois  ; 
Enfin  ce  talisman  qui  fait  partout  qu'on  aime 
Le  bavolet,  la  guimpe  et  jusqu'au  diadème, 

S'en  retournaient  pédestrement, 
Assez  loin  de  la  ville  à  leur  triste  couvent, 

Triste  de  nom  ;  car  c'était  un  asile 

Fort  gai,  dit-on,  où  paillards  de  la  ville 

Venaient  parfois  tuer  le  tems . 
«  Avec  le  ciel  il  est  des  acommodemens  » 
(Comme  dans  son  Tartuffe  a  fort  bien  dit  Molière). 

Nul  ne  savait  tout  ce  qui  s'y  passait, 
Non,  nul  ne  le  savait...  mais  chacun  s'en  doutait. 
Cela  ne  fait  rien  à  l'affaire. 

Nos  deux  nonnains  côte  à  côte  trottaient, 
Et  du  tiers  et  du  quart  en  trottant  médisaient  : 

Pour  les  punir  survint  un  gros  orage, 


BEAUFORT   D'AUBERVAL  211 

Vent  de  souffler,  grêle  de  faire  rage, 

On  aurait  dit  que  les  cieux  se  fondaient, 
Tonnerre  de  gronder,  de  faire  grand  tapage, 
Et  nonnains  d'avoir  peur...  de  gâter  leur  visage: 
Que  faire  en  pareil  cas?...  Force  signes  de  croix 
D'abord  ;  puis  de  hâter  le  pas.  D'ici  je  vois 
Leur  allure  timide,  et  tremblante,  et  pressée  ; 

Puis  il  leur  vint  soudain  à  la  pensée 
De  retrousser  la  jupe,  afin  de  garantir 

De  l'ouragan  et  de  la  pluie 

Gorge  de  roc,  mine  jolie, 

Et  surtout  de  ne  pas  courir, 
Pour  ne  pas  attirer  sur  elles  le  tonnerre, 
Pour  éviter  enfin  du  Très-Hant  la  colère, 
Dont  la  foudre  est  le  signe  et  certain  et  complet, 

Trépas  plus  doux  faisant  mieux  leur  affaire. 

Quand  on  a  peur  on  ne  sait  pas  ce  qu'on  fait. 
Les  éclairs,  la  foudre  et  la  bise 
Les  troublaient  tellement,  qu'en  leur  esprit  distrait 

Avec  la  jupe  ils  prirent  la  chemise 
Et  mirent  au  grand  jour  les  deux  plus  beaux  fessiers 
Qu'amour  ait  jamais  vus,  deux  vrais  fessiers  d'albâtre, 
Deux  fessiers  arrondis,  que  l'Amour  idolâtre, 
Recherchés  des  Robins,  recherchés  des  guerriers, 
Gibier  rare  et  couru  des  chasseurs  de  Cythère  ! 
Elles  n'avaient  pas  vu  deux  carmes,  par  derrière, 
Qui  les  suivaient  de  près  à  petits  pas  de  loup, 
Alléchés  par  l'aspect  de  ce  divin  ragoût, 
Carmes  deschaux,  lurons  au  poil  comme  à  la  plume, 
Propres  dans  tous  les  tems.  Sous  cape  nos  fripons 
Priaient,  en  contemplant  la  rondeur  de  ces  monts, 
De  ces  eus-pomme  et  durs  comme  une  enclume  ; 
Désir  de  les  palper  sous  leur  robe  s'allume  ; 
De  le  manifester  par  un  geste  indécent, 

Et  de  râper  du  Saint- Vincent, 

Pour  rendre  hommage  a  tant  de  charmes. 


212  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Quatre  fesses  à  l'air  !  Quels  morceaux  pour  deux  carmes  : 
Quatre  fesses  de  nonnes  encor  qu'ils  convoitaient, 
A  moins  que  d'être  saint  il  faut  rendre  les  armes  : 
Comme  ils  ne  l'étaient  pas,  ils  riaient  et  voulaient... 
Et  voulaient  faire  plus.  Mais  les  nonnains  trottaient 
Toujours,  derrière  au  vent  :  Carmes  toujours  de  rire, 
Et  de  rire  aux  éclats  ;  nonnains  de  regarder 
De  s'en  plaindre  tout  haut,  et  surtout  de  gronder. 

—  «  Pourquoi  rire  de  nous?  C'est  une  horreur,  mes  frères;  » 

—  «  Mes  sœurs,  apaisez-vous  ;  se  fâcher  fait  du  mal  ; 
Le  tour,  convenez-en,  en  est  fort  orignal  : 

Nous  rions  de  plaisir  en  voyant  vos  derrières, 

Ils  sont  fort  beaux,  fort  blancs,  ainsi  que  vos  minois 

Et  nous  rions  encor  de  l'embarras  du  choix.  » 

Toutes  honteuses  et  confuses, 

En  un  clin  d'œil,  nos  deux  recluses, 

De  recouvrir  chute  de  reins  et  eu  : 

C'était  bien  temps,  tout  avait  été  vu  ; 
Et  d'ajouter  :  —  «  Pourquoi  jouir  d'une  méprise 

Involontaire  ?  Il  arrive  souvent 
De  faire  plus  grande  sottise  : 

Nous  avons  pris  jupe  et  chemise, 

Pour  nous  garder  de  la  pluie  et  du  vent, 

Sans  le  savoir. . .  et  charitablement 
Vous  ne  vous  avez  pas,  mes  trères,  averties  ?  » 

—  «  Nous  n'avions  garde!  »  —  «  Allez,  vous  êtes  des  impies, 
Ah  !  Sainte-Vierge  !»  —  «  Oui,  nous  craignions,  mes  sœurs, 
En  vous  avertissant,  d'irriter  vos  clameurs.  » 

—  «  Comment  cela!  »  —  «  Sans  doute.  Ecoutez  notre  excuse...  » 

—  €  En  est-il?  »  —  «  Oui,  vraiment.»  -  «Du  démon,  quelle  ruse!  » 

—  «  Notre  ordre  étant  d'aller  nu-pieds,  nous  avions  cru, 
Chères  sœurs,  que  le  vôtre  était  d'aller  eu  nu.  » 


BEAUFORT   D'AUBERVAL  213 


L'ALTERNATIVE 

ou 

LA  MAITRESSE  CHARITABLE 


Une  soubrette  à  sa  maîtresse 
Cacha  si  longtemps  qu'elle  put, 
Certaine  preuve  de  grossesse, 
Mais  la  grossesse  enfin  parut. 
—  «  Eh  bien!  Marine? 
Est-ce  ainsi  que  l'on  se  conduit?  » 

—  «  Madame,  un  scélérat...,  d'une  humeur  libertine, 

Un  jour  me  prit... 

De  force...  et,  malgré  moi,  me  fit 
Blessure  là...  (montrant  du  doigt  la  place). 

Hélas  !  je  demandais  grâce, 

Et  plus  avant  sa  main  allait 

Sous  mes  jupons,  dans  mon  corset  : 
Je  me  mis  à  crier...  j'égratignai  le  traître, 
Je  le  mordis..., 

En  pièce  je  faillis  le  mettre..., 
Et  tout  ce  qu'il  faut  faire...  en  ce  cas  je  le  fis 

Il  ne  peut  qu'y  paraître 
Vraiment  ! 
En  ce  moment, 

Madame,  si  vous  m'aviez  vue, 

La  cuisse  en  l'air,  la  gorge  nue. . . 

Me  débattre  en  mon  désespoir  !  » 

—  «  Chansons  II  suffisait  de  ne  pas  le  vouloir 
Regarde  cet  anneau  que  de  mon  doigt  je  tire  : 

Tâche,  Marine,  de  pouvoir 
Y  faire  entrer  le  tien.  »  L'Agnès  se  mit  à  rire  ; 
Puis,  ajustant  l'index,  veut  l'introduire, 

Elle  pousse,  l'autre  retire  ; 


214  CONTES  ET   CONTEURS   QAILLARDS 

Et  l'anneau  sans  cesse  agité 
Dans  un  sens  tout  à  fait  contraire, 
Allant  venant  en  liberté, 
Lasse  la  pauvre  chambrière. 
—  t  Eh!  mais,  comment 
Est-il  possible  que  j'enfile, 
Si  vous  n'arrêtez  un  moment?  » 

—  «  A  ce  point-là,  quoi  !  tu  fus  imbécile  ? 

Malheureuse  !...  Précisément 

C'est  là  ce  qu'il  taillait  faire, 

Et  ta  pudeur  serait  encore  entière.  » 

—  «  Oui,  mais  le  cas,  madame,  était  embarrassant, 

Car,  c'est  au  dépens  du  devant 
Que  j'ai  pu  sauver  le  derrière.  » 

—  «  Que  ne  le  disais-tu  d'abord  ?  C'est  différent.  » 


LA  DRAGÉE  D'ATTRAPE 

ou 

LA  GOURMANDISE  PUNIE  (1) 

Le  diable  nous  tente  à  tout  âge 
Malice,  pièges,  tours,  il  met  tout  en  usage 
Pour  en  venir  à  son  honneur  : 
Le  diable  est  un  grand  séducteur  ; 
Jeunes  et  vieux  en  vain  demandent  grâce, 
Petits  et  grands  il  faut  que  tout  y  passe. 

Une  dame,  sur  le  retour, 
Femme  à  tempérament,  les  uns  disent  comtesse, 

(1)  Traité  par  Vasselier  {Contes,  Londres,  1800)  :  Tout  ce  qui  reluit 
n'est  pas  or. 


BEAUFORT   D'AUBERVÀL  215 

Autres,  marquise,  autres,  duchesse, 
Aimait  beaucoup  les  experts  en  amour, 
En  amour  ?  Je  me  trompe  ;  en  besogne  amoureuse 
Est  bien  mieux  dit  :  elle  aimait  fort  le  droit, 
Non  pas  le  droit  civil,  point  n'étant  chicaneuse  ; 
Mais  le  droit  naturel,  droit  d'une  forme  heureuse, 
Et  préférait  Priape  au  triste  jeu  du  doigt; 

Enfin  la  dame  était  gourmande, 
Et  payant  grassement  la  priapique  offrande 
Elle  se  signalait  aux  amoureux  assauts  ; 
Son  entier  fut  jadis  un  entier  magnifique, 

Et,  malgré  son  humeur  lubrique 
Qui  mit  souvent  son  honneur  en  lambeaux, 
Elle  en  avait  ençor  des  restes  assez  beaux, 

Dans  un  superbe  hôtel  la  dame  était  logée, 
En  face  d'un  cadet  du  pays  de  l'Aunis, 
C'était  un  petit  Mars  sous  les  traits  d'Adonis  ; 
Elle  voulait  avec  lui  sucer  la  dragée 
Plutôt  la  faire  entrer  à  tel  prix  que  ce  fût, 

Dans  son  antique  bonbonnière, 

Depuis  longtemps  mise  au  rebut  ; 

Enfin  la  vieille  douairière 

Etait  en  feu . . .  plutôt  en  rut. 
Mon  officier  voulait  remonter  ses  afffaires 
Par  ce  moyen  permis,  quoiqu'assez  peu  décent. 

ka  dame  ne  se  gênant  guères, 
De  son  balcon  lui  lance  un  coup  d'œil  agaçant  : 

l\  y  répond,  en  conquérant, 

Par  plusieurs  gestes  téméraires  ; 

Il  la  lorgnait,  et,  remarquant 

Que  la  dame  franche  coquette, 

Devant  lui,  faisant  sa  toilette, 
Prenait  un  air  tout  aimable  et  riant 

Il  quitte  aussitôt  sa  lorgnette, 

Et  lui  fait  voir  son  instrument 


210  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Très  propre  à  contenter  un  gros  tempérament. 

La  nature  avait  été  chiche 

Envers  lui  d'un  meuble  brillant, 

Et  mon  cadet  le  remplaçant 

Par  un  bel  instrument  postiche, 

De  l'encolure  la  plus  riche, 
Râpe,  au  nez  de  la  dame,  un  peu  de  Saint- Vincent  ; 

Et  pour  pousser  ses  affaires  avant, 
Pour  arriver  au  but,  prend  des  détours  et  triche. 

La  dame  voit,  admire,  et  dit  :  —  «  Voilà  mon  fait. 
Oh  !  le  bel  instrument  1  l'aimable  flageolet  ! 
Et  mon  affaire  doit  en  jouer  comme  un  ange.  » 
Elle  écrit  sur-le-champ  un  amoureux  billet. 
Assigne  un  rendez  vous,  y  joint  lettres  de  change 
Payables  au  porteur.  Ici-bas  tout  s'arrange  : 
La  vieille  est  enchantée,  elle  a  bon  appétit, 
Et  croit  se  régaler. . .  Mince  fut  la  pitance  ; 
Elle  est  grande  mangeuse,  et  le  repas  petit, 
Rien  n'est  trompeur  comme  belle  apparence 
Le  rendez-vous  est  pour  minuit  ; 
L'officier  est  exact,  et  l'instrument  en  poche, 

Il  sonne,  on  ouvre,  il  entre,est  introduit, 
Et  d'un  air  caressant  de  la  dame  s'approche  : 

La  dame  en  veut  pour  son  argent, 
Et,  l'œil  au  pont-levis,  lorgne  son  instrument, 
Mais  ne  devine  pas  quelle  anguille  est  sous  roche  I 
Souper  choisi,  très  rares  petits  plats, 
Vins  et  liqueurs,  tous  fins  et  délicats, 
Bien  échauffants,  au  combat  tout  prépare  ; 
La  dame  soupe  vite,  et  plus  vite  est  au  lit  ; 
Et  là  du  champ  d'honneur,  pour  vaincre,  elle  s'empare  ; 
En  un  clin  d'oeil  notre  officier  la  suit, 
Sous  l'oreiller  fourrant  la  vraisemblable, 
Autrement  dit,  le  postiche  instrument. 
La  dame  est  dans  l'impatience, 


BEAUPORT    D'AUBERVAL  217 

Et  son  tempérament  croit  bien  faire  bombance. 

Elle  s'attache  au  gentil  officier, 
Et,  dans  une  attitude  aimable  et  paresseuse, 
Des  jambes  et  des  bras  à  lui  veut  se  lier  : 
L'officier  est  déjà  dans  la  vieille  amoureuse, 
Par  trois  fois  engouffré,  sans  savoir  trop  par  où  : 

—  «  C'est  assez,  lui  dit-elle,  aimable  petit  fou; 
Ote  ce  doigt  charmant  léger  comme  la  plume, 
C'est  assez  m'amuser.  Le  feu  qu'un  doig  allume 
Ne  s'éteint,  tu  le  sais,  que  d'une  autre  façon  : 
De  ton  bel  instrument  fais  entendre  le  son  ; 

Aimable  ami,  je  meurs  et  me  consume; 
Prends-moi  pour  ta  jument,et  ferme  sur  l'arçon.  » 

—  «  Je  ne  tais  que  cela  vraiment  depuis  une  heure.   » 
«  Comment  donc?  »  —  «  Oui,  madame,  que  je  meure 
Si  je  vous  mens  !»  —  «  Cela  ne  se  peut  pas, 

Je  ne  crois  pas  à  cette  ruse  : 

Me  prends-tu  donc  pour  une  buse  ? 

Je  suis  stylée  aux  amoureux  combats, 

Et  ne  prends  pas  un  doigt  pour  un  priape.  » 

L'autre,  aussitôt,  montrant  son  gros  bonbon  d'attrape: 

—  «  La  nature  m'ayant  traité  mesquinement, 
Près  des  dames  j'agis  ainsi  communément  ; 
Madame,  excusez-moi,  qu'il  ne  vous  en  déplaise, 

J'amorce  avec  cet  instrument  : 
Mais  avec  celui-là  je  baise.  » 


218  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 


LE  BUISSON  OU  LA  CURIOSITÉ  PUNIE 

Jeannot,  joli  garçon,  et  carré  des  épaules, 

Parmi  fillettes  des  plus  drôles, 
Avoit  choisi  Lucette,  et  lui  poussa  tout  droit 

Sa  pointe,  tout  juste  à  l'endroit, 
Par  où  fille  devient  d'abord  femme..,  et  puis  mère. 

Lucette  voulait  bien  être  femme,  et  devint 
Mère,  sans  ,1e  vouloir.  Certain  jour  qu'il  avint 
Qu'elle  avait  grand  désir  de  besogne  amoureuse, 
Elle  dit  à  Jeannot  :  —  «  Du  fait  je  suis  peureuse, 
Il  me  plaît  fort  pourtant  ;  mais  si  tu  m'aimes  bien, 
Dans  l'endroit,  que  tu  sais,  entre  et  ne  laisse  rien.  » 
Par  un  beau  clair  de  lune,  ayant  bien  moins  à  dire. 
Qu'à  faire,  mon  Jeannot  conduit  Lucette  au  pré  ; 
Dans  l'endroit  qu'il  sait  bien,  à  peine  est-il  entré, 

Qu'il  va,  qu'il  vient,  et  vite  se  retire  : 
Lucette  alors  se  pâme,  et  ramène  à  son  trou 
Gentil  lapin  d'amour  qui  s'y  fourre  en  vrai  fou, 
Jeannot  est  galant  homme,  il  ne  perd  pas  la  tête  ; 
En  bon  maître  d'escrime,  et  tout  à  ses  transports, 

Il  fait  à  point  la  retraite  de  corps. 

Tout  près  de  là,  revenant  de  la  quête, 

Un  capucin,  passant  droit  au  buisson, 
Qui  bordait  justement  l'amoureuse  couchette, 
Où  Lucette  et  Jeannot  besognaient  en  cachette. 

Vit  tout  le  jeu.  Le  moine  rubicond 
Râpe  du  Saint- Vincent,  les  guette, 
De  plus  belle  ;  et  voyant  que  de  plus  belle  encor 

Nos  deux  amans  reprennent  leur  essor  ; 
Au  moment  où  Jeannot  se  retire  en  arrière, 
Il  allonge  sa  main  et  retient  le  fuyard  ; 
Jeannot  croit  que  Lucette  à  ce  jeu-là  prend  part, 
Il  rentre  au  nid  d'amour,  et  fournit  sa  carrière, 
Sans  s'arrêter...  et  tout  entière, 


BEAUFORT  D'AUBERVAL  219 

En  amoureux  et  vigoureux  gaillard. 
Lucette  alors  le  gronde,  et  Jeannot  s'en  étonne  ; 

—  «  Vraiment,  dit-il,  tu  me  la  bailles  bonne  ! 
Pour  te  faire  plaisir,  au  moment  que  ça  vient, 
J'allais  me  retirer,  quand  ta  main  me  retient  ; 

Tu  le  veux,  puisque  je  te  l'ôte, 
Moi,  je  te  l'ai  laissé  ;  ce  n'est  pas  de  ma  faute.  » 

Le  moine  alors,  riant  tout  haut, 
Leur  dit  :  —  «  Courage,  enfans  !  vous  faites  ce  qu'il  faut 
Pour  arriver  au  ciel  :  Dieu  dit  que  pour  lui  plaire, 
Il  ne  faut  pas  de  membre  inutile  sur  terre.  » 
A  ces  mots,  nos  amans  de  s'enfuir  aussitôt. 
Lucette  devint  grosse  ;  et  Jeannot  qu'elle  accuse, 

Nia  le  fait  :  puis  citant  le  buisson, 
Mit  sur  le  dos  du  pénaillon, 
(Qui  fut  la  dupe  de  sa  ruse) 
De  la  grossesse  la  façon. 
Le  moine  eut  beau  plaider,  se  plaindre  et  se  défendre, 
Preuve  fut  contre  lui  ;  Jeannot  se  fit  entendre 

Comme  témoin,  jugement  bon  et  beau, 
Par  lequel  fut  au  moine  enjoint  l'ordre  de  prendre 
Après  l'accouchement,  la  vache  avec  le  veau. 

A  cet  arrêt,  le  moine  dut  se  rendre, 
Et  pour  que  la  prison  ne  lui  devînt  pas  hoc, 

Contre  Lucette  il  échangea  son  froc. 

Par  cet  arrêt,  le  frocard  put  apprendre 
Qu'il  vaut  mieux  d'un  enfant  parfaire  la  façon 
Que  d'aider  à  le  faire  au  travers  d'un  buisson. 

(Contes  érolico-philosophiques,  Bruxelles, 
Demanet,  et  Paris,  Ferra,  1818.) 


APPENDICE 


RECUEILS    COLLECTIFS 
OUVRAGES   ANONYMES    ET    MANUSCRITS 


RECLEILS  COLLECTIFS  El  OUVRAGES  JKONHIS 


Nous  ne  prétendons  point  réunir  ici  tous  les  recueils  de  contes 
anonymes  publiés  à  la  fin  du  XVIII* siècle  et  au  commencement 
du  XIXe  siècle.  Leur  nombre,  ainsi  que  la  matière  qu'ils  offrent, 
déborderaient  de  notre  cadre  étroit.  Nous  nous  contenterons  de 
signaler  les  plus  connus  et  den  détacher  quelques  pièces  carac- 
téristiques. Pour  faciliter  les  recherches  nous  avons  classé  ces 
recueils,  ainsi  que  divers  ouvrages  douteux,  par  ordre  chro- 
nologique, rejetant  à  la  fin  du  présent  volume  quelques-uns  de 
ceux-ci  qui  furent  publiés  sans  date. 


LES  POESIES  DIVERSES  DU  SIEUR  D*** 
(mdccxviii) 


Publié  sans  indication  d'imprimeur,  ce  recueil,  œuvre  sans 
aucun  doute  d'un  unique  auteur,  n'a  pu  être  identifié.  Il  con- 
tient (outre  des  poésies  diverses,  des  épigrarames,  des  contes 
rapides,  des  paraphrases  de  psaumes,  etc.),  un  supplément 
de  12  p.  (paginé  de  1  à  12),  où  se  trouvent  quatre  contes  qui 
furent  assez  souvent  réimprimés  dans  d'autres  ouvrages. 
L' Urinai  est  un  de  ceux-là. 


224  CONTES   ET   CONTEURS    GAILLARDS 


L'URINÀL  (1) 

Ruse,  entregent,  bons  tours,  habileté, 

Matois  Enfans  de  la  nécessité, 

Prirent  naissance  en  celte  part  du  monde 

Que  va  mouillant,  Garonne  de  son  onde. 

Maints  babitans  sortent  d'iceux  climats, 

Petitement  partagés  de  Ducats, 

Pour  ce  qu'illec,  par  étrange  Coutume  ; 

Les  biens  ne  sont  également  partis, 

Si  que  de  dix  de  même  tronc  sortis 

Un  seul  à  l'Oye,  et  le  reste  à  la  plume. 

Or  à  Paris  abondent  de  toustems 

Pauvres  Cadets  traînant  mauvaise  chance  ; 

Là  font  valoir  les  merveilleux  talents 

Qu'eurent  du  Ciel  pour  chasser  indigence. 

Des  tours  par  eux  à  cette  fin  ourdis, 

Je  vais  conter  une  galanterie, 

Un  des  coups  heureusement  hardis, 

Que  le  public  appelle  effronterie. 

Un  des  madrés  entre  les  Cadedis, 

Ces  héritiers  de  leur  seule  industrie, 

Du  tout  privé  des  trésors  de  Plutou, 

Ceux  de  Priape  en  revanche  eut  pour  don. 

Or  il  cherchoit  avec  gentes  femelles, 

A  trafiquer  contre  un  bon  Coffre-fort, 

De  l'usufruit  de  son  riche  trésor. 

Un  tel  appas  offert  aux  plus  cruelles 

Les  aprivoise  autant  que  métal  d'or 

Jà  ne  feroit  pour  certain  la  première 

A  cettuy  don  femme  qui  se  rendroit; 

(1)  Cette  pièce  se  retrouve  dans  le  Recueil  de  Poésies  diverses,  de 
1723,  ainsi  que  dans  les  Œuvres  choisies  d'Alexis  Piron,  publiées  à 
Londres  en  1782  (Ed.  Cazin.  t.  III). 


APPENDICE  225 


Aussi  le  gars  du  sien  peu  n'esperoit, 
L'affaire  étoit  de  le  mettre  en  lumière. 
A  donc  penser  comme  il  s'y  prendroit, 
Es  heureux  tems  du  monde,  en  son  enfance, 
Lorsque  régnant  sur  terre  l'innocence, 
L'homme  n'avoit,  honteux  de  se  voir  nud, 
Fait  de  vergogne  encore  une  vertu. 
Embarrassé  n'eut  été  le  beau  sire, 
Tout  son  mérite  au  grand  jour  eut  paru, 
Ce  tems  n'est  plus,  j'ay  regret  de  le  dire. 
Voiles  épais  étendus  maintenant 
Sur  le  petit,  le  moyen,  réminent, 
Les  confond  tous,  si  que  n'osant  paroitre, 
Œil  féminin  n'y  sçauroit  rien  connoître. 
Que  pouvoit  donc  notre  Gascon  tenter 
En  cettuy  cas  pour  se  manifester? 
Dire  par  tout,  je  partage  la  gloire, 
Qui  de  Lampsaque  illustra  le  Héros 
J'aurois  pu  même  aux  amoureux  travaux 
Luy  disputer  le  prix  et  la  victoire, 
Chezmoyle  sexe  a  sçu  ce  que  je  vaux, 
Corner  sans  cesse  aux  femelles  oreilles 
De  si  beaux  faits  il  aurait  fait  merveilles. 
Tel  homme  n'est  pour  sûr  leur  ennemy, 
Mais  bons  garants  eut  fallu  de  l'histoire, 
Sur  sa  parole  un  Gascon  ne  faut  croire, 
Qui  sur  ce  point  est  Gascon  et  demy. 
Le  nôtre  donc  revoit  à  cet  ouvrage, 
Profondément,  cherchant  quelque  bon  tour 
Dans  son  cerveau,  quand  par  le  voisinage 
Se  promenant,  il  aperçut  un  jour 
Non  sans  éraoy,  certaine  fayanciere, 
Au  regard  tendre,  au  maintien  gracieux, 
Au  teint  vermeil,  une  bouche  et  des  yeux, 
Des  libertés  trebuchetordinaire, 
Fermes  tétons,  et  taille  faite  au  tour, 


15 


226  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Vingt  ans  sans  plus,  bel  âge  pour  l'amour. 
Veuve  pourtant,  mais  des  veuves  comme  elle 
Au  gré  de  maints,  et  même  délicats, 
Sur  ce  chapitre  ont  pour  eux  plus  d'apas, 
Et  valent  mieux  cent  lois  qu'une  pucelle. 
De  ce  goût  là  je  sçay  mainte  raison  ; 
Mais  pour  n'avoir  sur  ce  point  de  querelle, 
Je  n'entreray  dans  la  comparaison. 
Revenons  donc  au  fait  de  nôtre  belle. 
Pour  dernier  lustre  aux  agrémens  susdits, 
Elle  joignoit  encore  la  richesse, 
Notable  point  aux  yeux  du  Cadedis. 
Par  ce  trait  seul  c'étoit  une  Déesse. 
Jà  tel  trésor  dévorant  en  son  cœur, 
Son  chaud  désir  pour  fortune  s'enflâme, 
Puis  il  s'enquit  de  l'esprit,  de  l'honneur, 
Du  caractère,  et  du  goût  de  la  Dame. 
Un  sien  voisin  sur  cela  satisfit 
De  point  en  point  à  chacune  demande. 
Puis  il  apprend  que  c'est  une  friande, 
Pour  fait  d'amour  toujours  en  apetit, 
Qu'en  tel  repas  on  ne  fut  plus  gourmande, 
Qu'au  demeurant  assés  riche  pour  deux, 
Et  méditant  un  second  Hymenée, 
Le  personne  est  seulement  destinée 
Pour  un  bon  gars,  bien  taillé,  vigoureux 
A  l'avenant.  Qu'à  ce  trésor,  bornée, 
La  belle  veut  du  sien  faire  un  heureux. 
A  ce  récit  ce  Compagnon  tressaille, 
Puis  dit  tout  bas,  pardieu  je  suis  son  fait, 
Pour  telle  femme  on  ne  peut  en  effet 
Mieux  rencontrer,  je  suis  une  trouvaille, 
Dans  cet  espoir  qu'accroît  sa  vanité, 
Tout  pétillant  du  désir  qui  le  pique, 
De  nôtre  veuve  il  court  à  la  boutiquel 
Un  garçon  vient  avec  civilité, 


APPENDICE  227 

—  «  Monsieur  veut-il  quelque  chose  du  nôtre? 
One  ne  sçauroit  mieux  trouver  chés  un  autre.  » 

—  «  Bien  mon  amy,  voyons  premièrement 
Un  Urinai,  en  as-tu  de  commode  ?  » 

—  «  Oûy  da,  Monsieur,  et  des  plus  à  la  mode, 
Dit  le  garçon,  choisisses  seulement. 

Tous  sont  fort  beaux  et  d'un  verrre  admirable.  » 
Nôtre  Gascon  à  chacun  repartit, 

—  «  Non,  trop  petit. . .  encore  trop  petit. 
De  tous  ceux-là  nul  ne  m'est  convenable. 
Cherche  un  tuyau  qui  soit  d'autre  largeur.  » 
Lors  le  garçon  :  —  «  Je  vous  jure  Monsieur, 
Que  ce  sont  là  les  plus  larges  qu'on  fasse 
Pour  le  présent.  Examinés  de  grâce.  » 

Le  Cadedis  sans  daigner  repartir, 
Pour  voir  ailleurs  fait  mine  de  sortir, 
Quand  la  Maîtresse  avec  douce  maniàre, 

—  «  Quoy  donc  ?  Monsieur  ne  veut  pas  acheter  ? 
Au  Magazin  si  vous  vouliés  monter, 

On  trouvera  peut-être  vôtre  affaire.  » 

Le  Verd  galand  ne  demandoit  pas  mieux. 

Il  monte  en  haut  avec  nôtre  marchande, 

Maint  Urinai  elle  parcourt  des  yeux, 

Pour  en  trouver  un  tel  qu'il  le  demande. 

Lors  le  Matois  vous  l'arrête  tout  coy, 

Puis  brusquement  il  lui  montre  . .  hé  bien  quoj'? 

Pour  ce  quoy  là  détour  m'est  nécessaire. 

Ne  faut  tout  droit  aller  dans  ce  mystère, 

Il  est  aisé  pourtant  si  vous  voulés, 

De  deviner  le  quoy  de  cette  affaire. 

C'est  le  mérite,  et  ces  trésors  voilés, 

Voilés,  je  faux,  et  Dame  Modestie 

Pour  cette  fois  ne  fut  de  la  partie. 

On  la  bannit,  que  dans  le  Conte  aussi 

N'est-il  permis  de  la  bannir  ainsi  ? 

Jà  n'eut  été  Conteur  à  la  torture. 


228  CONTES   ET   CONTEURS   GA1LLAHDS 

—  «  N'allés  plus  loin  chercher  cet  Urinai, 
Dit  le  Gascon,  en  voicy  le  mesure, 
Pour  vous  régler  il  n'en  est  de  plus  sure. 
Sur  ce  modèle  avés  vous  un  canal?  » 
A  cet  objet,  soudainement  saisie, 
Tant  demeura  nôtre  Veuve  ébahie, 
Qu'un  Urinai  qu'elle  avoit  en  sa  main 
En  fut  cassé.  Pour  n'augurer  en  vain, 
Je  ne  diray  si  la  Dame  entreprise 
Pâma  plus  d'aise  encor  que  de  surprise, 
Lorsque  tels  cas  se  passent  sans  témoins. 
Femmes,  je  crois,  se  révoltent  bien  moins. 
Le  public  fait  la  meilleure  partie 
De  la  pudeur  et  de  leur  modestie. 
Quoy  qu'il  en  soit,  nôtre  belle  passa 
Légèrement  sur  une  telle  audace. 
Puis  le  Galant  pour  la  forme  on  tança, 
Sans  menacer,  sans  sauter  à  la  face. 
Conclusion,  qu'après  ee  saint  courroux, 
L'heureux  Gascon  fut  bientôt  son  Epoux. 
Ainsi,  tous  deux,  leurs  désirs  contentèrent 
Diversement,  chacun  selon  ses  vœux  ; 
Ainsi  tous  deux  leurs  richesses  achetèrent 
L'une  par  l'autre  et  devinrent  heureux. 


RECUEILS  DE  POÉSIES  DIVERSES 

(mdccxxxiii) 


Publié  sans  indication  de  lieu,  sans  nom  d'éditeur,  ce 
recueil  anonyme  a  longtemps  été  attribué  à  Bouret,  qui  fut, 
au  xvme  siècle,  Trésorier-général  de  France.  Il  contient,  avec 
divers  poèmes  :  (Le  Triomphe  Melophilète,  Les  Progrès  de  la 
Peinture,  Les  Progrès  de  la  Navigation,  Les  Progrès  de  l'art 
des  Jardins)  des  poésies  galantes,  une  série  de  cinq  contes 
qui  eurent  assez  de  succès  pour  être  repris  par  divers  édi- 
teurs de  gaillardises.  Ajoutons  que  trois  de  ces  pièces,  dont 
Le  Truchement,  que  nous  imprimons  ici, avaient  été  insérées 
déjà  dans  le  supplément  aux  Poésies  diverses  du  sieur  D'*', 
1718. 


LE  TRUCHEMENT 

Chez  certaine  Françoise  alerte  et  peu  sauvage, 
Fréquentoit  certain  Allemand, 

Frais  arrivé  de  Germanique  plage  : 
Un  jour  le  galant  faisoit  rage 
De  baragouiner  son  tourment 
A  la  Dame  de  haut  parage, 
Qui  ne  l'entendoit nullement: 
Le  moyen  qu'elle  le  soulage  ! 
—  «  Montame  I  lui  dit  le  Matois, 

Ayant  recours  à  plus  prompte  Recette, 


230  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Moi  ne  parlir  point  pon  François, 
Mais  moi  l'havre  un  pon  Interprète, 
Et  le  voilà  :  faisant  voir  à  l'instant 
Ce  que  partout  le  Sexe  entend, 
Et  ce  qui  parle  toute  langue  ; 
Besoin  ne  fut  d'autre  Harangue 
Pour  s'expliquer  très  clairement  ; 
De  l'Orateur  nouveau,  le  bon  air,  la  prestance, 
Ajoutaient  à  son  Eloquence  ; 
Le  langage  du  Truchement, 
Mieux  que  l'Amant  se  fit  entendre  ; 
La  Belle  le  trouva  si  clair  et  si  charmant, 
Qu'incontinent  elle  voulut  l'apprendre  ; 
Tant  lui  plaisoit  un  si  joli  patois, 
Qu'elle  le  fit  répéter  maintes  fois  ; 
Pourquoi  cela  I  dira  quelque  Critique, 
En  tous  Pais  on  voit  ces  Truchemens, 
France  en  fournit  sans  chercher  Allemans 

Pour  leur  donner  de  la  pratique  ; 

Ne  croyez  que  je  m'alambique 

A  réfuter  cet  argument  ; 
Du  Sexe  sur  ce  point  voici  le  sentiment. 

L'Allemand,  sans  parler,  travaille 
Au  Jeu  d'Amour,  et  fait  bien  son  devoir  ; 
François  babille,  et  ne  fait  rien  qui  vaille 
Je  m'en  rapporte  à  qui  doit  le  sçavoir. 


RECUEIL  DE  PIECES  CHOISIES  PAR 

LES  SOINS  DU  COSMOPOLITE 

(1735) 


Désigné  par  les  bibliophiles  sous  ce  titre  :  Recueil  du  Cos- 
mopolite, cel  ouvrage  peu  commun  porte  une  marque  qui  en  dit 
long  sur  son  contenu  :  A  Anconne,  chez  Uriel  Bandant,  à 
renseigne  de  la  Liberté,  1735.  C'est,  au  demeurant,  le  premier 
recueil  collectif  de  contes  galants  publié  au  xvme  siècle. 
Bien  qu'il  accueille  bon  nombre  de  pièces  dont  le  texte  se 
peut  lire  déjà  dans  les  anthologies  gaillardes  du  xviie  siècle 
(on  y  trouve  des  épigrammes  empruntées  au  Cabinet  et  au 
Parnasse  satyrique,  soit  des  vers  de  Régnier,  Rapin,  Isaac 
du  Ryer,  Motin,  etc.),  il  offre  la  matière  d'un  livre  original. 
La  plupart  des  productions  dues  à  la  verve  lâchée  d'un 
Grécourt,  ainsi  que  les  débauches  d'esprit  d'un  Jean-Bap- 
tiste Rousseau,  y  voisinentavecles  essais  juvéniles  de  Piron. 
Il  justifie  de  son  titre  de  cosmopolite  par  un  choix  de  poè- 
mes italiens  fort  libres,  tels  Le  Capitolo  del  Forno  de  Monsi- 
gnor  délia  Casa  et  les  sonnets  priapiques  de  Pietro  Aretino. 
Notons,  en  passant,que  toutes  ces  œuvres  peu  recommanda- 
bles  sont  —  saufLa  Corona  di  Cazzi,  de  l'Aretin  —  anonymes; 
aussi  bien  serait-ce  un  labeur  peu  facile  de  rechercher  leurs 
auteurs  si  quelques-unes  de  celles-ci,  les  plus  caractéristi- 
ques, ne  se  retrouvaient,  postérieurement  reproduites,  dans 
les  éditions  de  Grécourt,  de  Vergier  et  d'autres  conteurs 
notoires. 


232  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

On  nous  saura  gré,  nous  l'espérons,  d'avoir  extrait  de  cet 
ouvrage  méconnu  deux  contes  que  nous  n'avons  point 
retrouvés  jusqu'ici  —  tout  au  moins  en  leur  version  primi- 
tive —  dans  les  réimpressions  de  la  fin  du  xvme  siècle. 

Puissent-ils  servir  à  fixer  dans  l'esprit  du  lecteur  le  titre 
d'un  recueil  à  la  fois  rare  et  singulier. 

La  Bibliothèque  Nationale  conserve  un  exemplaire  du 
Recueil  du  Cosmopolite  sous  cette  cote  :  Enfer  923. 


LES  PELOTONS,  OU  LE  COUSEUR  DE  PUCELAGE 

Certain  tendron,  qu'Isabeau  Ton  nommoit, 

Après  quinze  ans  ayant  son  pucelage  ; 

(Cas  singulier)  dans  un  Bal  se  trou  voit  : 

Chacun  illec  de  danses  faisoit  rage, 

Fors  Isabeau  ;  la  pauvre  fille  étoit 

Seule  en  un  coin,  faisant  triste  figure, 

Les  yeux  baissez,  et  tenant  sa  ceinture 

De  ses  deux  mains,  que  point  ne  remuoit, 

Si  qu'eussiez  dit  que  c'étoit  une  Idole. 

Un  sien  ami,  que  j'appelle  Damon, 

Vient  l'acoster,  lui  fait  cette  leçon  : 

—  «  Tandis  qu'ici  l'on  rit,  l'on  cabriolle, 

Etre  ainsi  triste,  à  vous  n'est  pas  fort  beau, 

Chacun  s'en  moque  :  allons  belle  Isabeau, 

Venez  danser,  souffrez  que  je  vous  mène 

Ça  votre  main....  »  —  «  Bon,  ce  n'est  pas  la  peine, 

Dit  Isabeau,  monsieur,  laissez  ma  main, 

Bien  grand  merci  ;  pourtant  ne  croyez  mie 

Que  tel  refus  provienne  de  dédain, 

Et  de  danser  aurois  assez  d'envie  : 

Mais  on  m'a  dit  que  quand  je  danserois, 

Mon  Pucelage  aussitôt  je  perdrois, 


APPENDICE  233 

Qu'il  tomberoit  devant  les  gens  ;  et  dame, 
Maman  après  me  chanteroit  ma  gamme, 
Bien  la  connois,  elle  m'affoleroit 

—  «  Ah  !  dit  Damon,  qui  sous  cape  rioit, 
Je  vous  entens  ;  or  que  ce  point  ne  tienne, 
Que  ne  preniez  votre  part  de  plaisir, 
Dans  un  moment,  tout  ù  votre  loisir, 
Pourrez  danser,  sans  craindre  qu'il  advienne 
Ce  que  si  fort  me  semblez  redouter, 

Pour  ce,  ne  faut  à  votre  pucelage, 

Qu'un  point  d'aiguille,  et  vais  sans  différer, 

Si  le  voulez,  vaquer  à  cet  ouvrage. 

Je  ne  ferois  pour  tout  autre  que  vous, 

Besogne  telle  ;  or  sus  dépêchons-nous, 

Puis  danserons  après  tout  à  notre  aise.  » 

Aussitôt  dit,  notre  belle  niaise 

Suivit  notre  galant,  et  tout  alla  si  bien, 

Que  de  l'éclipsé  on  ne  soupçonna  rien. 

Voilà  Damon  qui  prend  en  main  l'Eguille, 

Vous  fait  un  point,  puis  un  autre,  et  la  fille 

D'y  prendre  goîït  et  de  dire  :  —  «  Ho  I  vrayment, 

Je  cous  fort  mal,  à  ce  que  dit  maman, 

Elle  m'en  gronde  ;  hé  !  bien  qu'elle  m'achette 

Pareille  Eguille,  elle  verra  beau  jeu, 

Les  vend-on  cher  ?  Cousez  encore  un  peu.  » 

L'on  coud  un  point,  puis  Damon  fait  retraite. 

—  «  Belle,  dit-il,  c'est  bien  assez  cousu 
Pour  cette  fois  et  votre  Pucelage 

N'a  désormais  à  craindre  aucun  dommage  ; 
Venez  danser.  La  friponne  eût  voulu 
Ne  pas  si-tôt  abandonner  l'ouvrage, 
Elle  alléguoit  bien  de  si,  bien  de  mais, 

—  «  Rien  que  trois  points  ?  Il  ne  tiendra  jamais, 
One  ne  fut  robe  trop  bien  cousue.  » 

Mais  le  galant  s'eloignant  de  sa  vue, 
Elle  rentra  dans  le  Bal  à  l'instant. 


234  CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 

Quelqu'un  la  prend,  elle  danse, 

On  admira  sa  noble  contenance, 

Son  air,  ses  traits,  son  teint  vif  et  brillant, 

Le  tout  étoit  l'ouvrage  d'un  moment, 

Un  moment  seul,  d'Isabeau  imbécille 

Avoit  sçu  faire  Isabeau  la  gentille  : 

—  «  Comment  cela  ?  demandez-le  aux  Docteurs  : 
Docteurs  es  Loix  ?  ou  bien  en  Médecine  ? 
Nenny  dea,  non  :  au  diable  leur  doctrine, 

Ce  sont  pédans  que  Dieu  fit  ;  c'est  ailleurs 

Que  trouverez  solution  certaine 

De  cettui  cas,  chez  Jean  le  Florentin,  (1) 

Ou  mon  patron,  le  gentil  la  Fontaine, 

Gens  qui  d'amour  tiennent  tout  leur  latin. 

Or,  reprenons  notre  conte.  La  belle 

Ayant  dansé  pendant  assez  longtemps  ; 

Vint  à  Damon  :  —  «  Je  crains  fort,  lui  dit-elle, 

Qu'après  maints  sauts,  et  maints  trémoussements, 

Ce  qu'avez  fait  ne  soit  peine  perdue, 

Partout  allons  coudre  tout  de  nouveau 

Mon  Pucelage,  il  ne  seroit  pas  beau 

Que  tout  à  coup  il  tomba  à  la  vue 

De  tout  le  monde,  et  pouvant  l'empêcher, 

Vous  y  auriez  autant  que  moi  de  blâme 

Venez  donc  tôt.  »  Damon  repart  :  —  «  Ha  I  dame 

Plus  n'ai  de  fil;  d'un  autre  Couturier. 

Pourvoyez-vous.  »  —  «  C'est  méchanceté  pure, 

Dit  Isabeau  ;  de  fil  vous  n'avez  plus  !  » 

—  «  Ah  !  dites  moi,  que  sont  donc  devenus 
Deux  Pelotons  qu'aviez  à  la  Ceinture.  »  (2) 

(1)  Jean  Boccace. 

(2)  On  trouve  une  nouvelle  version  de  ce  conte  dans   les  Œuvres 
badines  de  Robbé  de  Beauveset  sous  ce  titre  :  Les  Pelotons. 


APPENDICE  235 


L'OISEAU  REVEILLE 


Un  gros  brutal  faisoit  froid  à  sa  femme, 
Je  ne  sçais  pas  qu'elle  étoit  sa  raison, 
Ce  que  je  sçais  c'est  que  la  bonne  Dame 
Aimoit  assez  la  paix  de  la  Maison  : 
Vint  une  nuit  où  la  chaleur  extrême 
Fit  qu'en  dormant  elle  étendit  la  main 
Qui,  par  hasard,  tomba  sur  l'endroit  même 
Dont  la  servoit  son  époux  inhumain 
Dans  le  moment  vous  juger  bien  peut-être 
Que  cet  oisel  la  belle  réveilla, 
—  «  Pauvre  animal  !  s'écria-t-elle,  il  a 
Du  naturel,  beaucoup  plus  que  son  maître. 


LES    QUARTS  D'HEURES  D'UN 
JOYEUX   SOLITAIRE   OU   CONTES  DE  M'*' 

(MDCCLXVI) 


Attribué  succcessiveraent  à  l'Abbé  de  la  Marre,poète  famé- 
lique auquel  on  doit  l'Ennui  d'un  quart  d'heure  (Paris,  Rollin 
1736,  in-8°),  et,  sur  l'opinion  de  Viollet  le  Duc,  à  Félix  Noga- 
ret,  ce  recueil  qui  s'ouvre  sur  une  pièce  de  L.  Sabalier  de 
Castres  :  Conte  qui  n'en  est  pas  un  (1),  n'en  demeure  pas 
moins  anonyme.  C'est  une  débauche,  comme  l'on  disait 
naguère,  qui  semble  refuser  toute  paternité  poétique.  Publié 
pour  la  première  fois  à  La  Haye,  en  1766,  petit  in-12,  cet 
ouvrage  fut  réimprimé  de  nos  jours,  à  Bruxelles,  pour  Henry 
Kistemaeckers  (1882,  in-8°).  Il  contient  uue  quinzaine  de  con- 
tes dont  le  ton  libertin  nargue  et  désarme  toute  pudeur.  La 
Bibliothèque  nationale  conserve  à  l'Enfer,  sous  la  côte  498, 
un  exemplaire  de  l'édition  originale. 


(1)  C'est  l'attribution  de  cette  pièce,  réimprimée  sous  la  signature 
de  Sabatier  de  Castres  dans  les  Etrennes  du  Parnasse  (Paris,  Fetil, 
1782)  et  ensuite,  anonymement,  dans  les  Contes  Théologiques,  qui 
permit  sans  doute  à  certains  bibliographes  d'affirmer  que  L.  Saba- 
tier de  Castres  est  l'auteur  des  Quarts  d'heures  d'un  Joyeux  soli- 
taire. 


APPENDICE  237 


LE  MECOMPTE  OU  L'EPOUSE  NOVICE 

Du  fou,  de  même  que  du  sage, 
Le  vœu  le  plus  commun  et  le  moins  exaucé 
Est,  en  se  mariant,  d'avoir  un  pucelage  ; 
Mais  l'Amant  d'ordinaire  en  fait  son  apanage 
Avant  que  le  Notaire  en  ait  au  fiancé 

Passé  le  bail,  selon  l'usage. 

L'Abbé  furtivement, 

Le  guerrier  brusquement, 
Le  Moine,  quand  il  peut,  aux  maris  escamote 
Ce  peu  de  chose,  ou  rien,  qui,  je  ne  sçais  comment, 

Du  genre  humain  fait  la  marote. 

Il  fut  cependant  un  Robin, 

Qui,  le  même  désir  dans  l'àme, 

Forma  le  singulier  dessein, 
De  prendre  ce  phénix  dans  le  lit  de  sa  femme. 

Il  fit  si  bien  qu'il  réussit, 
Et  la  belle  Novice,  à  la  première  nuit, 

Sentit  qu'au  fond  de  sa  retraite 
Cet  oiseau,  vivement  par  un  autre  assailli, 

Cedoit  la  place  à  l'ennemi, 

Qui  chanta  huit  fois  sa  défaite. 

Le  matin  à  regret,  pour  juger  un  procès, 

Le  Magistrat  monte  au  Palais  ; 
Sans  doute  il  crût  laisser  la  Dame  satisfaite  ; 

Mais  il  ignorait  le  complot 
D'une  troupe  femelle,  aguerrie,  et  jalouse 
Qu'un  pucelage  échut  au  mari  pour  son  lot  : 
On  vouloitdans  l'esprit  de  l'innocente  épouse 

Mettre  le  Robin  en  défaut. 

Adonc  plusieurs  de  ses  amies, 

Pour  cet  effet,  vinrent  la  voir, 


CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Et  de  plus,  brûlant  de  savoir 
Le  secret  de  la  nuit  et  des  saintes  Orgies, 
Et  toutes  à  l'instant  de  demander  Combien  f 

Ce  Combien  est  tort  énergique, 
Et  le  sexe  l'entend  sans  que  mieux  on  l'explique, 
Huit  fois,  répond  la  Dame,  et  je  compte  fort  bien, 

Hélas  !  quelle  est  notre  surprise, 
Dirent-elles  alors  ;  quoi,  ce  n'est  que  cela  ? 
Quoi,  ce  n'est  que  huit  fois  qu'il  vous  l'a  planté  là  ! 

Jusqu'à  ce  point  il  vous  méprise  ! 
Mais  non,  vous  êtes  belle,  il  est  donc  un  vaurien. 

Ah  !  quel  mari,  quel  pauvre  Sire  ! 
Pour  votre  honneur,  et  pour  le  sien 
Gardez-vous  jamais  d'en  rien  dire. 

Que  votre  époux,  dit  l'une,  est  du  mien  différent 
Il  parfait,  quand  je  veux,  la  douzaine  et  demie, 
Et  le  nombre  de  huit  est  le  compte  courant 

Qu'il  augmente  à  ma  fantaisie. 
Deux  douzaines,  dit  l'autre,  à  la  première  nuit, 
M'annoncèrent  du  mien  quel  est  le  sçavoir  faire, 
La  nature  depuis  prompte  à  le  satisfaire, 
Lui  prodigue  ses  dons  qu'il  tourne  à  mon  profit. 

Une  troisième  renchérit, 
Et  les  autres  encor  de  douzaine  en  douzaine, 
Allèrent  presque  à  la  centaine 

Le  trait  ainsi  lancé,  la  troupe  disparut, 

Et  laissa  la  Novice  en  rut, 

Car  l'eau  lui  venoit  à  la  bouche 

De  tant  de  douzaines  d'exploits 
Qu'à  d'autres  a  produit  la  nuptiale  couche. 

Une  première  nuit,  huit  misérables  fois  ! 
Disoit-elle,  est-ce  ainsi  qu'on  traite  un  pucelage  ? 


APPENDICE  230 

Avec  assez  d'attraits,  au  printemps  de  mon  âge, 
D'un  tel  époux,  pour  moi,  falloit-il  faire  choix  » 
Non,  il  n'est  pas  le  mien  ;  selon  toutes  les  loix 
Son  impuissance  me  dégage. 

A  ces  mots,  elle  fit  couler  des  pleurs  de  rage, 
Quand  sa  Mère  survint,  et  lui  dit  :  —  «  Pleures-tu 
Du  mal  que  ton  époux  dans  une  ardeur  trop  vive, 
T'a  fait  en  dégageant  la  volupté  captive 
De  l'étroite  prison  où  la  mit  ta  vertu  ?  » 

—  «Ah!  non,  ma  Mère,  non;  c'est  un  mal  que  j'ignore, 
Mes  pleurs  ont  un  motif  plus  noble  et  plus  puissant 
C'est  que  je  tiens  de  vous  un  mari  que  j'abhorre, 

En  un  mot,  il  est  impuissant.  » 
A  ce  mot  d'impuissant,  la  douleur,  la  colère, 

Dans  le  cœur  de  la  tendre  Mère, 

Se  succèdent  tour  à  tour, 
Et  de  son  cœur  parvinrent  sur  sa  bouche  ; 
De  ce  funeste  hymen  elle  maudit  le  jour  ; 
La  rage  sur  le  front  et  le  regard  farouche, 

Elle  insultoit  dans  son  courroux, 
Le  destin,  elle-même,  et  plus  encor  l'Epoux  ; 

Lorsque  parut,  sortant  de  l'audience, 
Le  Robin  glorieux  d'avoir  en  conscience, 

Fait  le  devoir  du  Sacrement, 

Et  ne  se  doutant  nullement, 

D'être  coupable  d'impuissance. 

—  «  Ah  !  traitre,  lui  dit-elle,  oses-tu  voir  le  jour 

Qui  suit  la  nuit  qui  t'humilie  ? 
Va  cacher  dans  les  bois  ton  inutile  amour, 

Ta  foiblesse  et  ton  infamie, 

Hélas  t  ta  physionomie, 
Annonçoit  à  ma  fille  une  extrême  vigueur  ; 
Ce  nez  long,  ce  teint  brun,  cette  robuste  allure, 

M'étoient  garants  de  son  bonheur  : 


l240  CONTES   ET  CONTEURS  UAILLAHhs 

Tout  cela  n'est  donc  qu'imposture, 
Qu'un  jeu  trompeur  de  la  nature, 
Qui  ne  t'a  que  de  l'homme  accordé  la  couleur, 
Tu  sçavois  bien  cela  :  tu  sçavois  que  ma  fille 
Etoit  le  seul  espoir  qui  reste  à  ma  famille, 
Cruel  !  à  toutes  deux  que  tu  nous  fais  grand  lort  ! 
A  ma  postérité  tu  vas  donner  la  morl, 
Et  grâce  à  ta  langueur  mortelle, 
Après  toute  une  nuit  d'une  attente  cruelle, 

Ma  fille,  quel  malheureux  sort  ! 
Ma  fille,  le  dirai-je  ?  est  encore  pucelle.  » 

—  «  Pucelle  ?  dit  le  mari  qui  sourit, 
Si  votre  fille  l'est,  il  faut  donc  qu'en  son  nid, 

L'inaccessible  pucelage 

Soit  si  fortement  attaché, 

Que  par  le  plus  ferme  courage, 

Il  ne  puisse  être  déniché 

Ou,  que  par  grâce  singulière, 
Elle  en  eut  tout  au  moins  à  perdre  plus  de  huit 

Car,  Madame  la  nuit  dernière 

Apprenez  que  j'aurois  détruit 

Huit  pucelages  de  bon  compte. 
S'ils  se  fussent  trouvés  dans  le  même  réduit, 

Et  quand  on  a  dans  une  nuit, 

Accompli  huit  fois  le  déduit  ; 
Je  pense  que  l'on  peut  se  dire  homme  sans  honte.  * 

—  «  Huit  fois,  si  j'ai  su  bien  compter, 
Dit  la  fille,  il  est  vrai,  vous  avez  pris  la  peine, 

De  me  payer  le  droit  d'aubaine, 

Voilà  bien  de  quoi  vous  vanter  ! 
Demandez  à  Cloris,  à  Flore,  à  Célimène> 
Leurs  trois  maris,  à  moins  dune  double  douzaine, 

N'ont  jamais  cru  les  contenter  ; 

Je  les  vaux  bien,  ne  vous  déplaise, 

Et  ne  suis  pas  assez  niaise, 
Pour  croire  suffisant  un  nombre  si  chétif  ; 


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fj&ls*. 


APPENDICE  241 

On  ne  vient  pas,  Monsieur,  à  bout  d'un  pucelage, 

Avec  aussi  peu  de  courage, 
Il  faut,  pour  le  dompter,  un  vainqueur  plus  actif.  » 

—  «  Par  S.  Jean,  qu'est  ceci,  dit  la  mère  ébaubie, 

A  quel  prix  mets-tu  tes  appas  ? 
Tu  crois  avoir  encor...  La  plaisante  folie  ! 
Ta  fleur  que  par  huit  fois  ton  mari  t'a  ravie  ? 

Deux  Carmes  ne  suffiroient  pas, 

A  satisfaire  ton  envie.. . 

Sans  doute  quelque  esprit  badin, 
Te  fait  du  pouvoir  masculin 
Une  hyperbole  magnifique 
Il  te  faudra  bien  décompter, 
Tu  l'apprendras  bientôt  par  la  pratique  ; 
Bientôt  tu  te  verras  réduite  à  souhaiter 
L'insipide  unité  par  grâce  spécifique. 
Ne  te  plains  pas  de  ton  destin, 
Car,  pour  toi,  peut-il  être  aujourd'hui  plus  bénin  ? 
Huit  fois  dans  une  nuit  ?  L'offrande  est  fort  honnête, 
Surtout  de  la, part  d'un  Robin  ; 
N'est  pas  qui  veut  en  telle  fête. 
Novice  encor,  c'est  bien  à  toi 
De  te  plaindre  du  choix  que  je  t'ai  voulu  faire, 
Hélas  !  avec  ton  pauvre  père, 
Le  fit-on  aussi  bon  pour  moi.  » 


16 


242  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

LES  DEUX  ROBES  (1) 

Un  jeune  cordelier,  revenant  de  Condom, 
Et  non  instruit  des  droits  de  son  cordon, 
Rendoit  compte  au  gardien  des  frais  de  son  voyage. 
Le  vieux  moine  ayant  lu  le  revers  de  la  page, 
Etonné  s'écria  :  --  «  Qu'est-ce  donc  que  ceci? 
Frère,  par  quel  malheur  ne  vois-je  point  ici 

Nul  article  de  culetage  ? 
Notre  froc  sur  le  corps  d'un  moine  de  ton  âge 

Auroit-il  perdu  sa  vertu  ? 
A  cette  robe  enfin  dont  on  t'a  revêtu 
Aurois-tu  fait  l'affront  de  manquer  de  courage?  » 

Ah  1  père  Révérend,  dit  notre  voyageur, 
C'est  cette  robe-là  qui  m'a  porté  malheur  ; 

J'avois  d'une  jeune  innocente 

Adroitement  séduit  le  cœur, 

Et  trompé  d'une  vieille  tante 

L'opportunité  vigilante  ; 
J'avois  contre  le  mur  adossé  mon  agnès  ; 
Mon  sang  rapidement  coulant  de  veine  en  veine 
Clairement  me  disait  :  Allons,  frèrey  cognez. 
Je  veux  lever  sa  robe  et  veux  lever  la  mienne, 
Mais  la  sienne  m'échappe  et  couvre  son  devant; 

De  nouveau,  je  lève  la  sienne, 
Mais  la  mienne  aussitôt  m'échappe  également. 

Enfin,  alternativement, 
Levant  et  relevant  ou  l'une  ou  l'autre  robe, 

Je  perds  le  fortuné  moment, 
Et  d'un  bruit  qui  survint  la  belle  s'effrayant, 

A  tous  mes  efforts  se  dérobe.  » 

—  «  Butor  1  dit  le  pater,  les  yeux  de  rage  ardents, 
Et  que  ne  prenois-tu  ta  robe  avec  les  dents  !  » 

(1)  Ce  conte  a  été  réimprimé,  on  ne  sait  pourquoi,  parmi  les  piè- 
ces du  Parnasse  satyrique  du  XIXe  siècle. 


CONTES  THEOLOGIQUES 
(mdcclxxxiii) 


Publié  pour  la  première  fois  sous  ce  titre  :  Contes  Ihéolo- 
giques  suivis  des  litanies  des  catholiques  du  XVHIe  siècle  et  de 
poésies  er...  philosophiques.  A  Paris,  de  l'imprimerie  de  la 
Sorbonne,  1783,  in-18,  ce  recueil  fut  réimprimé  récemment  à 
Bruxelles  pour  Gay  et  Douce  «  et  se  vend  à  Paris,  aux  Char- 
treux, chez  le  Portier  »,  1879,  in-18.  C'est  un  livre  rare  et 
recherché  bien  que  la  matière  en  soit  et  confuse  et  peu  diver- 
tissante. Les  Contes  qui,  justifiant  d'un  tel  titre,  forment 
la  partie  originale  de  cet  ouvrage  sont  au  nombre  de  huit, 
mais  d'une  telle  longueur  que  nous  avons  dû  renoncer  à  en 
transcrire  aucun.  C'est  dans  les  Poésies  erotico-philosophi- 
ques,  qui,  avec  les  Litanies  des  Catholiques,  complètent  l'ou- 
vrage que  nous  avons  tiré  le  choix  que  nous  offrons  plus 
loin.  Choix  très  restreint  et  qui  suffit  à  peine,  avouons  le,  à 
faire  connaître  un  tel  recueil  que  le  bibliographe  feint  de  ne 
point  ignorer  mais  que  le  lettré  prise  peu.  Les  meilleures 
pièces  des  Contes  Théologiques,  etc.,  où  le  nom  de  Boufflers 
revient  sans  cesse,  sont  des  plus  connues  et  se  peuvent  re- 
trouver souvent  dans  la  plupart  des  ouvrages  collectifs,  en 
vers,  de  l'avant-dernier  siècle. 


211  CONTES    ET   CONTEURS    GAILLARDS 


LA  VERTU  DES  PELERINAGES 

Que  le  pouvoir  des  saints  ne  soit  pas  la  risée 

De  ces  hommes  pervers  appelés  esprits  forts  ! 

Peuples,  écoutez-moi.  Sur  la  jeune  épousée 

Pieuflbt  multipliant  ses  amoureux  transports 

Espérait  en  avoir  enfants  sages  et  forts. 

La  vigne  était  en  vain  cultivée,  arrosée, 

Pieuftbt  a  sans  succès  redoublé  ses  efforts. 

Eclairé  par  la  foi,  du  sein  de  sa  patrie 

Aux  monts  de  la  Galice,  aux  plaines  d'Italie, 

De  la  marche  d'Ancône,  aux  champs  Iduméens, 

Traversant  les  déserts  de  l'aride  Arabie, 

Il  court  invoquer  Dieu,  ses  saintes  et  ses  saints, 

Et  Jacques,  et  Pierre  et  Paul,  Catherine  et  Marie. 

Revenu  chez  sa  femme,  enfin  après  trois  ans, 

Pour  fruits  de  tant  de  vœux  il  trouva  trois  enfants. 

—  «  Grand  Dieu  !  s'écria-t-il,  que  ta  bonté  m'est  chère  ! 

Je  demandais  trois  fils,  par  tes  soins  bienfaisants 

On  m'a  même  épargné  jusqu'au  soin  de  les  faire  I  » 

(Gassendi) 


LA  TABLE  DES  MENUISIERS 

Sur  les  genoux  de  Perrette,  sa  femme, 

Un  menuisier  mangeait  sa  soupe  un  jour  ; 

Un  sien  ami  l'aperçoit  et  l'en  blâme  ; 

—  «  Eh  I  qui  pourrait  s'attendre  à  pareil  tour  ! 

Comment  chez  toi  point  de  table,  compère? 

Un  menuisier...  »  —  «  Eh!  pourquoi  t'étonner, 


APPENDICE  245 


Dit  l'artisan?  voilà  tout  le  im-stcre  : 
Dès  que  j'ai  fini  le  dîner, 
Je  n'ai  que  la  nappe  à  lever, 
Et  je  f...  la  table  par  terre  (1^. 


LE  MAITRE  ITALIEN 

Une  agréable  Présidente, 

Bien  coquette,  folle  à  l'excès, 

Idolâtrant  tout  par  accès  ; 

Enfin,  une  femme  charmante 

Conçut  le  bizarre  désir 
D'apprendre  en  peu  de  jours  la  langue  italienne, 
Un  maître  italien,  qu'on  le  cherche,  qu'il  vienne  ; 
Tel  fut  son  ordre  :  on  courut  obéir. 

Bientôt  à  ses  yeux  se  présente 

Un  pédant  sec,  au  teint  blafard, 

Sourcils  touffus  et  l'œil  hagard, 

Attitude  basse  et  rampante. 
Courbant  son  dos  en  arc,  adoucissant  son  ton. 

Il  dit  :  —  «  Dame  illoustrissima, 
La  siqnora  mi  donne  onna  marque  de  slîma, 
PouisqiCelle  m'a  choisi  per  vi  donner  leçon.  » 
La  belle  à  ce  discours  part  d'un  éclat  de  rire. 

L'Italien  n'en  est  pas  démonté. 
—  «  Signora,  poursuit-il,  zo  commence  à  vi  dire 
Otine  importante  et  (jrande  vérité, 
Ce  n'est  point  l'intérêt  qui  près  de  vous  m'attire, 
Zo  le  dis  à  vos  yeux,  zo  le  répète  encor, 

Zo  travaille  ici  per  l'onor. 

(1)  Ce  conte  se  retrouve,  avec  des  vnrinnts,  dans  les  Poésies  de 
Vatsetier  (Conte»,  Ed.  de  Londres,  1800):  La  Table. 


246  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

lai  qui  montra  per  lo  salaire, 

Montre  souper  fidèlement. 
Questa  façon  zamals  ne  pou  bien  faire, 

Quest  s'oublie  et  passe  promptemerït. 

Ma,  ma  leçon  se  grave  per  la  vie 

Elle  entre  bien  profondement. 

Zo  ne  m'occoupe  pas  délia  souperficie, 

Z'enseigne  per  il  fondement.  » 
La  belle  fit  la  mine,  et  lui  dit  froidement  : 

—  «  Comment  dit-on  vous  aimer,  je  vous  prie  ?  » 

—  «  Madame,  on  prononce  amar  vi  ; 
Amer,  aimer;  vi,  vous.  »  —  «  Par  quelle  fantaisie 

Transposez-vous  le  verbe  ainsi  ? 
Vi  amar  est  plus  doux.  »  —  «  Madam*  en  Italie 

Nous  conjougons  différamant. 

Saque  pais,  saque  manière  ; 

Sto  vi  se  met  en  France  par  devant, 

En  Italie  on  le  met  par  derrière.  » 

—  «  Fi!  votre  italien  ne  me  plaît  point  du  tout. 
Holà  !  je  ne  veux  plus  que  ce  monsieur  revienne. 
La  belle  prit  ainsi  son  parti  tout  d'un  coup  ; 

Car  l'usage  français  était  trop  de  son  goût, 
Pour  qu'elle  prît  jamais  la  mode  italienne. 

Patrat. 


ETRENNES    GAILLARDES 

(mdcclxxxii) 


Voici  pour  les  curieux  le  titre  exact  de  cet  ouvrage  fort 
rare,  bien  que  médiocre  comme  impression  :  Étrennes  gail- 
lardes dédiées  à  ma  Commère,  recueil  nouveau  de  contes  en 
vers,  de  chansons,  d'épigrammes,  etc.  A  Lampsaque,  De  l'Im- 
primerie du  Dieu  des  Jardins,  MDCCLXXXII,  petit  in-8°  carré. 

Recueil  spirituel,  mais  fort  galant,  ce  petit  livre  où  se 
retrouvent  sous  le  voile  de  l'anonymat  bon  nombre  de  pro- 
ductions empruntées  aux  petits  poète  du  temps,  avait  paru 
d'abord  en  1781  à  «  Gibraltar,  chez  les  moines  »  sous  ce 
titre  :  Le  Petit  neveu  de  Grécourt. 

Il  offre  un  certain  nombre  de  pièces  originales,  couplets, 
épigrammes  et  contes,  où  nous  avons  dû  borner  notre  choix. 

Assez  récemment  un  libraire  connu  par  la  beauté  de  ses 
éditions,  le  réimprima  à  150  exemplaires  ;  savoir  :  Le  Petit 
neveu  de  Grécourt  ou  Etrennes  gaillardes,  recueil  des  contes 
en  vers sur  l'édition  de  1782,  Paris,  Lisieux  1883,  in-8°. 


LA    CONFIDENCE 

—  «  Babet  vous  avez  du  chagrin.  » 

—  «  Oui  vraiment,  je  suis  désolée  :  » 

—  «  Et  de  quoi  ?»    -  «  De  ce  que  Martin, 

—  Cet  hiver-ci  ma  violée.  » 


248  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

—  «  Ciel  !. . .  Conlcz-raoi  vite  cela.  » 

—  «  Ah  !  Monsieur,  c'étoit  un  Dimanche. 
J'avois  mis,  ce  Dimanche-là 

Une  jupe  de  Perse  blanche  ; 

Martin  me  vit  et  m'appelle, 

Le  traître  était  dans  une  grange, 

J'y  fus  sans  trop  savoir  pourquoi  : 

Rabot .  me  dit-il,  sur  ma  foi, 

Vous  êtes  belle  comme  un  ange  ! 

Lors,  il  me  mena  dans  un  coin, 

Et  là,  près  d'un  grand  tas  de  foin, 

De  beaux  compliments  il  me  berce  ; 

Je  riois  :  il  me  saute  au  cou, 

Me  fait  tomber  à  la  renverse 

Et  puis,  prenant  je  ne  sais  où 

Un....  un  chose  roide  comme  un  clou  : 

Lève,  me  dit-il,  ou  je  perce  ; 

Je  levai  ma  jupe  de  Perse, 

De  crainte  qu'il  n'y  fît  un  trou.  » 


DIALOGUE     ENTRE    DEUX    SERVANTES 

—  Eh  bien  !  notre  nouveau  curé  ?  » 

—  «  Ah  !  palsangué  c'est  un  brave  homme  ; 

Le  premier  étoit  bon,  mais  je  veux  qu'on  m'assomme 
Si  le  second  n'est  meilleur  à  mon  gré.  » 

—  «  Gomment  cela  ?»  —  «  Gomment  ?  Tiens  juges-en  Commère 
Il  me  donne  par  an  quarante  bons  écus  : 

Voire  quelque  chose  de  plus  : 
J'ai  la  clef  de  la  cave  et  je  n'ai  rien  à  faire.  » 

—  «  Et  la  nuit  ?. . .  »  —  «  Oh  I  la  nuit  nous  faisons  lit  à  part  ; 

Messire  Arlot  est  un  saint  Prêtre, 
Qui  ne  ressemble  en  rien  à  Messire  Ghouart.  » 


APPENDICE  249 


—  «  Dieu  me  garde  d'un  pareil  maître  ! 

Il  me  feroit  mourir  d'ennui  : 
Je  n'ai  que  dix  écus  et  je  fais  maigre  chère, 

Mais  au  moins  on  couche  avec  lui.  » 


LA    METAMORPHOSE 

Gertrude  à  vingt  ans  fut  jolie  : 

Elle  avait  deux  petits  tétons 

Qu'Ariste  aimoit  à  la  folie, 

Et  nommoit  ses  petits  frippons. 

Ariste  fit  un  long  voyage, 

Et  revint  après  vingt-cinq  ans. 

Sur  les  fripons,  par  habitude, 

Ariste  jeta  ses  regards, 

—  «  Ah  !  mes  petits  frippons,  Gertrude, 

Sont  devenus  de  grands  pendards  (1).  » 


L'EXCUSE    INGENIEUSE  (2) 

Dans  un  endroit  obscur,  trouvant  une  Duchesse, 
Un  jeune  mousquetaire  osa  porter  la  main 
Sous  le  jupon  de  son  Altesse 
Elle  jette  un  cri,  c'est  en  vain  ; 
Mon  étourdi,  qu'un  vif  aiguillon  presse, 
Jusque  au  bout  allant  son  train, 


(1)  On  sait  que  ce  trait  est  attribué  à  Voltaire. 

(2)  Traité  par  Pelluchon-Destouches  Le  Petit  Neveu  de  Boccace, 
(Amsterdam,  1787)  :  La  Croupe  touchée  ou  In  Réparation  gasconne, 


250  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Glaquoit  et  reclaquoit  sans  cesse. 

—  «  Finirez-vous  donc,  libertin  ? 

A  moi  quelqu'un  !  la  Fleur,  Champagne,  la  Jeunesse..  !  » 
Ces  messieurs,  qui  buvoient  au  cabaret  voisin, 
N'entendoient  pas  la  voix  de  leur  maîtresse. 
Mon  polisson  lâche  prise  à  la  lin. 

—  «  Ah  !  malheureux  tu  paîras  demain 
Ce  trait  d'audace  et  de  scélératesse  : 
Crois  que  ton  trépas  est  certain  I  » 

—  «  Pardonnez  un  moment  d'ivresse, 
Reprit  le  mousquetaire  avec  un  air  serein  ; 

J'ai  fait  sans  doute  une  sottise, 
Et  vous  m'en  voyez  confondu  : 
Que  voulez-vous  que  je  vous  dise  ? 
Las,  je  suis  un  homme  f . . . 
Si  vous  avez  le  cœur  aussi  dur  que  le  c... 


LE  CURÉ  COMPLAISANT 

«  Lisez  tout  bas  ce  guid'âne, 
Monsieur,  vous  m'épouvantez, 
Ah!  Quels  grands  mots  Libertés  !... 
De  l'Eglise  gallicane  ! 
Comment  î  Je  crois,  Dieu  me  damne  I 
Que  je  les  ai  répétés.  » 
—  «  Venez  sur  cette  Ottomane, 
Prendre  place  à  mes  côtés. 
Or,  maintenant  écoutez, 
Levez  ce  jupon  de  panne, 
Et  sur  le  dos  vous  mettez  ; 
Les  deux  cuisses  écartez, 
Moi,  j'entr'ouvre  ma  soutane...  » 


APPENDICE  251 

—  «  Je  crois  que  vous  me...  » 

—  «  Non,  c'est  pour  vous  montrer,  Jeanne, 
Ce  qu'on  nomme  libertés 

De  l'Eglise  Gallicane.  » 


ANECDOTES  EUROPÉENNES 

(1785) 


Cet  ouvrage  singulier  qui  parut  sans  indication  de  lieu  et 
sans  nom  d'imprimeur,  cn2  volumes  in-12,  n'est  pas  àpropre- 
mentparler  un  recueil  decontes  ;  c'est  un  deces  livres  comme 
il  s'en  brochait  beaucoup  au  xvme  siècle,  où  la  malignité  de 
certains  auteurs  s'exerçait  impunément.  On  y  trouve  tout  à 
la  fois  des  nouvelles  à  la  main,  des  anecdotes  tantôt  morales, 
tantôt  libres,  des  portraits  et  jusqu'à  des  essais  de  critique 
où  la  critique  le  cède  à  la  raillerie  et  aux  propos  imper- 
tinents. 

Les  épigrammes  y  fourmillent  et  les  historiettes  en  vers  y 
tiennent  lieu  parfois  de  propos  pour  rappeler  les  scandales 
du  jour. 

Il  nous  a  semblé  qu'un  tel  recueil  méritait  d'être  sauvé  de 
l'oubli  où  le  tiennent  injustement  les  historiens  des  mœurs. 
Les  contes  que  nous  en  avons  extrait  ne  valent  sans  doute 
pas  par  le  mérite  que  nous  y  attachons,  mais  on  ne  saurait 
oublier  qu'ils  sont  placés  ici  pour  fixer  le  titre  d'un  iivre 
rare. 


APPENDICE  253 


LA  COMPARAISON  NAÏVE 

Certain  guerrier,  noble  soutien  du  trône, 

Privé  d'un  bras,  au  champ  de  Philipsbourg, 

S'en  console  dans  le  sein  de  l'amour. 

Tout  bon  Français  quand  son  prince  l'ordonne, 

Vole  aux  combats  :  mais  la  paix  de  retour 

Rend  à  Vénus  ces  enfans  de  Bellone, 

Et  le  laurier  cède  au  myrte  a  son  tour. 

Notre  Invalide,  époux  d'une  pucelle 

Aux  yeux  baissés,  au  modeste  minois, 

La  nuit  première,  en  vertu  de  ses  droits, 

Prétend  fêter  sa  conquête  nouvelle. 

Un  bras  lui  manque,  et  mon  lecteur,  je  crois, 

Devine  assez  son  embarras  près  d'elle. 

Pour  s'en  tirer,  il  harangue  la  Belle  : 

—  «  Dans  la  piscine,  il  falloit  autrefois 
Etre  poussé  par  une  main  propice  ; 
L'amour  aveugle  a  besoin  que  l'hymen 
Le  mène  aussi  quelquefois  par  la  main. 
J'attens  de  vous  ce  généreux  service. 
Nous  nous  devons  un  mutuel  support.  » 

—  «  Que  faut-il  donc,  dit  la  Belle  novice?  » 

—  «  Madame,  il  faut  mettre  ma  barque  au  port.  » 

—  «  Quoi!  vous  croyez...»  —  «  C'est  un  mal  sans  remède. 
Il  est  écrit  que  la  femme  aidera 

Dans  ses  besoins,  le  mari  quelle  aura...  » 
Elle  refuse,  il  insiste,  l'obsède. 
La  gagne  enfin.  —  «  Eh  bien  !  Monsieur,  je  cède, 
Je  l'y  mettrai  mais  l'ôte  qui  voudra  !  » 

(1;  On  trouve  dans  les  Anecdoctes  Européennes  deux  versions  de  ce 
conte.  Nous  avons  choisi  la  plus  rapide.  Rappelons  que  ce  même 
sujet  fut  traité  par  Robbé  de  Heauveset  L'Epoux  manchot,  et  par 
Andréa  de  Nerciat  dans  ses  Contes  Nouveaux. 


254  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 


LE  BRÉVIAIRE 

La  veuve  d'un  libraire  habitait  à  ltuelle 

Pendant  le  temps  de  la  belle  saison  ; 
Etant  pleine  d'amour  pour  la  religion, 
A  tout  ministre  saint  elle  marquait  du  zèle. 
Un  matin  elle  alla  chez  le  curé  de  lieu, 
Le  pria  pour  diner  et  retourna  chez  elle. 
A  sa  parole,  exact,  le  serviteur  de  Pieu, 

Vers  le  midi  vient  à  paraître  ; 

Mais  pressé  par  certain  besoin 

Sans  réfléchir,  sans  s'écarter  plus  loin 
Il  s'arrêta  tout  juste  au  bas  de  la  fenêtre. 

La  dévote  s'en  apperçut  ; 
Elle  ne  traita  point  cette  affaire  de  crime, 
Même  on  dit  que  pour  lui  dès  lors  elle  conçut 

Des  sentiments  établis  sur  l'estime. 

Le  bon  pasteur  à  peine  fût  entré, 
Qu'on  servit  le  dîner.  Soudain  d'un  air  affable 
Notre  veuve  luy  dit  en  se  mettant  à  table, 

—  «  Lavez  vos  mains,  mon  cher  curé.  » 

—  «  Madame,  assurément,  rien  n'est  moins  nécessaire  ; 
Répond-il  :  je  n'ay  touché  que  mon  bréviaire.  » 

—  «  Qu'il  est  beau,  cria  t-elle  :  il  fait  du  bien  aux  yeux  ; 
J'en  aime  fort  l'office,  unissons  nous  tous  deux 

Nous  en  aurons  bien  plus  de  goût  pour  la  prière.  » 


LES  HEURES  DE  PAPHOS 

(1787) 


Publié  sans  indication  de  lieu,  sans  nom  d'imprimeur,  sous 
ce  titre  peu  édifiant  :  Les  Heures  de  Paphos  par  un  sacrifica- 
teur de  Vénus,  ce  livre  ne  retiendrait  guère  l'attention  s'il 
n'offrait  un  texte  entièrement  gravé  et  enrichi  —  est-ce  le 
mot  ?  —  d'un  frontispice  et  de  XI  figures  fort  libres.  C'est, 
avouons-le,  l'ouvrage  d'un  anonyme  où  l'obscénité  tient  lieu 
d'esprit.  Des  XI  contes  qu'il  renferme  et  dont  les  titres  mé- 
ritent peu  d'être  cités,  nous  avons  extrait  la  page  la  moins 
mauvaise  ;  nous  la  donnons  à  titre  de  spécimen  d'une  œuvre 
que  rien  ne  recommande,  point  même  sa  rareté  (1). 

La  Bibliothèque  nationale,  possède  un  exemplaire  des 
Heures  de  Paphos. 


L'ECREVISSE 

Certain  abbé  des  plus  coquets, 
Grand  fabricateur  de  poulets, 
Fameux  papillon  de  ruelles, 
En  contant  à  toutes  les  belles  : 
Contre  l'esprit  de  son  état 
Voulait  jouir  avec  éclat  ; 
Et  loin  de  garder  le  mystère 
Sur  les  faveurs  qu'il  recevait, 

(1)  Il  existe  une  réimpression  assez  récente  de  cet  ouvrage  :  Les 
Heures  de  Paphos,  contes  moraux  par  un  sacrificateur  de  Vénus, 
S.  1.,  1787,  in-12,  figures.  Exécutée  à  Bruxelles,  elle  est  due, 
croyons-nous,  au  libraire  Poulet-Malassls. 


256  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Plus  fanfaron  qu'un  militaire 

A  tout  venant  les  racontait. 

< '/est  mal  faire  sa  cour  aux  dames. 

Sur  son  compte  avoir  un  amant 

N'est  point  un  crime  chés  les  femmes  ; 

On  double  même  assez  souvent  ; 

Mais,  outre  que  la  bienséance 

Exige  d'eux  plus  de  prudence, 

Un  Abbé  n'est  pas  un  galant 

Qu'on  puisse  avouer  décemment, 

Il  est  des  choses  d'étiquette, 

Et  la  femme  la  plus  coquette 

Se  targuera  d'un  officier, 

Ou,  pour  l'argent,  d'un  financier, 

Qui  se  croirait  deshonorée 

D'être  la  maîtresse  avouée 

D'un  robin,  ou  bien  d'un  abbé. 

Ce  n'est  pas  que  leur  accointance 

Soit  moins  dangereuse  à  l'époux  ; 

Mais  ce  sont  comme  des  joujoux, 

Qu'on  a  chés  soi  sans  conséquence; 

Des  hors-d'œuvre  de  jouissance. 

Celui  dont  je  vous  ai  parlé 

Tout  plein  de  son  petit  mérite, 

Le  premier  jour  qu'il  voit  Mélite. 

Se  persuade  en  être  aimé. 

Mélite  était  de  ces  coquettes 

Qui  n'aiment  rien  précisément, 

Qui  se  font  un  amusement 

De  multiplier  leurs  conquêtes 

Moins  encor  par  tempérament, 

Que  pour  faire  tourner  des  têtes. 

C'était,  à  parler  nettement, 

Une  folle  des  plus  complettes. 

Elle  apprend  donc  le  lendemain 

Que  l'indiscret  Abbé  Poupin 


APPENDICE  £)7 


S'était  vanté  d'être  aimé  d'elle  ; 
Sondain  la  maligne  femelle 
Résout  de  venger  son  honneur 
Et  de  corriger  le  hâbleur. 
En  fait  de  ruse  et  de  malice, 
Jamais  femme  ne  fut  novice. 
Mélite  en  tenait  un  magazin  ; 
C'était  un  démon  féminin. 
Elle  écrit  donc  au  petit  maître 
Que  du  moment  qu'elle  l'a  vu, 
Dans  son  âme  elle  a  senti  naître 
Un  feu  subit  ;  et  que  pourvu 
Qu'il  promette  d'être  fidèle, 
Il  pourra  tout  obtenir  d'elle  ; 
Lui  donnant  même  rendés-vous 
Le  lendemain  sur  les  neuf  heures 
L'Abbé  reçoit  le  billet  doux  ; 
Le  serre  dans  son  livre  d'heures 
Et  ne  manque  pas  tout  le  soir 
De  le  lire  à  qui  veut  le  voir. 
Le  lendemain,  l'heure  arrivée, 
Plus  ajusté  qu'une  épousée, 
Il  vient,  on  ouvre,  on  l'introduit 
Chés  Madame,  qui  sur  son  lit 
Langoureusement  étendue, 
L'œil  agaçant,  à  demi-nuë, 
Joua  d'abord  la  retenue 
Et  puis,  feignant  de  succomber, 
Laissa  le  galant  approcher 
De  la  fontaine  de  Jouvence  ; 
C'est  là  qu'une  cruelle  chance 
Attend  son  misérable  engin. 
A  l'orifice  du  Vagin, 
Mélite  avait  eu  la  malice 
De  mettre  une  grosse  Ecrevisse 
Qu'entre  ses  doigts  elle  tenait  ; 


17 


258  CONTBS    ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Et,  sitôt  que  le  Prestolet 
Fut  près  d'entrer  au  sanctuaire, 
La  diablesse  lâche  une  serre 
Puis  l'autre  ;  si  bien  que  l'Abbé 
Sous  l'instant  se  trouve  pincé 
D'une  vigoureuse  manière. 
Il  pousse  des  cris  douloureux, 
Se  sauve,  court,  jure,  s'agite. 
—  «  Bon  dieu!  dit  en  rien  Mélite, 
J'ai  peur;  cet  homme  est  furieux; 
Accoures,  mes  bonnes  amies.  » 
Déjà  cinq  ou  six  dégourdies, 
Qui,  dans  le  prochain  Cabinet, 
N'attendoient  que  le  mot  du  guet, 
Sont  à  l'entour  du  pauvre  drille, 
Qui  demande  d'un  air  penaut 
Qu'on  ait  pitié  de  sa  guenille  ; 
Enfin  avec  de  bons  Ciseaux. 
On  coupa  les  pattes  du  Cancre  ; 
Et  l'Abbé  cachant  sa  fureur, 
Et  son  penil  noir  comme  l'encre 
Leur  fit  serment  de  très  grand  cœur, 
(Et  sans  leur  demander  son  reste), 
D'être  à  l'avenir  plus  modeste, 
De  tenir  ses  amours   secrettes 
Et,  surtout,  de  n'aller  jamais 
Vaquer  au  galant  exercice 
Sous  le  signe  de  l'Ecrevisse. 


CONTES  ET  POESIES 

DU  COMMANDANT  COLLIER 

(mdccxcii) 


C'est  un  recueil  original  et  divertissant.  Il  parut  en  1792  : 
Contes  et  poésies  du  C.  Collier,  commandant-général  des  Croi- 
sades du  Bas-Bhin,  A.  Saverne,  1792,  2  vol.  in- 16  carré.  Ce 
titre,  on  le  devine,  et  ce  pseudonyme,  sont  une  allusion  un 
peu  vive  au  Cardinal  de  Rohan  et  à  la  trop  fameuse  affaire 
du  Collier.  Rien  jusqu'à  ce  jour  n'a  trahi  l'auteur  de  ce  cu- 
rieux ouvrage  où  l'esprit  abonde  et  où  les  histoires  galantes 
ne  le  cèdent  en  rien  aux  folies  du  temps.  Quelques  biogra- 
phes supposent  que  c'est  là  l'œuvre  de  Nicolas  François 
Jacquemart,  libraire  et  homme  de  lettres, né  à  Sedan, le  2octobre 
1735,  mort  à  Paris,  à  l'hôpital  de  la  Charité,  le  2  avril  1799, 
et  que  cette  édition  originale  n'est  qu'une  contrefaçon  d'un 
recueil  publié  en  1779,  sous  ce  titre  :  Contes  à  rire  d'un  nou- 
veau genre  et  des  plus  amusants,  Saverne,  1779,2  vol.  in-12. 
Quoi  qu'il  en  soit  et  de  cette  opinion  et  du  problème  qu'elle 
soulève,  c'est  un  livre  qu'on  ne  saurait  passer  sous  silence 
et  qui  mérite  la  réputation  qu'il  s'est  acquise  près  des  biblio- 
philes. En  partie  reproduit  par  Jacquemart  dans  \esEtrennes 
aux  Emigrés,  ou  les  Emigrants,  dialogues,  contes  et  poésies, 
Paris,  Imprim.  bibliograph.  de  la  rue  des  Menestriers,  l'an  I 
delà  République  (1793;,  in-12,  il  fut  réimprimé  intégralement 
ces  dernières  années  sous  cette  rubrique  :  Contes  à  rire  d'un 
nouveau  genre   et  des  plus  amusants  par  te  citoyen   Collier, 


260  CONTES   ET  CONTEUKS   GAILLARDS 

commandant  des  Croisades  du  Bas-Rhin,  Nouvelle  édition 
augmentée  d'une  notice  bibliographique  par  le  chevalier  de 
Katrix  et  d'un  frontispice  gravé  à  l'eau  forte,  Bruxelles,  Gay 
et  Douce,  1881,  in  8°. 


LE  MARI  DÉSOSSÉ. 

Après  le  grand  ego  vos  conjungo, 
Damon  chez  lui,  vous  conduit  sa  Nicette; 

Puis  sans  témoin  sur  sa  couchette, 

Ils  vont  s'en  donner  à  gogo. 
L'époux  est  frais,  gentille  sa  poulette. 

Si  que  toujours  ferme  et  dispos 

Il  fut  vainqueur  dans  trois  assauts, 
Puis  s'endormit.  Après  un  court  repos, 

Voulant  refaire  la  chôsette, 
De  la  petite  il  prend  la  main  blanchette, 

Et  la  place...  Il  n'est  à  propos 
De  dire  où,  suffit  que  la  pauvrette 
En  le  touchant  s'écria  stupéfaite  : 
—  «  Ciel  !  qu'avez-vous  donc  fait  des  os.  » 


LE  MOINE 


On  se  sert,  dans  quelques  pays, 
Des  moines  pour  chauffer  les  lits. 
C'est  le  nom  de  certains  châssis 
Où  l'on  met  une  chaufferette; 
On  le  conduit  de  couchette  en  couchette, 
Et,  de  cette  façon 


APPENDICE  201 

Un  seul  suffit  pour  toute  la  maison. 

Dans  un  castel  de  Picardie, 

Certaine  dame  assez  jolie, 

Sans  bruit  et  sans  faste  vivait, 
Pendant  qu'au  régiment  son  mari  commandait 

Des  soldats  une  compagnie. 

Une  voisine,  son  amie, 

Souvent  avec  elle  restait. 
Les  samedis,  au  soir,  un  cordelier  venait; 

Le  lendemain,  la  messe  lui  disait, 
Recevait  un  écu  pour  prix  de  l'œuvre  pie, 

Puis  au  couvent  s'en  retournait. 
Un  samedi  d'hiver,  arrive  le  bon  père. 
Le  jour  d'avant,  la  dame  avec  colère, 
Avait  chassé  sa  servante  Manon, 
Et,  pour  la  remplacer,  pris  la  jeune  Suzon, 
Fille  simple,  docile  et  très  neuve  en  affaire. 
Le  cordelier,  après  maints  compliments, 
De  la  part  du  gardien  et  du  père  vicaire, 
Se  met  à  table,  boit  et  mange  largement. 

Et  se  retire  prudemment 
Dans  sa  chambre,  pour  dire  un  bout  de  bréviaire 

Et  pour  dormir  tranquillement, 

Ne  sachant  rien  de  mieux  à  faire. 

Les  dames  rentrent  au  salon, 
Se  mettent  à  jouer  ou  causer,  peu  m'importe; 
Puis,  onze  heures  frappant,  on  appelle  Suzon, 
Qui  vient  et,  par  respect,  attend  l'ordre  à  la  porte, 

En  baissant  les  yeux  humblement. 
Sa  maîtresse  lui  dit  :  —  «  Suzon,  diligemment, 
Dans  le  lit  de  madame,  allez  mettre  !e  moine.  » 

Suzon  va  chez  le  cordelier 
Qu'elle  trouve  déjà  ronflant  comme  un  chanoine. 

—  «  Père,  dit-elle  au  besacier, 
On  s'est  mépris,  et  je  viens  pour  vous  dire 

Que  vous  devez  changer  de  lit.  » 


262  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

A  ce  propos,  le  pauvre  sire, 
Frottant  ses  yeux  et  n'osant  contredire, 

Se  lève,  reprend  son  habit, 
Suit  la  fille  et  se  met  dans  le  lit  de  l'amie. 
Quart  d'heure  après  on  sonne,  et  Suzon  court  au  bruit. 

—  «  Mettez  le  moine  à  présent  dans  mon  lit,  » 
Dit  la  maîtresse  à  la  jeune  suivante. 

Suzon  retourne  au  bon  père  et  lui  dit  : 

—  «  Pardonnez;  à  regret,  père,  je  vous  tourmente; 
Mais  dans  une  autre  chambre  il  faut  aller  coucher.  » 

—  «  Vous  vous  moquez.  »  —  «  Non,  non,  il  faut  vous  dépêcher; 
Quand  madame  s'impatiente, 
Il  y  fait  chaud;  je  crains  de  la  fâcher.  » 

—  «  Je  crois,  ma  foi,  que  c'est  une  gageure,  » 
Dit  le  frappart,  se  levante  regret; 

Mais  l'aspect  d'un  lit  de  duvet 
Fit  cesser  bientôt  son  murmure. 
Minuit  arrive  :  on  sonne  encore  Suzon. 

—  «  Bonsoir,  mon  cœur.  »  —  «  Bonsoir,  ma  reine.  » 

On  se  sépare  sans  façon. 
Et  c'est  bien  fait;  car  à  quoi  sert  la  gêne  ? 
La  maîtresse  de  la  maison 
Se  décoiffe,  se  déshabille, 
Sans  que  se  réveille  le  drille; 
Et  sa  toilette  faite  dit  : 

—  «  Otez  le  moine  de  mon  lit.  » 

—  «  Où  le  mettrai-je  après,  madame  ?  » 

—  «  Dans  le  vôtre,  si  vous  voulez 

Cela  vous  tiendra  chaud.  »  —  «  Oh  !  dame 
Savoir  s'il  le  voudra.  »  —  a  Toujours  vous  babillez, 
Au  lieu  de  m'obéir...  »  —  «  Allons  vite  mon  père, 
Il  faut  encore  que  vous  vous  releviez, 
C'est  avec  moi  qu'on  veut  que  vous  couchiez.  » 

—  «  Vous  vous  moquez,  dit  le  moine  en  colère  : 
Toute  la  nuit  veut-on  me  tourmenter? 

Puisqu'on  m'a  mis  ici,  je  prétends  y  rester.  » 


APPENDICE  263 

—  «  Dans  mon  lit,  dit  la  dame. . .  O  ciel  quelle  insolence.  » 

—  «  Vous  aurez  beau  crier,  pester, 
A  bout  on  a  poussé  ma  patience...  » 

—  *  Par  quel  hasard?  »  —  «  Trois  fois  on  m'est  venu  chercher.  » 

—  «  Pourquoi  ?»  —  «  Je  n'en  sais  rien.  »  —  «  Mais  je  veux  me  coucher.  » 

—  «  A  vous  permis. ..  »  —  «  Ah  !  quel  excès  d'audace!  » 

—  «  Le  lit  est  grand,  et  je  vous  ferai  place  : 
Sans  en  sortir,  je  m'y  ferai  hacher.  » 

—  «  Mais  vous,  Suzon,  expliquez  ce  mystère.  » 

—  «  C'est  aisé,  madame  m'a  dit  : 
Mettez  le  moine  dans  mon  lit. 

Tout  aussitôt  j'ai  réveillé  le  père, 
El  l'ai  conduit  ici;  voilà  toute  l'affaire.  » 

A  ce  trait  de  simplicité, 

La  dame,  malgré  sa  colère, 

Ne  peut  garder  sa  gravité. 
Femme  qui  rit  est  à  moitié  vaincue 

Et  notre  habile  cordelier, 

Mettant  à  profit  la  bévue. 
Parla  si  plaisamment  de  sa  déconvenue, 

Que  de  son  cœur  il  amollit  l'acier. 
Elle  envoya  dormir  sa  servante  ingénue... 

Bon;  mais  que  devint  l'aumônier? 


CONTES    ET    EPIGRAMMES   EN  VERS, 

SUIVIS  DU  VOYAGE  DU  PAPE  PAR  L.  N.  G. 
(mdcccii) 


L'ouvrage  publié  à  Paris,  chez  Dablin,  an  X  (1802),  porte 
cette  mention  :  seconde  édition,  et  offre  cette  épigraphe  de 
Parny  :  «  Nous  en  rirons,  et  le  rire  est  si  bon  »  (Guerre  des 
Dieux,  Chant  Ier)-  Nous  n'avons  pu  retrouver  l'auteur  de  ce 
recueil  assez  rare,  mais  nous  supposons  que  c'est  un  sieur 
Guillemard,  qui  publia  quelques-unes  de  ses  productions 
dans  YAlmanach  des  Muses. 


LE  PICARD 

Un  petit  maître  expert  de  la  ville  d'Amiens, 

(On  retrouve  partout  cette  agréable  engeance) 

Etourdissait  un  cercle,  en  débitant  des  riens. 

Mais  bientôt,  pour  se  mettre  en  plus  haute  évidence, 

Ce  joli  sapajou  s'empare  du  foyer  ; 

Retrousse  son  habit  avec  impertinence, 

Et  chauffe  son  derrière,  à  l'aide  du  brasier. 

Une  dame  d'esprit  que  je  nommerai  Baudet 

Lui  dit  :  —  «  J'avais  appris,  dans  plus  d'un  bon  endroit, 

Que  messieurs  les  Picards  avaient  la  tête  chaude, 

Mais  je  ne  savais  pas  qu'ils  eussent  le  cul  froid.  » 


APPENDICE  265 


LE  PROVENÇAL 


Un  marin  Provençal,  convoitant  une  dame, 

A  tout  propos  lui  faisait  le  défi. 
Le  drôle  parlait  d'or,  mais  toujours  celle-ci, 
Par  pure  honte,  éludait  cette  gamme. 
A  la  fin,  il  prend  son  parti, 
Et,  sans  plus  marchander,  il  saute  à  l'abordage  ; 
Mais  le  tendron,  pour  tromper  son  courage, 
Se  prêtait  peu,  ne  s'offrait  qu'à  demi, 
Si  qu'il  errait  en  son  hommage. 
—  «  Ah  !  Monsieur,  vous  vous  égarez  ; 
Ce  n'est  pas  là  le  but  que  vous  aviez  en  tête.  » 
—  «  Madame,  une  autre  fois,  dit-il,  j'y  ferai  fête  ; 

S'il  le  faut,  vous  m'y  conduirez, 
Mais,  dans  ce  moment  ci,  pour  mes  sens  enivrés 
Tout  port  est  bon  dans  la  tempête.  » 


MH«  TOUTE  A  TOUS 

Une  nymphe  du  soir  agaçait  un  vieillard, 
Qui  résistait  sans  peine  à  pareil  badinage. 

D'abord  il  allégua  son  âge, 
Puis  il  avait  affaire,  et  puis  il  était  tard  ; 
A  la  fin,  excédé  de  son  papillonage, 
Il  répondit,  pour  abréger  : 
Je  n'ai  qu'un  nez  pour  tout  hommage. 
—  «  Eh  bien  !  dit-elle,  il  faut  s'en  arranger  : 
Monte  chez  moi  :  c'est  au  troisième  étage, 
Et  tu  verras  la  place  où  je  peux  le  loger.  » 


266  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 


LE  FROMAGE 

0  vous,  qui  possédez  le  vrai  parapilla, 
Déplorez  avec  moi  le  sort  d'une  fillette, 
Qui,  n'osant  pas  encore  en  venir  là, 
De  lait  tiède,  injecté,  composait  sa  recette. 
Puis,  admirons  les  jeux  de  la  fécondité, 
Dans  le  laboratoire  où  l'on  pétrit  la  vie, 
Quand  la  belle  eut  acquis  pleine  rotondité, 
Il  en  provint  un  fromage  à  la  pie. 


ARETIN  FRANÇAIS,  PAR  UN  MEMBRE  DE 
L'ACADÉMIE  DES  DAMES 

(mdccciii) 


Recueil  obscène,  dont  le  titre  gravé  —  selon  un  prudhommes- 
que bibliothécaire  — est  un  défi  à  la  décence.  L' Aretin  français 
parut  à  Londres  en  1803  (petit  in-12),  avec  l'épigraphe  sui- 
vante, extraite  de  Nicolas  Boileau  :  «  J'appelle  un  chat  un 
chat.  »  Au  demeurant,  c'est  un  ouvrage  des  plus  hardis  du 
xvme  siècle.  Il  se  divise  en  deux  parties  assez  distinctes,  la 
première  consacrée  à  la  publication  de  dix-sept  figures  gra- 
vées d'après  «  les  précieux  dessins  de  Jules  Romain  »  et 
enrichie  de  huitains  leur  servant  de  commentaires  ;  la 
seconde  offrant  sous  ce  titre  :  Les  Epices  de  Vénus  ou  pièces 
diverses  du  même  académicien,  un  mélange  de  facéties  et 
d'épigrammes  priapiques  qui  laisse  loin  derrière  lui  les 
menus  propos  de  nos  beaux  conteurs.  Le  tout  est  ^précédé 
d'un  avertissement  au  lecteur,  d'un  frontispice,  d'un  quar- 
train  et  d'un  dizain  imagé,  ce  dernier  en  manière  d'appen- 
dice. Nous  avons  extrait  de  ce  livre  une  des  pièces  qu'une 
morale  très  épicurienne  nous  autorisait  à  mettre  sous  les 
yeux  du  lecteur.  On  ne  saurait  après  une  telle  réserve  nous 
accuser  de  libertinage 


268  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 


LE  JEU  NE  VAUT  PAS  LA  CHANDELLE  (1) 

Alix,  novice  en  l'amoureux  mystère, 

Un  soir  dans  un  grenier  allant  f. ..  Nanon 

(Jeune  et  gentille  chambrière) 

Afin  d'y  mieux  voir,  ce  dit-on 

S'était  muni  d'une  lumière. 
Trop  faible  était  le  gars  pour  si  bonne  ouvrière; 
Car  au  lieu  d'avancer,  il  restait  en  chemin. 
Aussi,  d'un  coup  de  culdéprisonnant  l'engin  : 

—  «  Au  diable  soit  le  sot,  dit-elle, 

Le  Jeu  ne  vaut  pas  la  chandelle.  » 


(1)  Ce  conte  dont  le  sujet  est  emprunté  à  une  vieille  épigramme 
du  genre  marotique  a  été  traité  différemment  dans  Contes  et  Epi- 
grammes  en  vers,  suivis  du  Voyage  du  Pape,  par  L.  N.  G,  1802. 


RECUEIL  DE  NOUVELLES  POÉSIES  GALANTES, 
CRITIQUES,  LATINES  ET  FRANÇOISES 

(sans  date) 


Un  des  plus  curieux,  aussi  le  plus  copieux  des  ouvrages  de 
ce  genre  publiés  au  xvm"  siècle.  Il  parut  sous  la  rubrique 
«  Londres»,  sans  date,  sans  lieu  ni  nom  d'imprimeur.  C'est 
un  livre  rarissime. On  y  voit  avec  la  fleur  de  tous  les  contes, 
réimprimés  dans  maints  ouvrages  et  attribués  tantôt  à  Gré- 
court,  tantôt  à  Piron  ou  à  Jean-Baptiste  Rousseau,  une  foule 
d'anecdotes,  de  menus  propos  et  d'épigrammes  fort  vives 
que  l'on  ne  retrouverait  pas  dans  les  sottisiers  et  les  manus- 
crits du  temps.  Les  pièces  que  nous  en  extrayons  sont  peu  con- 
nues, mais  elles  sont  insuffisantes  à  montrer  tout  l'intérêt  de 
ce  recueil,  lequel  s'achève  sur  des  pièces  en  patois  Bourgui- 
gnon faussement  attribué,  selon  Viollet  le  Duc,  au  père  de 
Piron . 


L'HEUREUSE  SURPRISE  DE  LA  S' 
ACTRICE  DE  L'OPÉRA 

La  souveraine  de  la  danse 
Lassée  de  recueillir  en  France 
Les  lauriers  des  Assistants, 
En  passant  dans  une  autre  Terre 


270  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Trouve  encore  plus  en  Angleterre 
D'admirateurs  et  de  Galants. 
A  ces  Galants  de  toute  espèce 
Tout  fut  promis,  rien  accordé 
Car  de  la  Musc  de  la  Grèce 
Elle  avoit  le  goût  décidé  ! 

L'Anglois  qui  voit  que  la  Sapho  moderne 
Le  rançonne  et  ensuite  le  berne 
Ne  veut  plus  payer  ses  mépris. 
La  Nymphe  revient  à  Paris  ; 

Mais  un  jeune  Milord  en  étoit  idolâtre, 

Il  n'avoit  pas  déclaré  ses  amours  ; 
Seulement  alloit  au  Théâtre 
A  Londres,  la  voir  chaque  jour. 
Il  suivit  de  près  son  retour, 
Adolescent  au  teint  d'albâtre, 

Pour  parvenir  à  lui  faire  sa  cour 
Se  servit  de  ce  plaisant  tour. 
Il  sçavoit  l'allure  secrète 
Et  qu'il  n'obtiendroit  jamais  rien 
Que  sous  l'habit  d'une  Fillette 
Il  se  déguise  et  fait  si  bien 
Qu'il  se  faufile  chez  sa  belle 
Se  disant  une  Demoiselle 
Qui  vient  de  Londres  depuis  peu  ; 
Que  n'ayant  jamais  rien  vu  de  si  parfait  qu'elle 

Son  seul  désir  étoit  de  trouver  lien, 
A  contracter  ensemble  une  estime  éternelle. 
Du  compliment  on  fut  ravi 
Et  on  promit  sa  bienveillance  ; 
Le  double  serment  fut  suivi 

D'un  doux  baiser  qui  scella  l'alliance. 
Pour  la  première  fois,  c'étoit  déjà  beaucoup, 

Le  Milord  crut  que  pour  faire  son  coup 

Il  ne  falloit  qu'une  nuit  favorable. 

Quand  la  trouver,  c'étoit  le  diable 


APPENDICE  271 

De  la  clarté  du  jour  il  craignoit  le  danger 

[Et]  cherchoit  donc  à  s'arranger 
Pour  mettre  à  bonne  fin  l'espérance  affermie  ; 
Quand  chez  une  commune  amie 
On  se  rencontre  sur  le  soir; 
Lorsqu'on  veut  s'en  aller  il  se  met  à  pleuvoir. 
Un  petit  souper  se  propose, 
De  pluie  une  plus  forte  dose 
Vers  le  minuit  vient  à  tomber, 
Eh  !  comment  ne  pas  succomber 
Aux  instances  de  leur  hôtesse, 
Qui  les  engage  et  les  presse 
D'accepter  un  bon  et  grand  lit  ? 
Il  étoit  tard,  après  un  court  colloque 
Dedans  les  draps  notre  couple  se  bloque  ; 
La  fausse  Jouvencelle  a  peur 
D'incommoder  sa  camarade, 
Qui  par  une  prompte  accolade 
A  l'instant  dissipa  sa  crainte  et  sa  pudeur  ; 
Et  comme  plus  grande  et  plus  robuste 
Elle  attira  le  tendron  sur  son  sein, 
Et  sçut  se  l'appliquer  si  juste 
Que  tout  sembloit  quadrerà  son  dessein. 
Que  de  vivaciié,  que  d'ardeur,  que  de  flammes  ! 
Des  termes  expressifs  quels  torrents  répandus, 
Dans  l'effusion  de  leurs  âmes 
Rien  n'est  donné  que  pour  être  rendu  : 
Leurs  deux  langues  bientôt  par  un  désir  extrême 
S'entrelacèrent  tendrement  ; 
On  s'attendoit  qu'incessamment 
Cette  caresse  ailleurs  seroit  la  même 
Mais  lorsqu'il  alloit  le  tentant 
Sapho  dit  :  —  «  Je  croyois  folette, 
Eprouver  de  Cloris  la  petite  houlette, 

Mais  c'est  le  sceptre  du  Dieu  Pan.  » 


272  CONTES   ET   CONTEUKS  GAILLARDS 


LE  LAICT  DU  JÉSUITE 

De  la  Fillon,  une  élève  madrée, 
De  beaux  habits  tout  de  neuf  accoutrée, 
Chemin  faisant  trouve  une  de  ses  sœurs, 
Là  de  ces  sœurs,  ce  mot  s'entend  de  reste, 
Qui  la  voyant  si  contente  et  si  leste, 
Dit  :  —  «  Est-ce  là  le  prix  de  tes  faveurs  ?  » 
—  «  Et  vrayment  :  je  suis  entretenue.  » 
—  «  Et  par  qui  donc  ?»  —  «  Par  un  Ignacien, 
Un  gros  bonnet,  qui  band...  comme  un  chien 
Incessamment  en  eût  perdu  la  vue, 
Mais  des  Gitons  pour  quelque  temps  sevré, 
L'ordre  a  jugé  qu'il  étoit  nécessaire 
Que  le  malade  à  mes  soins  fût  livré, 
Et  qu'on  le  mît  au  c...  pour  le  refaire.  » 


LE  JESUITE  ET  LE  TABLEAU 

Un  Jésuite  attentivement 
Considéroit  une  femme  en  peinture  ; 

Peinte  elle  étoit  divinement, 
Mais  immobile  en  était  la  posture  : 
Elle  étoit  nue,  et  du  bout  de  son  doigt, 

Grattoit  tout  ce  que  bon  Jésuite 
Ne  peut  voir  en  peinture  quand  il  a  le  cœur  droit, 
A  cet  aspect  le  bon  père  s'irrite  ; 

Maudit  le  peintre  et  le  pinceau, 

Qui  fit  cet  impudique  tableau  : 

—  «  Il  est  vrai,  dit  un  Janséniste, 

Qui  se  trouva  là  par  hasard, 


APPENDICE  273 

Ce  tableau,  pieux  Moliniste, 

Mérite  pour  le  moins  la  hart. 
Mais  si  cette  Vénus,  mon  très  Révérend  Père, 

Tournoit  un  peu  plus  le  derrière, 

Et  cachoit  son  Jansénius; 
Blâmeriez-vous  alors,  le  Peintre  et  la  Vénus  ?  » 


CONTE 


Un  Florentin  avait  fait  son  giton 

Et  s'ébattait  d'un  suisse  du  Saint-Père. 

Le  Barigel,  par  sentence  sévère, 

Le  condamna  d'aumôner  un  teston  : 

Le  condamné  criait  :  —  «  Ah  tyrannie, 

Payer  vingt  sols  pour  péché  si  mignon, 

Beau  justicier  sommes  en  Italie, 

Un  lieu  Papal.  »  —  «  Paye  sans  repartie, 

Lui  dit  Dandin,  tu  l'as  bien  mérité; 

Ton  cas  n'est  point  honnête  Sodomie, 

Mais  bien  péché  de  Bestialité.  » 


L'AUTEL    AUX    SACRIFICES 

Un  jeune  Amant  se  confessait  naguères, 

D'avoir,  pensant  à  fille  trop  sévère, 

Avec  sa  main  soulagé  son  ardeur, 

Dont  le  Pater  lui  dit  avec  fureur  : 

—  «  Serpent  maudit!  mieux  valait  pour  ton  âme 

Avoir  baisé  pucelle  ou  jeune  femme  : 

Trésor  pareil  t'a-t-il  été  donné 

Pour  le  répandre  à  la  première  envie  ? 

18 


274  CONTES  ET   CONTEURS   GAILLARDS 

Quand  par  ta  tête  il  passe  une  folie, 

Jà  ne  sera  ton  crime  pardonné.  » 

—  «  Mais,  dit  le  gars,  toujours  elle  refuse 

Et  ne  veut  pas...  »  —  «  Mais,  dit  le  Confesseur, 

Peut  on  donner  une  si  pauvre  excuse  ? 

Grand  imbécile  !  homme  de  peu  de  cœur  1 

Imite-moi,  quand  je  vois  une  belle 

Qui  fait  venir  en  moi  désir  charnel, 

Et  qu'à  mes  vœux  je  la  trouve  cruelle, 

J'offre,  il  est  vrai,  sacrifice  pour  elle, 

Mais  chez  La  Croix  (1)  je  vas  chercher  l'Autel.  » 

(1)  La  La  Croix  était  une  des  fameuses  «  Commodes  »  de  Paris 


MOMUS    REDIVIVUS 

ou 

LES    SATURNALES    FRANÇAISES 


Cet  ouvrage  publié  à  la  fin  du  xvme  siècle  par  Mercier  de 
Gompiègne  (l'auteur  d'ouvrages  burlesques  et  satyriques 
assez  médiocres)  n'est  point  à  proprement  parler  un  livre 
original,  mais  plutôt  selon  le  sens  de  la  préface,  un  recueil 
de  pièces  très  difficiles  à  rassembler.  Voici  son  titre  exact, 
accompagné  d'une  épigraphe  singulière  :  Momus  redivivas 
ou  les  Saturnales  françaises.  Biblia  jovialis  ad  usum  compa- 
gnouorum  adhuc  ridentium.  Editio  modernissima  Grandissimis 
soinis  collecta,  excusa  et  emendata,  à  minimo  grandissimi 
Merlini  Cocaii  filio,  sumptibus  achelantium  utriusque  sexus. 
A  Lutipolis,  de  V Imprimerie  du  Libraire  auteur,  2496  (  Un  ex. 
à  la  Bibliothèque  Nationale  :  Enfer,  714).  Broché  en  deux 
volumes  et  formant  près  de  trois  cents  pages,  il  contient, 
entr'autres  pièces  libres  et  curieuses  les  opuscules  suivants  : 
Tome  I.  —  La  Reclusiere  de  Venus,  poème  allégorique;  les 
Sultans  nocturnes  contre  les  Réverbères  ;  Complainte  des  filles 
auxquelles  on  vient  d'interdire  Ventrée  des  Tuileries  à  la 
Brune  ;  La  Vanité  bonne  à  quelque  chose,  ou  les  mots  pas 
moins  employés  utilement  ;  Longchamp,  poème  ;  Épitre  à 
Louise,  par  M.  Marchant,  avocat,  etc..  —  Tome  II:  A  Raucourt, 
Épîlre  à  la  Lesbienne;  Sermon  joyeux  d'un  dépuceleur  de 
nourrices  ;  La  mort  de  VOpèra  comique,  élégie  pour  rire  et 
pour  pleurer ,    Confession   générale  d'un  homme   exécuté  au 


276  CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 

Caveau  du  Palais-Royal  ;  Lettre  de  3f««e  Delaunay,  appareil- 
leuse  à  M.  Suard,  de  l'Académie  française,  Epitre  à  la  Reine 
(attribuée  à  Camille  Desmoulins),  etc.. 

On  trouve  en  outre  dans  le  Momus  redivivus,  six  contes 
originaux  parmi  lesquels  s'est  fixé  notre  choix. 


L'ENFANT  FAIT  EN  MUSIQUE 

CONTE   QUI   N'EN  EST  PAS   UN 

L'industrie  est  parfois  l'ouvrage  de  l'amour 
Et  lui  servit  souvent  à  jouer  plus  d'un  tour  : 
Je  m'en  vais  le  prouver  dans  cette  courte  histoire 
Je  suis  très  véridique  et  chacun  peut  m'en  croire. 

Damon,  tel  est  le  nom  du  charmant  égrillard 
Qui  sut,  comme  on  verra,  faire  gentil  poupart 
Aux  sons  d'un  violon  :  mais  entrons  en  matière, 
Et  sans  tant  discourir,  éclaircissons  l'affaire. 

Un  honnête  marchand  du  faubourg  Saint-Martin, 

Par  caprice  ou  par  goût,  enfin  un  beau  matin, 

Avait  fait  la  folie,  au  moins  si  c'en  est  une, 

De  lier  son  destin  à  celui  d'une  brune 

Assez  fraîche,  à  l'œil  noir,  au  regard  agaçant, 

Présage  bien  certain  d'un  grand  tempérament. 

Aussi  n'en  manquait  point  notre  aimable  donzelle. 

Dans  les  premiers  moments  qu'on  jouit  d'une  belle 

Le  cœur  est  tout  en  feu  ;  lorsque  je  dis  le  cœur, 

C'est  le  cœur  de  Boufflers  (1).  Or  donc,  notre  épouseur 

A  qui  le  jeu  d'amour  plaisait  à  la  folie, 

Le  faisait  partager  à  sa  moitié  chérie 

Qui  ne  s'opposait  point  aux  vœux  de  son  époux. 

Je  puis  en  sûreté  l'affirmer  entre  nous, 

Jamais  à  ce  jeu-là,  femme  ne  fut  rebelle. 

(1)  Allusion  à  une  pièce  de  Boufflers,  portant  ce  titre. 


APPENDICE  277 

Si  bien  qu'au  bout  d'un  an  notre  couple  fidèle 
Reçut  du  dieu  d'hymen  un  joli  rejeton, 
Une  charmante  fille  et  qu'on  nomma  Goton 

On  répète  souvent  que  l'on  tient  de  son  père 
Alors  qu'on  le  connaît  :  mais  c'était  de  sa  mère 
Que  la  gente  Goton  tenait  ses  agrémens  ; 
Elle  était  vive,  leste,  et  dès  ses  jeunes  ans 
Témoignait  du  penchant  pour  l'aimable  luxure. 
Chez  le  sexe,  on  le  sait,  hâtive  est  la  nature. 

Si  quelquefois  aux  yeux  de  la  jeune  Goton 

S'offrait  ou  le  Portier  ou  Thérèse  ou  Sinon, 

A  les  lire  soudain,  elle  était  très  habile, 

Et  sa  main,  dans  ce  cas,  ne  restait  pas  tranquille. 

C'est  ainsi  que  seulette,  et  dans  ses  doux  loisirs, 
Goton  se  préparait  a  de  plus  grands  plaisirs. 

Du  matin  jusqu'au  soir  la  belle  rit  et  chante  : 
On  assure  aux  parents  qu'elle  a  la  voix  charmante  ; 
Qu'il  la  faut  cultiver,  qu'il  serait  malheureux 
Que  l'art  n'embellît  point  un  chant  si  gracieux  ! 
Sa  mère  en  est  d'accord  ;  le  père  en  vain  réplique  ; 
On  donne  a  ma  Goton  un  maître  de  musique. 

Pendant  quelques  leçons,  le  tout  allait  au  mieux, 
La  petite  en  chantant  n'osait  lever  les  yeux  ; 
Mais  le  maître  était  jeune,  ainsi  que  l'écolière; 
La  jeunesse  à  l'amour  sourit  pour  l'ordinaire. 
Vous  voyez,  comme  moi,  que  pour  un  jouvenceau 
Ma  foi,  Goton  était  un  très  friand  morceau. 
Damon,  en  indiquant  une  vive  cadence, 
Trouve  qu'on  la  fait  mal,  pour  qu'on  la  recommence  : 
Goton  donne  à  sa  langue  un  mouvement  plus  vif, 
Qui  présente  à  Damon  l'attrait  le  plus  lascif, 


278  CONTES    ET  CONTEURS  GAILLARDS 

La  fait-il  respirer  pour  compter  une  pause, 

Il  voit  un  sein  charmant  où  le  plaisir  repose 

S'élever,  s'abaisser  et  sembler  désirer 

De  s'échapper  des  lacs  qui  savent  le  serrer; 

Damon  porte  sa  main  en  batlant  la  mesure 

Sur  une  cuisse  ferme  et  d'un  charmant  augure  ; 

En  faut-il  plus  lecteurs  pour  émouvoir  les  sens, 

Et  se  voir  consumer  par  des  désirs  pressants  ? 

Cependant  nions  Damon  n'osait  rien  entreprendre, 

Quoiqu'il  eût  remarqué  qu'on  savait  bien  l'entendre. 

L'occasion  naquit  :  un  jour  où  par  hasard, 

Pour  donner  sa  leçon  il  arrivait  fort  tard, 

Goton,  qui  près  du  feu  n'attendait  plus  son  maître, 

Relisait  sa  Suzon,  lorsqu'il  vint  à  paraître  ; 

Surprise,  elle  voudrait  cacher  ce  qu'elle  tient, 

Et  fuir,  mais  c'est  en  vain,  le  maître  la  retient, 

S'empare  du  livre  décoré  de  gravures 

Offrant  aux  yeux  éclaircis  de  lascives  peintures. 

Damon,  dès  cet  instant,  croit  pouvoir  tout  oser  ; 

Il  sourit  à  Goton,  et  lui  prend  un  baiser. 

La  belle  se  défend,  mais  d'un  air  si  tranquille, 

Qu'au  lieu  d'un  doux  baiser  notre  amant  en  prit  mille. 

Et  non  pas  seulement  sur  la  bouche  et  les  yeux, 

Mais  sur  un  sein  parfait  :  tandis,  qu'en  d'autres  lieux, 

Sa  main  va  fourrager  la  toison  agréable. 

Ombrage  fortuné  d'un  séjour  délectable  1 

Un  doigt  furtif  se  glisse  au  centre  des  désirs, 

Et  procure  à  Goton  un  torrent  de  plaisirs. 

Pendant  ce  tendre  jeu,  dans  la  main  de  la  belle 
Damon  avait  placé  sa  brûlante  allumelle. 
Ce  joyau  plaisait  fort  à  la  chère  Goton, 
Qui  de  ses  jolis  doigts  le  caressait,  dit-on. 
Sur  son  lit  à  l'instant  la  belle  est  étendue... 
—  «  Arrête,  cria  t-elle  alors  tout  éperdue  1 
Que  fais-tu  ?  Si  quelqu'un  ici  nous  surprenait, 


APPENDICE  279 

Ce  serait  fait  de  nous.  »  Toujours  sa  mère  était 

Avec  son  cher  époux  à  garder  la  boutique, 

Tandis  que  leur  Goton  apprenait  la  musique. 

Mais  les  sons  de  la  voix  unis  à  l'instrument, 

Qu'ils  entendaient  tous  deux  de  moment  en  moment, 

Bannissaient  tout  le  doute  et  leur  faisaient  connaître 

A  quoi  passaient  le  temps  et  l'élève  et  le  maître. 

L'industrieux  Damon  imagine  à  l'instant 

Le  moyen  d'être  heureux  sans  craindre  d'accident. 

Goton  consent  à  tout  ;  alors  fermant  la  porte, 

Damon  lui  dit  :  —  «  Viens  çà,  mets-toi  de  cette  sorte 

Sur  le  pied  de  ce  lit  ;  fort  bien,  chère  Goton.  » 

Puis  il  lève  avec  feu  le  plus  léger  jupon, 

Voit  l'ébène  et  le  lys,  qu'il  baise,  baise,  baise  ! 

Et  mettant  son  priape  alors  plus  à  son  aise, 

Il  prend  son  violon,  et  quand  plein  de  vigueur, 

D'accord  avec  Goton,  il  cherche  le  bonheur, 

Appuyant  son  archet  sur  la  corde  sonore, 

Il  mêle  l'harmonie  au  feu  qui  le  dévore. 

Et  les  parents  disaient,  charmés  de  leur  Goton  : 

Qu'elle  prend  ce  matin  une  bonne  leçon  ! 

On  sent  que  dans  cet  art  notre  jeune  écolière 

Fit  bientôt  des  progrès  de  la  belle  manière  ; 

Même  ils  furent  si  prompts  que  grâces  à  l'amour* 

Le  lacet  de  Goton  raccourcit  chaque  jour  : 

Elle  conte  à  Damon  sa  funeste  disgrâce, 

Qui  jugea  très  prudent  d'abandonner  la  place. 

Goton  d'abord  pleura  ;  puis,  prenant  son  parti, 

Sut  fort  adroitement  obtenir  un  mari, 

Qui  se  chargea  de  tout,  et  crut  que  cette  belle, 

La  nuit  de  leur  hymen,  était  encor  pucelle. 

Femme,  comme  on  le  sait,  dans  ce  cas  fait  si  bien, 
Que  le  plus  fin  matois  n'y  verrait  jamais  rien. 
D'ailleurs,  dans  tous  les  temps,  une  rose  nouvelle 
Auprès  de  son  bouton  n'en  paraît  pas  moins  belle. 


2*0  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 


LES  AMOURS  DE  CHARLOT  ET  TOINETTE  (1) 

Scilicet  is  superis  labor  est,  ea 
cuta  quiestos  Sollicitât . 

(Virg.  Œneid.) 

Une  reine  jeune  et  fringante, 
Dont  l'époux  très  auguste  était  mauvais  f... 
Faisait  de  temps  en  temps,  en  femme  très  prudente, 

Diversion  à  sa  douleur, 
Et  mettant  à  profit  la  petite  industrie 
D'un  esprit  las  d'attendre  et  d'un  c...  mal  f... 

Dans  une  douce  rêverie 
Son  joli  corps  ramassé,  nu,  tout  nu, 
Tantôt  sur  le  duvet  d'une  molle  bergère, 
Avec  un  certain  doigt,  (le  portier  de  l'amour), 
Se  délassait  la  nuit  des  contraintes  du  jour  ; 
Et  brûlait  son  encens  pour  le  Dieu  de  Cythère. 
Tantôt  mourant  d'ennuis  au  milieu  d'un  beau  jour, 
Elle  se  trémoussait  toute  seule  en  sa  couche  : 
Ses  tétons  palpitants,  ses  beaux  yeux,  et  sa  bouche 
Doucement  haletante,  entr'ouverte  à  demi, 
Semblaient  d'un  fier  f...  inviter  le  défi. 

Dans  ses  lubriques  attitudes, 

Antoinette  aurait  bien  voulu 

N'en  pas  demeurer  au  préludes, 

Et  que  Lamb...  eût  mieux  f... 

Mais  à  cela  que  peut-on  dire? 

On  sait  bien  que  le  pauvre  Sire, 

(1)  Cette  pièce  parut  pour  la  première  fois  «  sous  le  manteau  »  en 
1789.  Nous  la  reproduisons  à  titre  de  document  sur  l'esprit  public 
à  la  fin  du  xvnie  siècle.  On  ne  saurait  voir  là  qu'une  satire,  et  des 
plus  grossières,  sur  la  cour  de  Marie-Antoinette  à  la  veille  de  la 
Révolution. 


APPENDICE  281 

Trois  ou  quatre  fois  condamné 

Par  la  salubre  faculté, 

Pour  impuissance  très  complette, 

Ne  peut  satisfaire  Antoinette. 

De  ce  malheur  bien  convaincu, 

Attendu  que  son  allumette 

N'est  pas  plus  grosse  qu'un  fétu  ; 

Que  toujours  molle  et  toujours  croche, 

Il  n'a  de  v...  que  dans  la  poche  ; 

Qu'au  lieu  de  f...  il  est  f... 

Comme  le  feu  prélat  d'Antioche. 
D'Artois  sentant  un  jour  la  grâce  triomphante, 
Du  f...  et  du  désir  la  grâce  renaissante, 
Vint  aux  pieds  de  la  reine  espérer  et  trembler  ; 
Il  perd  soudain  la  voix  en  voulant  lui  parler, 
Presse  ses  belles  mains  d'une  main  caressante, 
Laisse  parfois  briller  sa  flamme  impatiente, 
Il  montre  un  peu  de  trouble,  il  en  donne  à  son  tour; 
Plaire  à  Toinette  enfin  fut  l'affaire  d'un  jour. 
Les  princes  et  les  rois  vont  très  vite  en  amour. 
Dans  une  belle  alcôve  artistement  dorée 
Qui  n'était  point  obscure  et  pas  trop  éclairée, 
Sur  des  coussins  mollets,  de  velours  revêtus  ; 
De  l'auguste  beauté  les  charmes  sont  reçus. 

Le  prince  présenta  son  à  la  déesse  : 

Moment  délicieux  de  f...  et  de  tendresse  ! 

Le  cœur  lui  bat,  l'amour  et  la  pudeur 

Peignent  cette  beauté  d'une  aimable  rougeur  ; 

Mais  la  pudeur  se  passe,  et  l'amour  seul  demeure  : 

La  reine  se  défend  faiblement,  elle  pleure... 

Les  yeux  du  fier  d Artois  éblouis,  enchantés, 

Animés  d'un  beau  feu  parcourent  ses  beautés  : 

Ah  !  qui  n'en  serait  pas  idolâtre  ! 

Sous  un  cou  bien  tourné  (qui  fait  honte  à  TalbAtre) 

Sous  deux  jolis  tétons,  séparés,  faits  au  tour, 

Palpitant  doucement,  arrondis  par  l'amour  ; 


282  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Sur  chacun  d'eux  s'élève  une  petite  rose. 
Téton,  téton  charmant,  qui  jamais  ne  repose, 
Vous  semblez  inviter  la  main  à  vous  presser, 
L'œil  à  vous  contempler,  la  bouche  à  vous  sucer. 
Antoinette  est  divine  et  tout  charme  en  elle  : 
La  douce  volupté  dont  elle  prend  sa  part, 
Semble  encor  lui  donner  une  grâce  nouvelle  : 
Le  plaisir  l'embellit,  l'amour  est  un  grand  fard. 
D'Artois  le  sait  par  cœur,  et  par  tout  il  la  baise. 
Son  membre  est  un  tison,  son  cœur  une  fournaise; 

Il  baise  ses  beaux  bras,  son  joli  petit 

Et  tantôt  une  fesse,  et  tantôt  un  téton  : 

Il  claque  doucement  sa  fesse  rebondie 

Cuisse,  ventre,  nombril,  le  centre  de  tout  bien  ; 

Le  prince  baise  tout  dans  sa  douce  folie  ; 

Et,  sans  s'apercevoir  qu'il  a  l'air  d'un  vaurien, 

Tout  transporté  qu'il  est  dans  son  ardeur  extrême, 

Il  veut  tirer  tout  droit  au  but  de  l'amitié. 

Antoinette  feignant  d'éviter  ce  qu'elle  aime 

Redoute  une  surprise,  et  se  prête  à  moitié. 

D'Artois  saisit  l'instant,  et  Toinette  vaincue 

Sent  enfin  qu'il  est  doux  d'être  aussi  bien  f... 

Pendant  que  tendrement  l'amour  les  entrelace, 

Que  Charles  la  serrant  lui  fait  demander  grâce  ; 

Antoinette  palpite,  et  déjà  dans  ses  yeux 

Se  peignent  les  plaisirs  des  Dieux  : 

Ils  touchent  au  bonheur,  mais  le  sort  est  un  traître, 

On  entend  la  sonnette...  un  page  vigilant 

Trop  pressé  d'obéir,  les  dérange  en  entrant... 

Ouvrir  et  se  montrer...  tout  voir  et  disparaître, 

Est  l'affaire  d'un  seul  instant. 

Stupéfié  de  sa  disgrâce 

D'Artois  avait  quitté  la  place. 

La  belle  reine  gémissait 

Sans  proférer  une  parole  : 
Par  un  nouveau  baiser  le  prince  la  console, 


APPENDICE  283 

—  «  Oubliez,  chère  reine,  oubliez  ce  malheur, 

Si  cet  importun  trop  alerte 

A  retardé  notre  bonheur 

Souvent  l'infortune  soufferte 

Donne  au  plaisir  plus  de  vigueur. 
Sus,  dit  le  beau  d'Artois,  réparons  cette  perte.  » 

Chemin  faisant,  il  essayait 

Une  plus  grande  chance, 

A  quoi  la  reine  n'opposait 

Qu'une  piquante  résistance 
Qui  rendait  plus  charmants  leurs  amoureux  transports, 
Et  n'étalait  que  mieux  tous  ses  petits  trésors. 
Tant  et  tant,  cher  lecteur,  nos  amants  se  f  ..irent, 
Qu'à  leurs  coups  redoublés  monte  encor  sieur  Gervais  ! 

—  «Que  veut  sa  majesté?...  »  —  «  Ah!  parbleu,  c'est  exprès, 

Dit  d'Artois  en  colère 

Je  n'entends  rien  à  ce  mystère, 

Voilà  de  cruels  surveillants  ! 
A  tous  moments  ici,  que  veulent  donc  ces  gens  ?  » 
La  reine  n'entend  plus...  Enfin  de  leur  surprise 

A  peine  leur  âme  est  remise, 

Qu'ils  fouillent  avec  un  grand  soin 

Jusques  au  plus  petit  recoin, 

Pour  découvrir  quelle  est  la  cause 

D'un  si  perfide  événement  ; 
Mais  ils  ne  trouvent  rien,  l'amour  pleure  sa  faute, 
La  reine  se  désole  et  pousse  des  sanglots, 
Puis  se  laisse  tomber  comme  une  lourde  masse, 

Sur  une  pile  de  carreaux, 

Muets  témoins  de  sa  disgrâce. 
Le  charme  cesse  alors,  et  son  joli  corps  casse 
L'obstacle  de  leurs  feux...  C'est  le  maudit  ruban 

De  la  sonnette,  dont  le  gland, 

Source  maudite,  emprisonnée 

Entre  doux  coussins  était  pris.... 

A  chaque  élan  de  leur  tendresse 


284  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Des  douceurs  qu'on  goûle  à  Cypris, 
Un  grand  coup  de  sonnette  ébruitait  l'ivresse. 

Ah  !  que  de  ribauds  seraient  pris 

Si  dans  l'accès  de  leurs  goguettes, 
Ils  rencontraient  ainsi  des  cordons  de  sonnettes. 
Nos  amants  rassurés  fêtent  encor  l'amour 
Deux  ou  trois  bonnes  fois  avant  la  fin  du  jour, 
Et  plongés  tous  les  deux  dans  le  sein  des  délices, 
Ils  semblent  savourer  leurs  précieux  prémices. 
Chaque  jour,  plus  heureux,  devenus  plus  ardents 
Ils  offrent  à  Vénus  leurs  feux  toujours  fidèles, 
Ils  se  f...  souvent  ;  et  l'amour  et  le  temps, 
Pour  ces  heureux  amants  semblent  n'avoir  plus  d'ailes. 

Quant  à  moi  si  l'on  m'asservit 
A  jouir  de  grands  biens,  sans  rire,  f...  et  plaire  ; 

J'aime  mieux  me  couper  le  .... 

Quand  on  nous  parle  de  vertu, 

C'est  souvent  par  envie  ; 

Car  enfin  serions-nous  en  vie, 

Si  nos  pères  n'eussent  f... 


PARNASSE  SATYRIQUE 

XVIIIe  SIÈCLE 


Voici  le  titre  exact  de  ce  curieux  ouvrage  :  Parnasse 
satyrique,  xvme  siècle.  Pièces  trop  libres  échappées  dans  des 
débauches  d'esprit  à  quelques  gens  de  lettres  connus  et  incon- 
nus. Imprimé  par  tes  presses  de  la  société  des  Bibliophiles 
Cosmopolites.  A  Neuchâiel,  1874.  Au  demeurant,  c'est  un  livre 
douteux,  édité  en  Belgique.  L'avertissement  de  l'éditeur  sent 
la  supercherie.  On  y  lit  :  «  Un  honorable  membre  de  la 
société  des  Bibliophiles  françois,  mort  récemment,  voyageait, 
il  y  a  une  dizaine  d'années,  dans  un  pays  du  Nord.  Admis 
dans  une  bibliothèque  princière,  il  y  découvrit  un  manuscrit 
renfermant  nombre  de  poésies  inédites  du  xvin»  siècle.  Il 
obtint  d'en  prendre  copie  et  choisit  ce  qui  lui  parut  le  plus 
piquant  et  le  moins  connu.  Malheureusement  à  ces  pièces  il 
en  choisit  de  Bovie  et  de  Gantel  qui  sont  du  siècle  actuel. 
Nous  avons  été  prêts  aies  supprimer  dans  notre  réimpression, 
ainsi  que  trois  ou  quatre  anciennes  chansons  déjà  connues  ; 
mais,  tout  bien  considéré,  nous  transmettons  au  public 
bibliophile  ce  petit  manuscrit  textuellement  dans  l'état  où  il 
nous  a  été  remis  à  nous-mêmes,  ce  public  étant  parfaitement 
capable  de  distinguer  ce  qui  est  plus  ou  moins  digne  de  son 
attention.  » 

Veut-on  désigner  ici  par  bibliothèque  princière  les  collec- 
tions provenant  du  prince  de  Ligne  et  conservées  à  Belœil  ? 
Nous  pencherions  vers  cette  hypothèse  si  l'introduction, 
dans   ce  recueil,   de   textes   quasi-contemporains   ne  nous 


286  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

mettait  en  garde  contre  certain  goût  du  postiche  trop  facile 
à  reconnaître  chez  les  éditeurs  belges. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  livre  contient,  avec  des  couplets 
alertes  et  des  épigrammes  acérées,  des  contes  fort  spirituels 
attribués  à  Dorât,  à  Imbert,  à  La  Chabeaussière,  à  Cubières, 
à  Willemain  d'Abancourt,  à  Baculard  d'Arnaud,  etc.,  et  qui 
ne  se  retrouvent  pas  dans  les  oeuvres  de  ces  auteurs.  On  y 
peut  voit  encore  des  pièces  inédites  de  l'abbé  Charbonnet, 
de  Billardon,  de  Sauvigny,  de  Marie  des  Ursins,  de  Monvel 
«  acteur  de  la  Comédie  Française  »,  de  RegnaultdeChaource, 
et,  sous  la  signature  de  RobbédeBeauveset,  quelques  menues 
historiettes  du  bon  Vasselier.  Le  ton  plus  que  léger  de  ces 
productions,  où  l'esprit  étincelle,  suffit  à  leur  assurer  une 
place  dans  notre  galerie. 

Apocryphe  ou  non,  ce  recueil  est  le  premier  essai  d'un 
Parnasse  satyrique  de  xvme  siècle. 


LES  INFATIGABLES 


—  c  Mettons  en  jeu  les  aimables  peintures 
De  l'Arétin,  dit  à  son  amoureux, 

Fille  de  bien,  très  experte  aux  postures 
Que  nous  décrit  cet  auteur  vigoureux.  » 

—  «  Donc  commençons,  répond  l'amant  heureux, 
Tant  il  est  vrai  qu'on  peut  tout  quand  on  aime  I  » 
Après  vingt  tours  que  sait  exécuter 

Le  couple  ardent  et  flexible  à  l'extrême, 
La  belle  dit  :  —  «  Il  faut  nous  arrêter.  » 

—  «  Pourquoi?  tait  l'autre.  On  peut  encor  lutter. 
Serais-tu  donc  à  la  fin  de  ton  thème  ?...  » 


APPENDICE  287 

—  «  Oh  !  que  nenni  ;  tiens,  nouveau  stratagème  !  » 

Et  ces  mots  dits,  la  belle  va  sauter 

Au  cou  du  gars  et  s'enfile  d'elle-même.  » 

La  Ghabeaussière  (1). 


LES  DEPECHES 

Bontemps,  courrier  de  cabinet, 

Arrive  en  une  hôtellerie, 

Et  trouve  l'hôtesse  Marie. 

Lâchant  son  petit  robinet 

Au  fond  de  la  grande  écurie. 

La  gaillarde,  bien  aguerrie, 

Reconnaissant  le  cavalier, 

Ne  se  dérange...  Au  râtelier 

Il  met  son  bidet...  Puis  la  pousse... 

Accroupie  et  troussée  ainsi, 

Inutile  qu'il  la  retrousse, 

Et  fasse  un  grand  effort;  aussi 

Sur  elle  il  tombe  sans  secousse  ; 

Et  son  manteau,  qui  se  rabat 

Les  couvre  tous  deux...  Le  combat 

Fort  leur  plaisait,  on  le  devine, 

Et  trois  fois  la  belle  mutine 

Rallumait  le  flambeau  d'amour, 

Quand  l'hôte  sort  de  sa  cuisine, 

En  hâte  traverse  la  cour, 

Et,  sifflotant,  vient  aussi  faire 

En  cet  endroit  son  petit  tour, 

(1)  La  Chabeaussiêre.  auteur  dramatique,  administrateur  de 
l'Opéra,  né  à  Paris  en  1762,  mort  en  la  même  ville  le  10  septembre 
1820  (Note  de  l'éd.) 


288  CONTES  ET   CONTEURS  GAILLARDS 

Mais  à  l'entrée.  A  leur  allairc 
Tout  entiers,  nos  chauds  amoureux 
N'entendent  rien...  Lui,  moins  sourd  qu'eux, 
Se  retourne  et  se  prend  à  dire 
Au  manteau,  reconnu  d'abord  : 

—  «  A  qui  donc  en  avez,  messirc  ? 
Que  vous  vous  trémoussez  si  fort  ?  » 

—  «  Eh  !  ne  vois-tu  pas  bien,  butor, 
Que  je  cherche  ici  mes  dépêches. 
Allons,  cours  vite,  et  te  dépêches 
De  revenir,  lanterne  en  main, 
Pour  me  chercher  jusqu'à  demain 
Mon  satané  de  portefeuille 

Qui  s'est  échappé  de  mon  sac...  » 

L'hôte  court...  et  l'hôtesse  crac  ! 

Fuit,  en  tremblant  comme  la  feuille, 

Et  rouge  comme  nacarat. 

De  crainte  ?  non,  mais  d'une  aubaine 

Qu'elle  espérait  encor  plus  pleine. 

Quant  à  Bontemps,  le  scélérat, 

A  l'hôte  apportant  la  chandelle, 

D'un  air  câlin  dit  :  «  Mon  très  cher, 

Inutile  de  plus  chercher  : 

Tout  est  rentré  dans  l'escarcelle.  » 

Regnault  de  Chaource. 


LE  CALCUL  DIFFICILE 
(dialogue) 

—  «  Dis  moi,  sans  me  tromper,  combien,  belle  petite, 
Dans  ton  gentil  conin  furent  de  v...  admis 

Depuis  que  du  premier  il  reçut  la  visite?  » 

—  «  Ma  foi,  je  ne  saurais  te  calculer  si  vite 


APPENDICE  289 

Le  nombre  assez  restreint  de  ces  pauvres  amis  ; 

Mais  avec  ton  secours  j'y  serai  plus  habile, 

Essayons.  J'ai  vingt  ans.  Quand  je  devins  nubile 

Et  que  le  premier  trait  entra  dans  mon  carquois, 

J'en  avais  douze;  ainsi  c'est  huit  ans  d'exercice. 

Combien  ces  huit  ans-là  nous  donnent-ils  de  mois? 

Tu  dis  quatre-vingt-seize  ;  eh  bien  !  c'est  là,  je  crois, 

Le  petit  contingent  qui  me  rendit  service, 

Auquel  il  faut  pourtant  ajouter  au  moins  trois, 

Car  il  en  fut  des  plus  zélés  à  leur  service 

Qui  ne  purent  fournir  les  trente  jours  voulus; 

Et  j'ai  dû  remplacer  trois  ou  quatre  perclus. 

C'est  bien  peu,  n'est-ce  pas  ?»  —  Pour  une  jeune  actrice, 

Ce  n'est  pas  même  assez.  —  «  Las  !  j'étais  si  novice  î 

Mais  j'espère  à  présent  en  user  un  peu  plus. . .  » 

Et  la  belle  a  tenu  sa  gentille  promesse. 

Le  hochet  qui  durait  trente  jours  autrefois 

Se  trouve  remplacé  par  trente  chaque  mois; 

Et  la  petite  actrice  est  maintenant  duchesse. 

NOGARET, 


LA  FILLE  AUX  GARDES  FRANÇAISES 

«  O  que  ma  vie  au  régiment 
«  Dans  la  joie  est  vite  écoulée  ! 
«  J'y  prends  la  Heur  du  sentiment, 
«  Et  les  plaisirs  à  la  volée  !...  » 
Or  il  arrive  qu'un  beau  jour, 
La  Tulipe  faisait  l'amour 
Dans  la  chambre  de  la  caserne 
Avec  la  petite  Laverne. 
La  farceuse,  sur  son  amant, 
Juchée,  était  bien  enfilée 

1!» 


CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Et  s'y  donnait  un  tremblement 

Dont  la  couche  était  ébranlée. 

Mais,  dans  ce  précieux  moment, 

Un  garde  accourt  etourdiment. 

—  «  Qui  va  là?  »  demande  le  groupe. 

L'autre  répond:  —  «  Amour  parfait...  » 

(C'était  du  garde  un  sobriquet). 

«  L'amour  I. . .  Qu'il  entre  et  monte  en  croupe,  » 

Dit  la  fille  avec  un  hoquet. 

La  Tulipe,  dessous,  dit  «  Houppe  ! 

Monte...  »  L'Amour  monte  en  effet 

Et  plante  si  bien  le  piquet 

Que  chacun  redit  :  —  «  Houppe  !  houppe  !  » 

Et  vous  mouille  ainsi  qu'une  soupe 

La  cavalière  et  le  bidet. 

O  qu'on  est  heureux  dans  la  troupe! 

La  Tulipe  et  l'Amour  parfait 

A  bout  de  jeu,  notre  éveillée 

Rechantait  son  refrain  charmant  : 

«  O  que  ma  vie  au  régiment, 

«  Dans  la  joie  est  vite  écoulée, 

«  J'y  prends  la  fleur  du  sentiment 

«  Et  les  plaisirs  à  la  volée  I  » 

La  Chabeaussière. 


LE  GODEMICHE 

Un  libertin  de  qualité, 
Ministre  à  Versailles,  cité 
Pour  sa  passion  protectrice 
Des  talents  et  de  la  beauté, 
Protégeait  une  jeune  actrice. 
Chez  elle,  du  matin  au  soir 


APPENDICE  291 

(La  nuit  n'était  de  son  office), 

Il  avait  pu  surprendre  et  voir 

Les  mille  secrets,  l'artifice 

De  la  toilette  et  du  boudoir, 

Du  théâtre  et  de  la  coulisse  : 

Faux  cheveux,  faux  teint,  faux  joyaux, 

Beaux  masques  pour  tous  les  défauts, 

Postiches  de  toute  nature. 

De  cet  arsenal  si  complet, 

Il  avait  fait,  dans  maint  couplet, 

La  piquante  nomenclature, 

Quand  il  s'aperçut,  à  la  fin, 

Qu'il  y  manquait  certain  engin, 

Dont  le  solitaire  exercice 

Peut  soulager  mainte  nonnain, 

Mainte  veuve  et  mainte  novice. 

Donc,  il  s'en  vient  un  beau  matin 

Présenter  à  sa  demoiselle 

Un  parapilla,  grand  modèle, 

Par  Vaucanson  même  inventé, 

En  lui  disant  :  —  «  Ma  toute  belle, 

A  l'image  de  la  beauté 

J'offre,  pour  orner  sa  chapelle, 

Limage  de  la  volupté.  » 

Il  croyait,  par  cette  épigramme, 

Interloquer  la  jeune  femme, 

Qui,  le  prenant  au  sérieux, 

Sur  le  charmant  joujou  s'élance, 

En  fait  l'essai  délicieux, 

S'agite  et  se  pâme  à  ses  yeux... 

Puis,  enfin,  rompant  le  silence, 

S'écrie  avec  naïveté  : 

—  «  Je  rends  grâce  à  Votre  Excellence, 

En  effet,  cette  ressemblance 

Vaut  mieux  que  la  réalité.  » 

Qui  fut  penaud?  Mon  gentilhomme. 


292  CONTES   ET  CONTEURS   GAILLARDS 

S'en  làcha-t-il?  Oh!  que  non  pas. 
Au  contraire,  et  c'était  le  cas, 
Il  mit  l'histoire  en  couplets,  comme 
Sait  les  faire  de  Maurepas. 


Imbekt. 


MANUSCRITS 


Nous  avons  hésité  longtemps  avant  de  consacrer  une  rubrique 
aux  manuscrits  de  Contes  du  XVIIIe  siècle.  Ce  n'est  point 
qu'une  telle  sorte  de  recueils,  naguère  fort  en  vogue,  fasse 
défaut  dans  les  fonds  publics  ou  les  collections  particulières, 
mais  nous  craignions  de  ne  pouvoir  mentionner  toutes  les 
pièces  qui  auraient  droit  de  cité  dans  le  présent  ouvrage.  Il 
faut  le  dire,  nos  recherches  dans  un  tel  domaine  n'ont  pas 
donné  les  résultats  que  nous  étions  en  droit  d'attendre,  les  ori- 
ginaux consultés  ne  renfermant  guère  de  pièces  susceptibles 
d'être  reproduites.  D'autre  part,  les  éditeurs  de  l'avant-dernier 
siècle  qui  exploitèrent  à  leur  profit  le  fonds  d'anecdotes  com- 
munes, ont  laissé  peu  de  choses  à  glaner  dans  les  sottisiers 
du  temps.  Loin  de  vouloir  éclairer  le  lecteur  sur  l'indigence 
de  nos  découvertes,  nous  nous  contenterons  de  signaler  les  docu- 
ments dignes  de  son  attention.  Trois  recueils,  parmi  cent  autres, 
que  nous  avons  consultés,  offrent  encore  des  ressources  pour 
les  bibliophiles  avides  d'inédit.  Le  premier  n'est  autre  qu'un 
des  fameux  manuscrits  de  la  comtesse  de  Verrue.  Cette  pièce 
unique,  dont  on  trouvera  plus  loin  une  description  sommaire, 
fait  partie  aujourd'hui  du  riche  fonds  de  M.  Pierre  Louijs. 
Quoiqu'il  renferme  des  conte  fort  connus,  édités  maintes  fois, 
il  fournit  des  variantes  curieuses  aux  œuvres  des  Grécourt. 
des  Jean-Baptiste  Rousseau,  des  Vcrgicr,  etc.  C'est,  sans 
aucun  doute,  la  plus  ancienne  leçon  que  nous  possédions  dans 
ce  genre  littéraire.  Les  deux  autres  manuscrits  sont  des  choix 
de  pièces  provenant  du  fonds  "\  Us  sont  conservés  à  la  biblio- 
thèque Nationale,  sons  ces  cotes  :  Fr.  935Î  et  935'?. 


294  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

Nous  avons  extrait  de  ces  recueils  une  série  de  contes  qui, 
sfils  ne  valent  point  uniquement  par  le  mérite  verbal,  se  recom- 
mandent par  leur  rareté. 

Au  lecteur  de  juger  si  notre  zèle  est  à  la  hauteur  de  son  goût 
ou  de  son  impatience. 


HISTORIETTE 


Un  certain  homme  dont  j'ignore 
Le  pays  ainsi  que  le  nom, 
Poussé  d'une  inspiration, 
Se  leva  quant  et  quant  l'aurore 
Pour  aller  en  confession. 
Il  estoit  fort  enclin  au  péché  de  luxure 
De  l'une  et  de  l'autre  créature. 
Le  père  qui  le  confessoit 
Estoit  un  éveillé  qui  poussoit  bien  nature 
Et  qui  je  pense  pratiquoit 
Ce  qu'à  confesse  on  luy  disoit. 
Le  pénitent,  après  avoir  fîny  sa  prière, 
Dit  qu'il  avoit  séduit  une  jeune  bergère. 

—  «  C'est  enseigner  les  innocens,  » 
Répondit  le  Révérend  père. 

Ensuite,  il  dit  que  par  soins  ménagez 
D'une  veuve  il  avoit  mis  l'honneur  au  pillage. 

—  «  C'est  consoler  les  affligés,  » 
Répond  ce  dernier  personnage. 

—  «  De  plus,  dit  le  gaillard,  d'un  cœur  humble  et  soumis, 
J'ay  couché  maintes  fois  avec  une  huguenotte...  » 
«  —  C'est  faire,  dit  le  père,  une  action  dévotte 
Que  d'envahir  ainsi  le  bien  des  ennemis.  » 

—  «  Item,  j'ai  couché  avec  une  nonne, 
Belle,  jeune,  drue  et  mignonne.  » 


APPENDICE  295 

—  «  Ah  !  dit  en  colère  ce  moine, 
C'est  voler  notre  patrimoine. 
Soudain  d'icy  retirez-vous. 
Des  plus  affreux  péchez,  c'est  le  pire  de  tous.  » 


LES  JUIVES 


Avec  des  juives  certain  moine 
Prenoit  sa  recréation. 
Un  jour,  son  amy  le  chanoine 
Luy  disoit  par  compassion  : 

—  «  Amy,  vous  courrés  risque  d'être 
Brûlé  comme  un  porc  vif  ou  mort.  » 

—  «  Nenny,  nenny,  se  dit  le  prêtre, 
Car  je  les  baptise  d'abord  »  (1). 


L'ARGENT  FAIT  TOUT 

(conte  allégorique) 

Avec  de  l'argent  on  fait  tout, 
Soit  aux  champs  ou  à  la  ville. 
De  la  plus  prude  on  vient  à  bout 

(1)  Ces  deux  derniers  contes  sont  extrait  d'un  manuscrit  provenant 
delà  comtesse  de  Verrue,  et  appartenant  à  l'aimable  auteur  d'Aphro- 
dite, M.  Pierre  Louys.  11  porte  comme  titre  :  Contes  de  divers  au- 
teurs, 1706,  et  renferme  bien  près  de  120  pièces,  presque  toutes  de 
Grécourt,  de  J.-B.  Rousseau,  de  Vergier,  de  Saint-Gilles,  de  La  Mon- 
noie,  etc.  (non  signées).  La  reliure  de  ce  curieux  manuscrit  de  531  pp., 
est  de  veau  fauve  et  porte  les  armes  de  la  comtesse  de  Verrue  — 
d'argent  à  la  croix  de  sable  cantonnée  de  quatre  losanges  de  même 
—  accolées  à  celles  d'Albert  de  Luy  nés,  et  ècartelées  de  Rohan. 

Quoique  toutes  les  pièces  qu'il  contient  soient  à  l'état  de  copie, 
c'est,  répétons-le,  un  livre  original  et  le  premier  recueil  collectif  de 
contes  en  vers  du  xvur  siècle. 


2%  CONTES  ET  CONTEURS  GAILLARDS 

Avec  cent  louis  ou  bien  mille 
Il  n'est  point  de  fidélité 
A  l'épreuve  de  cette  pluie 
Soit  en  France,  soit  en  Turquie, 
L'argent  fait  tout  en  vérité. 
Pour  en  donner  preuve  certaine 
Il  suffit  de  ce  conte-cy 
Qui  vous  le  prouve  en  racourcy 
Autant  ou  plus  qu'une  douzaine. 
Dans  une  ville,  capitale 
D'un  royaume  près  du  Pérou, 
Rcstoit  jadis  un  certain  fou 
Qui  passoit  pour  un  très  beau  mâle. 
S'il  étoit  bon,  je  n'en  sais  rien 
Non  plus  que  s'il  avait  du  bien. 
Chose  pourtant  très  nécessaire. 
Bref  ce  Tirsis  (1)  s'amouracha 
D'une  très  belle  printanière  (2). 
De  savoir  s'il  la  chevaucha 
Ou  par  devant  ou  par  derrière. 
Ou  bien  de  quelque  autre  manière, 
C'est  ce  qu'avec  soin  il  cacha 
Mais  tout  ce  que  l'on  en  peut  dire 
C'est  qu'ils  s'aimèrent  tendrement 
Même  jusqu'à  l'emportement, 
Ce  qui  fût  su  de  certain  sire  (3) 
Sire  à  c...  de  Maroquin, 
C'est-à-dire  drôle  très  riche 
Qui  de  donner  n'estoit  pas  chiche 
Autant  le  soir  que  le  matin, 
Et  qui  pour  foutre  une  donzelle 
Offroit  jusqu'à  cent  mille  écus. 

(1)  Le  marquis  d'Alencourt (sic). 

(2)  Madame  d'Averne. 

(3)  Le  Régent. 


APPENDICE  2i)7 

Aussi  faisoit-il  de  cocus 

Une  prodigieuse  séquelle. 

Un  matin,  à  ce  que  l'on  m'a  dit, 

Ce  maître  paillard  entrevit 

Non  sans  secours  de  sa  lorgnette  (1) 

Nos  amans  qui  faisoient  goguette 

Qui  se  baisoient,  se  rigoloient, 

Si  vous  voulez,  qui  se  f....  toient 

Et  qui,  très  contents  l'un  de  l'autre, 

Ne  disoient  pas  la  patenôtre. 

Aussi  n'estoient-ils  pas  en  lieu 

A  s'amuser  à  prier  Dieu. 

Qui  l'eût  fait,  étant  à  leur  place, 

N'eût  pas  été  de  bonne  race 

Finissons  la  digression 

Notre  paillard  avec  raison 

Convoitoit  fort  d'une  prunelle 

Cette  gentille  tourterelle 

Kt  maudissoit  le  tourtereau 

Qui  croquoit  un  morceau  si  beau. 

Il  jure  qu'il  veut  qu'on  l'empale 

S'il  est  longteins  comme  Tantale. 

En  effet,  ce  Maître  Frapart 

Dans  son  palais  tire  à  l'écart 

Maître  Jean  et  Dame  Isabelle 

L'un,  très  excellent  macquereau, 

L'autre,  très  fine  macqucrelle, 

Et  leur  dit  ceci  bien  et  beau 

Sans  chercher  midy  à  une  heure, 

—  «  Chers  amys,  croyés,  ou  je  meure 
Que  si  ne  me  prestes  secours, 

Je  suis  tondu  dans  peu  de  jours.  » 

—  «  Qu'avez-vous,  dit  aussitost  Jean, 
Qui  puisse  vous  chagriner  tant.  » 

(1)  11  étoit  borgne  et  ne  voyoit  de  l'autre  œil  qu'avec  une  lorgnette. 


298  CONTES   ET   CONTEURS  GAILLARDS 

—  «  Amy,  quand  tu  dcvrois  me  battre, 
Je  suis  amoureux  comme  quatre, 
Voire  comme  cinq,  dit  le  paillard 

Et  je  jure  par  saint  Médard 
Qu'oncques  ne  vit  si  belle  chrétienne.  » 

—  «  En  est-il  quelqu'un  qui  tienne, 
Dirent  les  deux  consolateurs, 
Vous  avés  le  chemin  des  cœurs 

Et  quel  mortel,  comme  vous  donne 

A  toutes  celles  qu'il  enc...  ne 

Argent,  perles  et  diamants. 

Où  en  trouverez-vous  une  encore 

Qui  résiste  à  tous  ces  presens. 

Sans  doute,  parce  qu'elle  adore 

Un  jeune  champion  rablu 

Qui  la  f...t  mieux,  que  je  mente, 

Dans  moins  d'un  jour,  que  moi  dans  trente. 

Que  nous  importe,  ventrebleu 

De  sçavoir  combien  il  la  baise 

Si  c'est  dix  coups  ou  si  c'est  treize 

Monsieur,  je  vous  le  dis  tout  net 

Band...t-il  beaucoup  mieux  qu'Hercule, 

Je  veux  morbleu  que  l'on  m'en.... le 

Avec  un  gros  v...  de  mulet 

Si  dès  demain,  ne  lui  déplaise 

Il  n'est  débusqué  comme  un  biaise.  » 

—  i  Débusqué  demain  et  comment?  » 
Je  vous  dis  qu'avec  de  l'argent 

On  f ...  tout,  soit  garçon,  soit  femme, 
Je  m'en  vais  trouver  votre  Dame 
Vous  n'avez  plus  qu'à  m'ordonner 
Ce  vous  voulez  que  je  dise 
A  cette  charmante  Artémise 
Et  ce  que  vous  voulez  donner 
Pour  en  faire  votre  monture.  » 

—  «  Mon  cher  Jean,  cours-y  tout  à  l'heure, 


APPENDICE  299 


Fais  tout  comme  tu  l'entendras, 
Donne  tout  ce  qu'elle  voudra. 
Je  m'en  ...s,  car,  quoi  qu'il  m'en  coûte, 
Il  faut,  morbleu,  que  je  la  f....te.  » 

—  «  Vous  la  foutrez  assurément, 

Dit  Jean,  ou  je  veux  qu'on  me  berne.  » 

Il  dit  et  court  dès  le  moment 

A  l'hôtel  de  Dame  d'Averne. 

G'estoit  ainsy  que  s'appeloit 

La  Dame  que  fort  convoitoit 

Messire  Philippe  de  Beauce 

Qui,  pour  son  âge,  n'étoitrosse 

Quoyqu'il  fût  majeur  etdemy 

Et  qu'il  eût  f...tu  de  son  v... 

Trois  cents  dames  de  bon  compte. 

(Le  paillard  n'en  a-t-il  pas  honte) 

Sans  compter  même  par  dépit 

Maintes  autres  femmes  et  maintes  filles 

Et  mêmement  ce  qu'il  f....tit 

Par  cy  par  là  de  sa  famille. 

Revenons  à  Jean  de  Clermont 

(C'estoit  le  nom  et  le  surnom 

De  celuy  qui  dans  un  bel  âge 

Fit  tout  ce  beau  macquerellage 

Et  qui  aima  tant  ce  métié 

Que  si  Jupiter,  par  pitié, 

Ne  l'eût  écarté  du  Tonnerre, 

Il  eût  fait  f...tre  toute  la  terre.  (1) 

Comme  la  Dame  en  question 

A  qui  il  parla  sur  ce  ton  : 

—  «  Que  vous  estes,  belle,  Madame, 
Quel  est  le  cœur  qui  ne  s'enflamme 


(1)  Allusion   à   la  maison  de  Clermont-Tonnerre,  dont  il  se  dit  et 
dont  il  n'est  pas. 


.il»!!  CONTES   ET   CONTEURS   GAILLARDS 

En  voyant  briller  tant  d'attraits 
Mais  qu'ils  scroient  bien  plus  parfaits 
Si  vous  n'estiez  pas  si  cruelle. 
Sire  Philippe  meurt  pour  vous 
D'un  amour  très  doux  et  très  tendre. 
Hélas  !  pourquoy  ne  pas  vous  rendre 
A  des  feux  qui  scroient  bien  doux. 
Si  vous  voulez  recevoir  l'offre 
Qu'il  vous  fait  faire  de  son  cœur 
Avec  la  clef  de  son  coffre 
Qui  pour  vous  est  un  grand  bonheur 
11  offre  quarante  mil'  livres...  » 
Mais  la  Dame  point  ne  se  livre. 
Il  en  offre  cent,  elle  tope. 
Comme  elle,  Dame  Caliope 
A  tant  d'argent  n'eut  reculé 

Quand  on  eût  voulu  1' er. 

Mais  revenons  à  notre  affaire 

Que  Jean  fut  si  content  de  faire 

Ou  si  voulés  d'avoir  tait. 

Un  si  bon  marché  pour  son  sire 

Dieu  veuille  nous  garder  de  pire 

Je  dis  de  pire  avec  raison. 

Cependant  Jean  court  vite,  vole 

Tout  droit  à  la  belle  maison 

Ou  son  bon  maître  se  désole, 

Craignant  que  Jean  ne  réussît 

Mais  tout  aussy  tost  qu'il  le  vit 

Il  devint  aussy  froid  que  glace 

Et  maudits  soit  desjà  le  v... 

Qui  luy  causoit  tant  de  disgrâce 

—  «  Monsieur,  vous  n'avés  pas  raison 

Luy  dit  lors  Jean  d'une  voix  forte, 

De  vous  plaindre  de  cette  sorte 

Croyés-moy  par  là,  ventrebleu, 

Que  vous  allés  jouer  beau  jeu 


APPENDICE  301 

Votre  affaire  est  faite...  »  —  «  J'en  doute.    » 

—  «  Cent  mil'  francs  il  vous  en  coûte 
Vous  n'avés  plus  qu'à  les  compter  ; 
Dès  ce  soir  vous  serés  monté.  » 

—  «  Ce  soir?  »  —  «  Oui,  ce  soir  ou  je  meure.  » 

—  «  Qu'on  l'aille  chercher  tout  à  l'heure.  » 
Isabelle  aussy  tost  partit  ; 

Dans  ses  mains  vite  l'on  remit 

La  belle,  afin  qu'elle  f. ..lit 

Ce  qu'elle  fit  de  bonne  grâce, 

Après  avoir  fait  la  grimace 

Que  fait  toute  femme  d'esprit 

Auparavant  d'être  f...tue. 

Si  elle  le  fut  mal  ou  bien 

Pour  cela,  je  n'en  diray  rien, 

Mais  elle  le  fut,  chose  seure, 

[Pour]  beaucoup  d'argent  ou  je  meure. 

(Bibliothèque  Nationale  :  Ms.  Fr.  9351). 


DIALOGUE  ENTRE  LE  C.  ET  LE  C.  (1) 


LE  C. 

Oh  !  mon  voisin,  un  mot.  Peut-on  parler 
Sans  crainte? 

LE    C. 

Volontiers. 

le  c. 
J'ai  fort  à  me  plaindre. 

(1)  On  trouve  une  version  sommaire  et  incomplète  de  ce  conte  dans 
le  Ms.  de  la  comtesse  de  Verrue. 


CONTES   ET   CONTEURS  GAILLARDS 
LE  C. 

Quoy!  de  moy,  mon  voisin? 

le  c. 
Ouy,  depuis  fort  longtems 
Vous  m'enlevés  tous  mes  chalans 

le  c. 
Bondieu,  vous  mocqués-vous  du  monde, 
Mon  voisin  ?  Vous  vous  trompés,  fort. 
Une  petite  porte  ronde 
Peut-elle  vous  faire  aucun  tort  ? 
Je  n'occupe  sur  le  derrière 
Qu'un  très  petit  appartement, 
Tandis  qu'en  porte  très  cochefe 
Vous  étalés  sur  le  devant. 

le  c. 
Oh  !  ne  me  vantés  pas  ce  funeste  avantage, 
Vous  allés  irriter  une  vive  douleur. 
Ce  magnifique  abord,  ce  pompeux  étalage 
Est  la  source  de  mon  malheur. 

le  c. 
Mais  que  voulez-vous  que  j'y  fasse  ? 

le  c. 
Si  vous  pouviés  vous  élargir  ; 

le  c. 
Ah  !  mon  voisin  c'est  votre  grâce 
C'est  à  vous  à  vous  rétrécir. 

le  c. 

Mettes  un  peu  plus  d'espace 
Entre  votre  étal  et  le  mien. 

le  c. 
Mais  vous  n'y  songes  pas,  tout  le  monde  sait  bien. 
Pour  nous  approcher  l'un  de  l'autre, 


APPENDICE  i 

Que  très  visiblement  vous  rognez  le  pilier 
Qui  doit  mettre  en  particulier 
Ma  boutique  d'avec  la  vôtre . 

le  c. 
Voulés-vous   nous  associer  ? 

le  c. 
Serviteur,  chacun  son  métier. 
Le  plus  adroit  apothicaire 
Est,  pour  me  donner  un  clistère, 
En  risque  de  faire  un  faux  pas. 
Ah!  ma  foy,  je  n'y  puis  que  faire, 
Si  l'amour  ne  s'y  trompe  pas. 

Le  C.  d'humeur  fort  babillarde 
Eût  répliqué,  mais  il  n'eut  garde 
Car  son  voisin  qui  lui  fit  paix 
Fit  qu'il  ne  dit  plus  mot  après. 

(Bibliothèque  Nationale,  Ms.  Fi\,  9352.) 


CONTE 


Un  jour  un  beau  congréganiste 

Sollicité  d'un  jésuite, 

Préfet  de  congrégation, 

D'amortir  sa  tentation. 

Par  un  plaisir  philosophique 
Lui  dit  :  —  «  Père,  vous  nous  preschés 
Que  la  Vierge  sage  et  pudique 
Hait  par-dessus  tout  péché 
L'enc...  sodomistique.  » 
—  «  Mon  fit,  dit-il,  toute  action 
Reçoit  son  explication, 


MM  CONTES   ET  CONTEURS  GAILLARDS 

C'est-à-dire  que  Notre-Dame 
Déteste  comme  un  B...gre  infâme 
Celui  qui  pouvant  f...tre  un  c... 
Va  chercher  à  foutre  un  garçon, 
Mais  à  gens  de  notre  soutane 
Que  tout  le  public  condamne, 
Quand  femmes  il  nous  voit  approcher, 
Il  est  permis  de  chevaucher 
Un  garçon  sans  craindre  fâcher 
Ny  Dieu,  ni  son  fils,  ni  sa  mère  ; 
Car  ce  n'est  que  pour  empescher 
Foiblesse  humaine  d'éclatter 
(Et  le  scandale  en  cette  affaire 
Est  le  seul  mal  à  redouter.) 
C'est  pourquoy  saint  Ignace  ordonne 
Qu'à  jamais  tous  les  descendants 
Nef...tent  que  de  jeunes  gens 
Assurant  que,  non  seulement, 
La  Sainte  Vierge  leur  pardonne 
Mais  que  c'est  un  signe  évident 
Du  salut  d'un  semblable  enfant 
Quand  il  se  laisse,  vers  quinze  ans, 
Sollicité  par  un  saint  homme, 
Caresser  comme  on  fait  à  Rome. 

(Bibliothèque  nationale,  Ms.  Fr. ,  9352;. 


LE  DOUTE  RESOLU 

Autrefois  en  terre  papale 
Colin  d'humeur  fort  joviale, 
Rencontrant  un  jeune  tendron, 
Sentit  allumer  son  brandon 


APPENDICE  305 

Et  lui  proposa  cette  affaire. 

Mais  la  pucelle,  de  colère, 

Envoya  paître  ce  mignon. 

De  quoy  irrité,  ce  dit-on, 

Il  la  saisit  et  vous  la  trousse, 

Mais  la  belle,  qui  se  trémousse, 

Pour  empescher  l'opération 

Fait  que  Colin  finit  l'action 

Sans  savoir  dans  quelle  contrée 

Priape  avoit  fait  son  entrée, 

Ce  qui,  pendant  un  très  long  tems, 

Tint  l'esprit  du  gars  en  suspens 

Car  jubilé  venu  de  Rome, 

Pour  effacer  péché  de  l'homme, 

Fit  que  Colin,  très  repentant, 

S'alla  confesser  à  l'instant 

A  un  franciscain  très  severe. 

Il  lui  conta  tout  le  mystère 

Et  vous  lui  dit  tout  bonnement 

Qu'il  ne  savoit  pas  où,  et  partant 

Qu'il  ne  peut  déduire  l'affaire. 

Le  Pater  luy  dit  de  se  taire. 

Le  moine  éloit  fin  et  adroit. 

Il  lui  demande:  —  «  La  mignonne 

Avoit-clle  l'endroit  chaud  ou  froid  ?...  » 

—  «  Très  froid,  repartit  le  bonhomme.  » 
A  ces  mots,  le  frapart  en  rut  : 

—  «  Par  saint  François,  dit-il,  vous  laf.. .  en  cl. 

(Bibliothèque  Nationale,  Ms.  Fi\,  9352). 


20 


306  CONTES  ET  CONTEURS   GAILLARDS 

CONVERSATION  DES  DUCHESSES 
ET  DES  BOURGEOISES  AUX  THUILLERIES 

Trois  bourgeoises  étant  assises  sur  un  banc, 
Six  duchesses,  de  front,  viennent,  avec  audace, 

Pour  leur  faire  quitter  place, 
Contant  que  l'on  doit  tout  à  leur  superbe  rang. 
Pardonnés-moi,  le  trio  demeura, 

Mais  seulement  il  se  serra. 

Par  la  Duchesse  courroucée, 

La  Bourgeoise  se  sent  poussée. 

Alors,  c'est  à  qui  poussera 

Pour  voir  à  qui  le  poste  restera. 

On  juge  bien  que  tout  ne  se  passa 

Entre  ces  neuf  femelles  là, 
Sans  que  l'on  combattît  encore  de  la  langue. 
Une  duchesse  fit  la  première  harangue, 

Et  voicy  comme  elle  parla  : 

—  «  Mes  bonnes,  il  est  tard,  votre  bœuf  à  la  mode 
Ou  bien  votre  gigot  sera  froid  ou  gâté. 

La  bourgeoise,  d'ailleurs,  doit-elle  être  incommode 

A  des  femmes  de  qualité  ? 
Allés  voir  vos  enfans,  votre  petit  ménage, 
Eplucher  la  salade  avec  vos  maris. 
C'est  ainsi  qu'en  la  rue  aux  Ours  ou  Saint-Denis, 
En  use  une  Bourgeoise  honnête,  instruite  et  sage.  » 

—  «  Je  ne  say  pas  comment  vous  l'entendes, 
Répondent  en  chœur  les  bourgeoises  altières, 

Nous  étions  icy  les  premières, 
C'est  vous  qui  nous  incommodés. 
Il  est  pourtant  fâcheux  qu'on  vous  déplaise, 
Ajoute  une  des  trois,  sur  l'ironique  ton, 
Mais,  sur  un  tabouret,  à  Versailles,  est-on 
Beaucoup  plus  à  son  aise.  » 


APPENDICE  307 

—  «  Oh  !  oh  !  vous  plaisantes,  vrayment  il  vous  sied  bien 

De  faire  les  spirituelles  ; 
Encore  un  coup,  allés,  songes,  mesdemoiselles, 
Qu'un  gigot  réchauffé  ne  valut  jamais  rien.  » 
—  «  Bourgeoises  du  second  étage 
Vous  nous  croies  apparemment  ; 
Nous  sommes  du  premier  et  nous  avons  la  rage 
De  vivre,  comme  vous,  irrégulièrement. 
Loin  de  nous  retirer  à  huit  heures  sonnées, 

Pour  ne  pas  faire  attendre  nos  époux, 
Nous  attendons  la  nuit,  pour  aller,  comme  vous, 
Raccrocher  quelques-uns,  dans  les  sombres  allées. 
Quand,  au  jeu,  nous  perdons  notre  petit  argent, 
Nous  ne  payons  après  que  de  notre  personne. 
Mais  c'est  à  qui  de  vous  sera  la  plus  friponne  ; 
Pour  n'avoir  pas  recours  à  cet  expédient, 

A  nos  époux  nous  faussons  compagnie, 
Comme  vous,  la  nuit  et  le  jour, 

Et  comme  vous,  nous  passons  notre  vie 
A  bien  nous  enyvrer  et  de  vin  et  d'amour. 
Lorsque  la  bonne  chère  excite  la  tendresse, 
Si  nos  amans  en  chef  nous  manquent,  au  besoin, 
De  les  bien  remplacer  nos  laquais  prennent  soin, 

Et  nous  vivons,  enfin,  à  la  Duchesse.  » 

(Bibliothèque  Nationale.  Ms.  Fr.  9352.) 


FIN 


TABLE 


Pages 

PnÉFACE | 

Jacques  Vergier  : 

Notice 1 

Le  Procurateur  de  Saint-Marc 5 

Le  Cordelier  et  le  Feuillant 7 

Jean-Baptiste  Rousseau  : 

Notice 13 

Le  Clou 20 

Les  deux  trous  qui  n'en  font  qu'un 23 

Le  faux  Carme 24 

G  récourt  : 

Notice 28 

Les  deux  pucelages 34 

Attrapez-moi  toujours  de  même 35 

La  Suivante  modeste 35 

L'Origine  du  petit  bout  des  tétons 36 

Le  chanoine  et  la  servante 37 

Le  cavalier  présomptueux 37 

La  sage  remontrance 39 

Le  fidèle  italien 39 

Le  pupitre 40 

Les  Bonnets 40 

Nabuchodonosor 42 

Voltaire  : 

Notice 43 

L'Apothéose  du  roi  Petaut 44 

Alexis  Piron  : 

Notice 4H 

La  Puce 53 

Le  Nez  et  les  pincettes 57 

Les  Deux  rats 62 


310  TABLE 

Pages 

La  Perruque  du  curé 64 

Les  Belles  jambes 64 

Les  Cantarides 65 

La  Vierge  et  le  Chantre. 66 

Des  Biefs  : 

Notice 67 

Les  Deux  commères 70 

Le  Carme 70 

Le  Joueur  à  coup  sûr 71 

La  famille  à  talents 72 

Pajon  : 

Notice 73 

Le  Déménagement 74 

Les  Mauvais  discours 75 

Il  n'est  rien  de  tel  que  de  tenir 76 

L'Œil  et  le  pucelage 76 

Le  Regret 77 

Le  bon  latin 78 

Robbé  de  Beausevet  : 

Notice 79 

Extase  quiétiste 85 

Réponse  à  tout 86 

La  Vive 87 

L'Ave  Maria 89 

Le  Quiproquo 91 

La  Gageure  perdue  et  gagnée  ou  le  Carnaval  de  Venise ,  95 

Le  Déménagement  inutile. 98 

L'Heureuse  fraude 101 

Joseph  Vasselier  : 

Notice 102 

La  Revanche 108 

La  leçon 109 

L'honnêteté • 110 

La  diète 110 

La  bagarre 111 

L'incorrigible 111 

Le  bidet 112 

Les  Demi-dupes 112 

Gasconnade 114 

Le  Rêve Il4 


TABLE  311 

Pages 
Guichard  : 

Notice 115 

La  Pommade  de  Myrte 120 

La  Dame,  l'Abbé  et  le  Peintre 121 

L'Eclaircissement 122 

La  Duchesse  et  son  cocher 123 

Le  langage  de  l'innocence 123 

Le  tour  d'un  page  124 

Le  Bailli  et  la  villageoise 125 

Dorât  : 

Notice 127 

Conte. • 131 

Louis  d'Aquin  de  Chateau-Lyon  : 

Notice 135 

La  Parure 137 

Le  Procureur  à  confesse 138 

Le  Gosier  étroit • 139 

Mérard  de  Saint-Just  : 

Notice 141 

La  Clef  propre  à  toute  serrure 143 

La  mesure  de  Saint-Denis 144 

Le  Haut-de-Chausse 145 

Le  don  mutuel 146 

Manière  d'aimer  qui  ne  se  trouve  pas  dans  l'Aretin 146 

Gudin  : 

Notice 148 

Les  quatre  pieds 154 

Avantage  de  la  Confession 158 

Augustin  de  Piis  : 

Notice 159 

A  deux  de  jeu 165 

La  Balançoire • 166 

La  Mauvaise  devineresse 167 

La  certitude  fâcheuse . .  168 

Le  mauvais  imprimeur. 168 

ThéiH  : 

Notice 170 

Les  Habits  changés. 172 

Les  Poires  payées 175 


313  TABLE 

Pages 
L'abbé  Bretin  : 

Notice 177 

Plus  qu'on  ne  demande ■ 178 

L'Enfant  modeste 180 

La  Jarretière 181 

Pelluchon  Destouches  : 

Notice 183 

Le  trou  de  souris 185 

La  Méprise 18<> 

Le  cas  de  conscience 187 

La  poivrière 188 

L'époux  nourrice 189 

Félix  Nogaret  : 

Notice 190 

L'Abbesse  et  un  voleur 197 

Turcaret 198 

L'eau  des  Carmes 198 

Roule  toujours 199 

La  Bague  perdue  et  retrouvée 201 

Géronte  et  sa  servante 203 

Beaufort  d'Auberval  : 

Notice.. 20(i 

Le  petit  voyage  ou  les  Ursulines  et  les  Carmes 2 lu 

L'Alternative  ou  la  Maîtresse  charitable 213 

La  Dragée  d'attrape  ou  la  Gourmandise  punie 214 

Le  Buisson  ou  la  Curiosité  punie. . • 218 

APPENDICE 

I.    —   RECUEILS  COLLECTIFS  ET  OUVRAGES  ANONYMES 

Les  poésies  du  sieur  D'**  : 

Notice 223 

L'Urinai ■ 223 

Recueils  de  poésies  diverses  (1663)  : 

Notice 229 

Le  Truchement 229 

Recueil  de  pièces  choisies  par  les  soins  du  Cosmopolite  : 

Notice 231 

Les  Pelotons  ou  le  Couseur  de  pucelage 232 

L'Oiseau  réveillé 235 


TABLE  313 

Les  quarts  d'heure  d'un  joyeux  solitaire  : 

Notice 236 

Le  Mécompte  ou  l'épouse  novice 237 

Les  deux  Robes 242 

Contes  théologiques  : 

Notice 243 

La  Vertu  des  pèlerinages  (Gassendi  i 244 

La  Table  des  menuisiers 244 

Le  Maître  italien  (Satrat) 245 

Etrennes  gaillardes  : 

Notice 247 

La  Confidence 247 

Dialogue  entre  deux  servantes 248 

La  métamorphose 24(.) 

L'excuse  ingénieuse 249 

Le  Curé  complaisant 250 

Anecdotes  Européennes  : 

Notice 25;; 

La  comparaison  naïve 254 

Le  Bréviaire 254 

Las  Heures  de  Paphos  : 

Notice 255 

L'Ecrevisse 255 

Contes  et  poésies  du  commandant  Collier  : 

Notice 259 

Le  mari  désossé 260 

Le  Moine 260 

Contes  et  Epigrammes  en  vers  : 

Notice 264 

Le  Picard 264 

Le  Provençal 265 

M"«  Toute  à  tous 265 

Aretin  français  par  un  membre  de  l'Académie  des  Oames  : 

Notice •  267 

Le  jeu  ne  vaut  pas  la  chandelle . .  2«K 

Kecueil  de  nouvelles  poésies  galantes  : 

Notice. . 269 

L'heureuse  surprise  de  la  S'" 268 

Le  lalct  du  Jésuite 272 


314  TABLE 

Pages 

Le  Jésuite  et  le  tableau 272 

Contes 273 

L'autel  aux  sacrifices 273 

Momus  Redlvivus  ou  Les  Saturnales  françaises  : 

Notice 275 

L'enfant  fait  en  musique 276 

Les  amours  de  Chariot  et  Toinette 280 

Parnasse  Satyrique  : 

Notice 285 

Les  infatigables 286 

Les  dépêches 287 

La  filles  aux  gardes  françaises 288 

Le  calcul  difficile 289 

Le  Godmiché 290 

Manuscrits  : 

Notice 292 

Historiette 294 

Les  juives * 295 

L'argent  fait  tout 295 

Dialogue  entre  le  c. . .  et  le  c 301 

Conte 303 

Le  doute  résolu 304 

Conversation  des  duchesses  et  des  bourgeoises  aux  Thuilleries.  306 


Alençon.  —  Imprimerie  Veuve  Félix  GUY  et  Cie 


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S  ttft* 


PQ  Bever,   Adolphe  van 

1177  Jontes  v   conteurs 

B49  gaillard3  au  XVIIIe  siècle 


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